A 90 ans, l’ancêtre cubain aime toujours autant le boléro, les femmes, le cigare, Cuba et l’Espagne. Et s’entoure, pour Lo Mejor de la vida, de très belles voix féminines. Il faut cajoler l’idée d’une fin de siècle figée dans la routine du désastre, captive d’une pénétrante odeur de merde, pour apprécier à son juste […]
A 90 ans, l’ancêtre cubain aime toujours autant le boléro, les femmes, le cigare, Cuba et l’Espagne. Et s’entoure, pour Lo Mejor de la vida, de très belles voix féminines.
Il faut cajoler l’idée d’une fin de siècle figée dans la routine du désastre, captive d’une pénétrante odeur de merde, pour apprécier à son juste prix l’envol tardif de ce vétéran aux manières si onctueusement surannées. Quelle étrange expérience en effet que celle de goûter ces sérénades d’une ravissante et pointilleuse frivolité dans un contexte de débâcle et de veulerie généralisées. Il y aurait là de quoi méditer, de quoi ébranler les verdicts les plus péremptoirement pessimistes sur la nature humaine.
Compay Segundo est exceptionnel : il ressemble au vieux chameau de la parabole, pour qui il sera toujours plus facile de passer par le chas d’une aiguille que pour le commun des mortels de trouver les portes du paradis. A 90 ans révolus (en novembre dernier), sortir un disque qui s’intitule Le Meilleur de la vie revient à infliger aux idées reçues, ainsi qu’aux lois sur l’entropie, un bel affront, une gifle aussi incandescente que l’extrémité du cigare qu’humectent les lèvres hilares du patriarche cubain. Sur la plus récente de ses compositions, Tu querias jugar, il chante l’amour, en dépeint l’émoi avec une fraîcheur d’expression annulant du coup toute tentation d’établir le moindre rapprochement avec John Lee Hooker, autre grand-père à la fertile longévité, dont le radotage égrillard nous paraît soudain bien fatigué. Pourtant, l’idée d’un disque s’appuyant sur de multiples contributions ressemble à ce que les producteurs du vieux bougon du Delta avaient élaboré pour Mr Lucky.
Si la rumeur faisait craindre la possible participation de Vanessa Paradis, dans un rôle convenu d’aiguillon pour libido défaillante, déjà assumé auprès des Delon et Belmondo, la présence de Martirio, probablement la meilleure chanteuse espagnole du moment, rassure et convainc totalement. Sur Es mejor vivir asi, la belle Ibère nous fait oublier la forme anachronique d’un boléro ayant beaucoup vécu et réussit de belle façon à exprimer la poignance en évitant l’exhibition. Un second rendez-vous ce Juliancito dont l’écriture remonte à l’époque de Los Compadres est d’ailleurs nécessaire pour conjurer l’envoûtement dont semblent être la proie réciproque le nonagénaire et la rose d’Espagne. Cette crépitante flamenca sur laquelle le guitariste Raimundo Amador vient jeter le feu du duende n’est qu’une des nombreuses connivences que cultive ce disque cubain avec son ancienne métropole. Ce parfum d’Espagne outre qu’il stimule le commerce renouvelle avantageusement les plaisirs. Cette corrélation amoureuse culmine, en clôturant l’album, avec Son de Negros en Cuba poème de Federico García Lorca mis en musique quelque soixante ans plus tard par Compay.
Ailleurs, c’est encore et toujours avec la noble argile du son traditionnel que le vieil artisan fabrique ses poteries, rondes et trémoussantes, élégamment évasées vers l’inévitable tentation d’une vie toujours plus ardente. Car, c’est pas un scoop, Compay aime la vie. Comme habillé d’un optimisme déraisonnable pour un monde aussi aberrant, il en devient contagieux. Heureux propriétaire d’un coeur d’éternel jeune homme, il fait partager sa griserie à tous ses invités Omara Portundo la charmeuse, Silvio Rodriguez le maître de la nueva trova, Pio Leyva el cantador. Et quand ça ne suffit plus, que la fête semble s’étioler, il injecte de son inextinguible énergie dans le souvenir et sous le drap de quelques rois fantômes Benny Moré, Ernesto Lecuona, Antonio Machin , leur faisant ainsi retrouver le chemin sacré de la bandaison perpétuelle. Sa vie était déjà une oeuvre d’art. Comment son art pourrait-il être autre chose qu’oeuvre de vie ?
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