Avec une pop vaporeuse et pourtant indélébile, les Anglais de London Grammar, bientôt au Festival Les inRocKs, sont la belle et obsédante révélation de cette rentrée.
L’histoire de London Grammar débute comme une sitcom à peine crédible. Etudiants à l’université de Nottingham, Dot Major et Dan Rothman balbutient à quatre mains des chansons aux parois encore trop étroites pour leurs ambitions, lorsqu’ils décident de se mettre en quête d’une voix pour les incarner. Dan a déjà croisé Hannah Reid, une jeune et (très) jolie blonde, dans les couloirs de la fac, mais c’est sur Facebook qu’il tombe sur une photo d’elle posant accompagnée d’une guitare. En la contactant pour des motifs plus ou moins avouables, mais au moins pour tester son envie d’aller plus loin qu’une simple photo d’apprentie musicienne, les deux garçons réalisent vite qu’ils viennent de faire une pêche miraculeuse.
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Car non seulement Hannah joue d’un instrument – en l’occurrence le piano, moins glamour pour les photos –, mais elle est aussi compositrice et auteur, et surtout, elle est dotée d’une voix comme on n’en rencontre, au mieux, que dans les songes. “Je n’avais jamais chanté ailleurs que sous ma douche, dit-elle, en revanche je compose depuis mes 14 ans. Je savais que j’avais une voix intéressante, singulière, et j’aurais pu m’inscrire à un programme de téléréalité comme X Factor si mon intention première avait été de faire chanteuse. Mais je suis une songwritrice avant tout.” C’est elle, notamment, qui amène, lors des premières répétitions, le foudroyant Wasting My Young Years, chanson au passage de laquelle aucun poil d’avantbras ne saurait rester insensible. Quand London Grammar prend forme, ils vivent encore à Nottingham et rêvent d’apporter leur contribution à cette “grammaire” du son londonien en perpétuel chantier. Les premiers retours leur prouvent qu’ils en ont largement les moyens : “J’ai fait partie de groupes dont le seul objectif était de signer avec un label, avant même d’avoir des chansons potables, fanfaronne Dot, le petit brun du groupe. Avec London Grammar, ce sont les labels qui ont accouru d’eux-mêmes.” L’atout plastique d’Hannah n’y est sans doute pas pour rien, mais c’est avant tout le magnétisme du trio et la fluidité de sa mécanique interne qui ont attiré les chasseurs de nouvelles têtes vers cette version musicale de Jules et Jim.
Les deux premiers singles, le poppy et légèrement tribal Metal & Dust puis le mélodramatique Wasting My Young Years n’ont certes fait frémir que modestement les charts britanniques mais c’est par une fenêtre inattendue que London Grammar est entré dans la plupart des foyers, à travers un featuring sur l’un des titres de l’album de Disclosure, Help Me Lose My Mind, énorme carton hédoniste et canaille de l’été outre-Manche.
Tous les clignotants sont donc désormais au vert pour la sortie d’If You Wait, un premier album qui dévoile un plus large éventail d’influences que les singles ne pouvaient le laisser entrevoir. Il possède même de quoi séduire à grande échelle les fans de Fleetwood Mac comme ceux de Lana Del Rey, les nostalgiques du son de Bristol des années 90 (Massive Attack, Portishead) comme les amateurs de voix phénomènes à la Adele. Hormis Fleetwood Mac, décidément l’une des plus grosses cotes des dernières années, le trio ne revendique pas les autres noms proposés et cite plutôt Annie Lennox (la voix de Eurythmics, pour Hannah), Jeff Buckley pour la tension parfois fervente de certains titres, et surtout The xx, véritable modèle cité d’une seule voix par les trois, malgré sa jeunesse, comme le groupe leur ayant vraiment ouvert la voie. “Il y a chez eux une grande richesse émotionnelle, précise Dan, et aussi beaucoup d’espace dans leurs chansons, dont la production nous a vraiment marqués. Avec l’arrivée d’Hannah, il fallait libérer un maximum de cet espace pour donner toute l’amplitude nécessaire à son chant. Les morceaux se sont construits autour de sa voix, on a donc évité de les surcharger.” “Au départ, ajoute Dot, on était partis dans une voie entièrement acoustique, avec beaucoup de piano et de guitares. C’est pendant l’enregistrement que les sons électroniques sont venus se rajouter et que notre son s’est sédimenté.”
