Ne surtout pas s’arrêter aux réglementaires dégaines canailles et à la réputation sulfureuse des Lo-Fidelity Allstars : on risquerait de passer à côté de leur important premier album How to operate with a blown mind. Une grande furie où s’entrechoquent, dans un psychédélisme pressé et moderne, quelques-unes de ces musiques où les demi-sel jouent sensuel, de Parliament aux Happy Mondays. Funkadélicieux.
« Quand je leur ai demandé pourquoi ils avaient choisi ce nom, Lo-Fidelity Allstars, ils m’ont répondu qu’ils enregistraient en lo-fi et qu’ils allaient devenir des stars », se souvient encore Damian Harris, le débonnaire patron du label Skint Records. Difficile de résister à une telle entrée en matière : le groupe signera donc chez Skint, le soir même de son tout premier concert. « Ce nom, c’est une profession de foi, confirme Phil, le playboy qui, chez les Lo-Fidelity Allstars, entasse hasardeusement les musiques sur un sampler première génération. A l’époque, je tenais la caisse dans des petites salles du nord de Londres, comme le Falcon. Et soir après soir, je voyais défiler ces groupes qui se prétendaient « lo-fi » alors qu’ils jouaient sur du matériel très sophistiqué. La seule chose lo-fi, c’était leur imagination. Tout ce qu’ils voulaient, c’était passer leur vie à jouer dans ces mêmes clubs, devant le même public mort d’ennui, macérer dans cette médiocrité. Nous, nous étions contents d’avoir du matériel pourri nous aimons ce son mais, en même temps, il était hors de question que ce soit une limite. »
Groupe à réaction, il réagit aussi alors à un sérieux et une orthodoxie qui font de plus en plus ressembler les clubs à des chapelles : ces authentiques hédonistes que sont les Lo-Fi Allstars préfèrent le pastis aux pasteurs, l’ecstasy à l’eucharistie, Ice-T aux hosties. Dave, chanteur aux profondes lunettes Velvet, le glaçon d’un groupe qui prend par ailleurs feu au contact de la scène : « Dans les clubs, la musique commençait à tourner en rond, à reposer sur des codes très stricts comme la house ou la trance, trop linéaires pour moi. Alors que dans notre musique, les idées fusent, ça monte et ça dégringole. Je n’ai jamais compris les puristes, qu’on se cantonne à une seule parcelle de l’arc-en-ciel. C’est pour ça que je me sens bien chez Skint. »
Passé en quelques mois de premières parties miteuses aux discussions mondaines Iggy Pop veut leurs remixes (« On nous a demandé de remixer Lust for life mais on a refusé : que rajouter à un morceau pareil ? »), les Beastie Boys sont fans et Primal Scream ne rate pas un concert , le groupe n’avait pourtant guère suscité d’enthousiasme quand il avait envoyé la cassette de son Kool rok bass à l’industrie. Systématiquement rejeté avec un mépris crasse « Hé, les gars, baggy, c’est fini » , les Lo-Fidelity Allstars finiront par trouver asile chez les ultralibéraux de Skint Records, au nez suffisamment fin pour sentir ici plus que l’évidente odeur de soufre même si Damian Harris jure aujourd’hui encore n’avoir jamais cru au possible succès commercial de cette musique, trop déglinguée, n’ayant signé le groupe que par affinités personnelles.
Effectivement, impossible d’imaginer, à cette dégaine de canailles méchamment branleurs, à ces tronches de gouapes caricaturant le trafiquant d’ecstasy, à ces allures de hooligans venus en virée louche dans la nuit borgne de Brighton, que les Lo-Fidelity Allstars pourraient jouer un jour une musique aussi sensuelle, aussi charnelle. La dernière fois qu’on avait été ainsi surpris par des voyous, c’était en découvrant, il y a des siècles, les Happy Mondays balbutiants sur une petite scène mancunienne : même incroyable souplesse dans les hanches et dans la discipline, même laxisme aux frontières, autorisant tous les échanges entre rock et funk, punk et techno. « Nous ne connaissons qu’une règle : pas de règle, confirme Dave. D’ailleurs, nous aurions du mal à nous imposer des règles strictes : nous ne travaillons jamais ensemble, nous ne vivons même pas dans la même ville. Ça évite les bagarres. Au début, on croyait que ça ne marcherait jamais : chacun a déboulé avec ses idées farfelues et, miraculeusement, elles se sont emboîtées les unes dans les autres. »
Comme chez les Happy Mondays naissants, même grandiose impression d’assister enfin à de l’important ce genre qui rend les sots perplexes et les cyniques bavards. Depuis les gouapes de Shaun Ryder, jamais chaos ne nous avait mis à ce point KO. D’ailleurs, comme les Mondays, on reste fasciné, un rien à l’extérieur, repoussé gentiment, quand ce groupe commence à parler son savant et secret langage avec ses codes, ses surnoms, ses jeux de reconnaissance officiellement, le chanteur s’appelle Wrekked Train, le sampliste Albino Priest, le bassiste A One Man Crowd Called Gentilee, le batteur Slammer et le clavier Sheriff Jon Stone, mais c’est du chiqué : entre eux, dans le civil, ils s’appellent Dave, Phil ou Johnny. Des rites trop rares dans le rock, des rites de gang, ennemis de l’extérieur, coupés du monde. « Quand on achetait les albums de Funkadelic, se souvient Phil, c’était fascinant de voir ces surnoms, on avait l’impression de voir un gang venu de l’espace. C’est un esprit que j’adore aussi dans le hip-hop, une vraie éthique de famille. » Dave : « On se soutient les uns les autres, chacun veille sur l’autre. Nous nous aimons, nous croyons tous à la même chose. Alors ça nous rend dingues quand la presse, au lieu de parler de notre musique, qui est vitale pour nous, s’arrête à nos dégaines. On n’est pas des voyous mais quand on est sur scène, il y a une telle envie d’en découdre, de profiter pleinement de l’instant qu’on devient peut-être intimidants, soudés comme un gang. Ça passe pour de l’agressivité alors que c’est juste de la défense. »
Illustration de cette défense façon hérisson : récemment élu « Meilleur espoir » dans une soirée de gala du NME, le groupe s’est littéralement replié sur lui-même, en quinconce, aussi gris et méfiant à sa remise de trophée que soudain euphorique et étincelant quand il s’est agi de s’emparer des platines, histoire de vérifier encore et toujours que la lascivité de Sly Stone s’enchaîne pile-poil au groove narcotique de Spiritualized. Un éclectisme sauvage, brutal, que le groupe revendique jusqu’à ses notes de pochette, remerciant aussi bien le Wu-Tang que les Stooges, MC5 qu’Ultramagnetic MC’s pour le guidage spirituel chacun son Vatican. Phil : « Il y a toujours eu de la musique à la maison, mon père était musicien de jazz, sortait avec Count Basie ou Thelonious Monk quand ils jouaient en Angleterre… Mon premier amour, c’est le hip-hop. Mais comme j’étais trop dégingandé pour faire du breakdance, je mixais des cassettes de hip-hop pour mes copains. Ensuite, je me suis mis à vendre des cassettes mixées, je mélangeais Ride, Nirvana ou Future Sound Of London… Je faisais payer 100 f pour un mégamix de Madonna alors qu’aujourd’hui, on m’offre des fortunes pour des remixes que je refuse. Je ne veux pas dilapider mes idées chez les autres. Ma musique à moi, je la faisais dans mon coin, sur mon 4-pistes. Je pensais que ça n’intéresserait personne, je ne la faisais jamais écouter. Jusqu’au jour où j’ai rencontré Dave, dont les paroles étaient aussi bizarres que mes chansons. »
Baggy avait beau être fini, comme l’industrie en avait gentiment averti les Lo-Fidelity Allstars, baggy avait été un commencement pour ce groupe. Uniquement élevé au hip-hop américain, Phil n’avait commencé à fréquenter les guitares qu’avec le premier album des Stone Roses, ce pont entre deux cultures le rock et la dance sur lequel il allait croiser son futur chanteur Dave, traversant dans l’autre sens, passant du rock archidéfoncé né dans les ornières des Stooges ou de Suicide au hip-hop. Dave : « Le premier disque qui m’ait vraiment bouleversé, c’est le Playing with fire de Spacemen 3. C’est ma pierre angulaire, le disque grâce auquel j’ai exploré le psychédélisme et le rock des sixties. C’est à cause de lui si on nous considère aujourd’hui comme un groupe de rock. » « Le plus étonnant, admet Phil, c’est que nous ne travaillons pas du tout comme un groupe de rock, nous n’avons même jamais jammé ensemble je hais cet esprit. J’écris tout sur mes samplers et mon ordinateur et ensuite, chacun voit ce qu’il peut rajouter. Dans notre esprit, nous sommes depuis le début un groupe dance. Je n’écris que des musiques que je peux passer quand je fais le DJ. »
Hypothèse : si les Lo-Fidelity Allstars sont aujourd’hui considérés comme un grand groupe de rock, c’est peut-être tout simplement parce qu’ils ont osé relever le défi d’un authentique album, plutôt que de privilégier l’efficacité chirurgicale de singles le péché mignon de la dance-music. Et que dans ce genre, les véritables albums ne sont pas légion, cantonnés aux Chemical Brothers, à Death In Vegas, Primal Scream, Orbital ou Underworld uniquement des groupes élevés dans le rock, dans la certitude qu’un album peut faire basculer une vie.