Comme on s’en doutait à l’écoute de l’album, les musiques de films figurent en bonne place parmi leurs sources d’inspiration, mais aux classiques du genre (Morricone ou John Barry), ils préfèrent citer des BO plus récentes, comme celle de Drive, dont ils empruntent d’ailleurs le Nightcall du Français Kavinsky dans une relecture transfigurée qui rivalise avec l’originale. Chacune ou presque des chansons d’If You Wait aurait d’ailleurs pu servir de bande-son aux déambulations nocturnes de Ryan Gosling et on ne serait pas surpris de les retrouver au générique de futurs films ou en support à des campagnes de pub oniriques au cours des prochains mois. Avec leurs compositions tout en lignes de fuite (Hey Now, Stay Awake, la doublette prodigieuse qui ouvre l’album), London Grammar n’a pas choisi la séduction immédiate, le son lustré et climatisé qui aurait pu les satelliser trop prématurément parmi les produits chics mais un peu standards de la pop grand public. Le troisième single, Strong, plus lent et engourdi que les précédents, participe de cette démarche prudente. Il bouillonne forcément des choses plus graves, plus écorchées, à l’intérieur de ces bâtisses impeccablement ordonnées, flippantes parfois comme des tableaux de Hopper, avec leurs contre-jours peu orthodoxes ou au contraire leurs éclats lumineux soudainement aveuglants. L’étonnant Flickers et son enchevêtrement de percussions africaines (l’instrument de base de Dan) oppose aussi un contrepoint plus roots à la modernité parfois un peu clinique du reste de l’album.
Comme chez The xx, le trio n’a pas vocation à jouer les bibelots de salon mais aborde des thèmes qui peuvent résonner dans la psyché d’une génération, celle à laquelle ils appartiennent. “Wasting My Young Years est d’abord une chanson de rupture, argumente Hannah. Mais je voulais également évoquer cette grande dépression qui couve dans la jeunesse anglaise, et sans doute aussi partout ailleurs. On ressent ça nous-mêmes, dans nos rapports avec les autres, à travers nos liens amoureux. Il y a quelque chose de tragique qui flotte dans l’air et qui est assez difficile à capter, car en même temps on reçoit beaucoup d’images d’une jeunesse euphorique, qui s’exhibe sur les réseaux sociaux, alors qu’on sent qu’en profondeur quelque chose ne tourne pas rond, que beaucoup de gens de notre âge ont l’impression de voir leur vie leur filer entre les doigts. Je ne suis pas concernée mais j’ai observé pas mal de mes amies victimes de tourments assez aigus. Je crois que nous vivons vraiment dans une époque tragique qui se maquille pour apparaître moins dépressive.”
La blondeur éclatante d’Hannah s’est brusquement assombrie, il faudra aller chercher ailleurs une poupée de son insupportable d’optimisme et d’arrogance. Elle est clairement d’une autre espèce. A trois voix aux accents sincères, ils n’envisagent même pas le succès, pensent encore vivre dans un mirage, même lorsqu’ils reçoivent un accueil plus que bienveillant à Glastonbury cet été, alors que leur album n’est pas encore sorti. Leur classicisme, leur sagesse sans doute aussi étonnent et interrogent. Peut-être également leur singularité dans le paysage musical d’aujourd’hui aboutit-elle à une forme nouvelle d’excentrisme qui n’en a pas l’air. A la manière de Kate Bush dans les années 80, London Grammar a su de façon intuitive redonner à la pop anglaise un souffle tourmenté et une majesté que l’on pensait définitivement évaporés, et un morceau (de bravoure) comme Sights montre que le groupe n’a rien d’une petite sensation éphémère jeune et jolie, mais pourrait au contraire provoquer des vertiges durables et bouleverser bel et bien quelques règles dans la grammaire du songwriting contemporain. On est définitivement sorti de la sitcom.
Retrouvez London Grammar au Festival Les inRocKs le 9 novembre à la Cigale, et le 10 novembre à Nantes au Stereolux.
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