Devant la Big Beat Boutique de Brighton monument local désormais aussi prisé des badauds que le Pier voisin , la queue en dit long sur l’événement. Il y a encore quelques mois, les Lo-Fidelity Allstars jouaient là en toute quiétude, mixant leurs disques sans provoquer de tempête sur le front de mer. Mais ce soir, le groupe tient sa revanche sur la surdité de son époque : Mary-Ann Hobbs, l’un des DJ’s vedettes de la BBC, a ce soir convié, pour une émission en direct, ce qui se fait quasiment de mieux en matière de dance athée, de dance affranchie : Lo-Fidelity Allstars et Regular Fries sur scène, Fatboy Slim aux platines. Une dance-music impure, souillée, sous influence de ses mauvaises rencontres. Une dance-music qui emmerde les puristes dont le nom commence comme « purin », ce que leurs diktats empestent.
Menacée de démolition par un gigantesque projet d’urbanisme, la Big Beat Boutique aura, ce soir, commencé toute seule le travail des bulldozers, les quelques centaines de pogoteurs entassés dans la salle étant beaucoup plus efficaces qu’un bataillon de marteaux-piqueurs. Des danseurs formidablement menés vers la folie par les platines festives de Fatboy Slim un homme qui réussirait à faire danser François Hollande. Entre les groupes, Fatboy Slim, dans un de ses étourdissants sets, passe du big beat au blue beat sans que personne ne s’aperçoive qu’on est allé des plages de la Manche à celles de Jamaïque. Ce type droit est l’un des plus violents antidépresseurs sur le marché, tenant son public dans le creux de la main, lui distribuant ses private-jokes qui font lever les poings d’extase. Son sourire en dit long sur le plaisir d’être là, dans les quelques mètres carrés de sa Boutique, sur ses platines, lui qui joue à son corps défendant les ambassadeurs du big beat dans tous les raouts technoïdes de la planète, ces Woodstock de l’électronique sous cellophane. Beaucoup de garçons sur la piste. Mais comme chez leur employeur Damian Harris, le doux président de Skint et fondateur de la Big Beat Boutique, on touche un point visiblement très sensible quand on évoque la masculinité de cette musique, son côté franchement mec, voire hétéro-beauf. « Ça vient de l’intensité de notre musique. Les journalistes ont décidé, sans même leur en parler, que ce n’était pas pour les filles. C’est la faute de certains clubs qui ont matraqué du big beat et de la techno, de la musique qui ne s’adresse qu’à la testostérone. Mais ici, à la Boutique, c’est comme au Heavenly Social de Londres, plus suave et plus joyeux. C’est aussi la faute de certains journaux, nés dans la foulée de Loaded, qui ont gardé les nichons, les boîtes de nuit, le foot et les bagnoles mais ni l’humour ni la dérision de ce magazine. Au moins, avec la sortie de notre premier album, les choses seront claires : plus personne ne pourra nous coller cette étiquette de groupe big beat pour mecs en virée. »
Que les Lo-Fidelity Allstars se rassurent : il y a beaucoup de filles à leur concert, sans doute le dernier qui leur sera donné de jouer dans un club avant un passage irréversible à l’industrie, à la grande surface. Des filles rendues folles sauvages quand le groupe se lance dans une version fauve de Disco machine gun, des filles qui dansent avec une lascivité à peine croyable on est en Angleterre, merde , qui se tripotent entre elles, hurlent à leur cerveau d’aller se faire voir au diable, n’écoutent que leurs tripes, maltraitées aux basses vicieuses de A One Man Crowd Called Gentilee (que sa maman appelle Andy). Quand le concert s’arrête, tout le monde a l’air un peu hagard, comme toujours après ces moments de fièvre collective, quand le cerveau réussit finalement à s’asseoir à nouveau au poste de pilotage.
Beaucoup des grandes idées envisagées à Manchester il y a quelques années mais détruites par la chimie trouvent enfin ce soir une suite. Car c’est clair : des grandioses Regular Fries aux Lo-Fidelity Allstars, une génération entière a poussé sur les accords intouchables de Fools gold, l’hymne des Stone Roses. Manchester, le retour. Mais en plus sonique, en plus bordélique : un Manchester qui aurait été jumelé à Compton, à Kingston, déglacé au dub et au hip-hop.
Car ce soir, sur la scène de la Big Beat Boutique, tous viennent témoigner : les Stone Roses ne sont pas fanés, les Happy Mondays sont toujours happy. Un signe : les Lo-Fidelity Allstars entrent magnifiquement sur scène un indicateur systématiquement fiable de l’importance d’un groupe ; ceux qui se souviennent de l’entrée sur scène des Stone Roses à La Cigale verront exactement ce qu’on veut dire. Ils n’entrent pas sur scène, ils la prennent, tout en sexualité, sans une seconde d’hésitation, les yeux droits dans le public, sans trébucher. Et dès que la batterie entame son impressionnant travail de pilonnage, la cause est déjà entendue : façon Specials, tous en mouvement, fiers comme devraient l’être tous les groupes de vivre leur musique, les Lo-Fidelity Allstars sont, ce soir et ici, le plus grand groupe de rock anglais du moment. Un groupe de rock sans guitare, mais avec tout le reste : la morgue et la tension, la flamme dans les yeux et le feu au plancher. Ce groupe, auquel les puristes bigots ont déjà reproché d’être possédé par le diable multinational Skint a été racheté par Sony , est effectivement possédé : par un psychédélisme sombre et orageux.
Groupe de bilan fin de siècle oblige , les Lo-Fidelity Allstars tirent de sombres conclusions de trente années de rock déjanté. Alors qu’Oasis dilapide l’héritage en piochant sans vergogne dans les vitrines, eux lapident l’héritage, s’offrent des raccourcis interdits par le code de la routine techno, imposent Bootsy Collins à la basse de Spiritualized, mélangent Syd Stone et Sly Barrett. Un psychédélisme moderne, pressé plus qu’alangui, combatif.
Soudain, on se rend compte que, s’ils ont quitté la fac de Manchester, les Chemical Brothers n’ont jamais cessé d’être des étudiants en histoire, même dans leur tempétueux psychédélisme. Les Lo-Fidelity Allstars, eux, ont préféré les travaux pratiques aux cours magistraux. Du coup, pendant que d’autres visitent l’histoire dans les livres, eux l’écrivent avec un vocabulaire maladroit mais bien à eux, un vocabulaire griffonné plus qu’écrit, mais qui sonne vrai, courant, langue outrageusement vivante. Dave : « Nous sommes entrés en studio avec la ferme intention de faire un disque énorme, de briser le mur du son. Comme si c’était le dernier que nous allions enregistrer. On n’a pas le droit de jouer safe, de compter. Tout ce que j’avais, je l’ai mis dans ce disque. D’ailleurs, on sent l’odeur de chacun d’entre nous en écoutant cet album. C’est dire à quel point nous nous sommes investis. La barre était très haute : on voulait se mesurer au Screamadelica de Primal Scream. Ça a été la plus belle expérience de ma vie car je savais que ce que je faisais était bien. Je savais que c’était un disque important, un jalon. Un disque qui dit parfaitement ce que ça fait de vivre en 1998. Un disque beaucoup plus important que nous. Quand je l’écoute, j’ai l’impression qu’il y a cent personnes au travail. Au mixage, je n’en croyais pas mes oreilles : je n’arrivais pas à croire que nous ayons pu faire un tel disque. »
Ce soir, les Lo-Fidelity Allstars sont flamboyants, aussi brutaux que caressants. En les voyant habiter ainsi leurs chansons, on a plein de visions rigolotes : The Verve s’est fait tabasser par les Mondays, Spiritualized a découvert une cache de Prozac, les Beach Boys sont tombés en rade à Manchester, les Jesus & Mary Chain outrageusement sexy de Psychocandy savent, en plus, danser…
Il y a une brèche, là. D’ailleurs, quand le groupe s’aventure dans une version fiévreuse de son Vision incision, dans cette histoire de pauvre type parti de nulle part pour finir dans les étoiles, on n’entend plus qu’une phrase, qui éclaire la nuit entière : « This is a journey into tomorrow » (« C’est un voyage vers demain »). Un aller simple : on a jeté le billet de retour dans la mer de Brighton, juste en face de la Big Beat Boutique.
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How to operate with a blown mind (Skint/Sony).
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