Il y a vingt ans sortait Dread beat & blood, le premier disque d’un jeune poète anglais d’origine jamaïcaine, Linton Kwesi Johnson. Déclamés sur fond de dub, les mots parlaient sans détour de la condition des Noirs dans l’Angleterre raciste de Margaret Thatcher. Activiste politique, journaliste, producteur et spécialiste de l’histoire du reggae, LKJ revient ici sur son pays, sa communauté et sa musique, à l’heure où sort son nouvel album, More time.
Les chansons de votre nouvel album, More time, abordent des thèmes douloureux : la mort mystérieuse de votre neveu Bernard, la violence policière en Angleterre, le suicide de la poétesse May Ayim. L’humeur générale dégagée par la musique est pourtant optimiste. Pensez-vous que l’une des fonctions essentielles du reggae soit de pouvoir se servir du pire pour révéler le meilleur ?
L’idée me paraît juste. Le reggae contient une certaine jubilation intérieure qui lui vient de sa singularité rythmique ce que l’on appelle l’up beat tempo. La chanson Reggae fi Bernard est, je crois, assez exemplaire. Bernard était mon neveu. Un soir de janvier 1995, sortant du travail, il attendait sur le quai de la gare. Il était en conversation avec un ami sur son portable quand il a été mystérieusement heurté par un train qui l’a tué sur le coup. Personne ne sait dans quelles circonstances ce tragique accident a pu se dérouler. Bernard travaillait pour British Rails, la compagnie ferrovière nationale.
Il connaissait les dangers mieux que quiconque. Il n’est pas tombé sur la voie mais a été heurté au niveau de la tête. Comme il se doit, la police a rapidement conclu à un accident et a classé l’affaire. Le poème que j’ai écrit est une élégie pour un défunt mais, contrairement à ce que l’on pourrait attendre en pareille circonstance, nous ne manifestons pas d’affliction, nous célébrons sa vie. En Jamaïque et dans la plupart des îles des Caraïbes, ainsi qu’à La Nouvelle-Orléans, où les funérailles se font au rythme des marching bands, la tradition veut que l’on accompagne celui qui s’en va avec des musiques de joie. J’ai composé Reggae fi Bernard dans cet esprit.
Vous avez longtemps animé une émission sur BBC Radio 1 consacrée à l’histoire de la musique jamaïcaine. Pouvez-vous expliquer pourquoi cette petite île des Caraïbes a pu produire des expressions musicales suffisamment fortes pour affecter les habitudes d’écoute, mais aussi les techniques et les pratiques, à travers le monde ?
Ce qui distingue le reggae, c’est la diversité des éléments qui le composent. La présence si manifeste des percussions a pour origine la pratique des cultes afros protestants, ainsi que des rites ruraux et populaires d’origine africaine que nous avons en Jamaïque, comme le kumina ou la pocomania (« Eglise de la petite folie »). Ces traditions anciennes ont indiscutablement influencé le reggae. Ont également beaucoup circulé les vieux airs du folklore irlandais et écossais. Ces chansons ont été importées par des ouvriers agricoles qui fuyaient l’Irlande et l’Ecosse à l’époque des grandes famines du siècle dernier. Ils n’étaient pas esclaves mais partageaient pour ainsi dire la condition misérable de ceux-ci. Se sont ajoutés à cet agglomérat d’autres éléments comme, par exemple, la création d’un répertoire spécifique destiné à accompagner les travaux dans les plantations : ce que l’on appelle les diggin’ songs, chansons pour creuser, ou work songs, dont le rythme servait à accompagner l’effort des esclaves. La proximité de Cuba a permis en outre une infiltration de caractéristiques musicales propres au son cubain. Si vous écoutez attentivement certains groupes de ska des années 50 et 60, vous décèlerez sans mal cette influence. Je me souviens que, dans les années 50, le merengue, en provenance de la République dominicaine, était très populaire en Jamaïque. Pour recouvrir tout cela, vous avez les cérémonies de l’Eglise baptiste, dont les chants et les claquements de mains pendant l’office présentaient justement ce fameux up beat tempo. Dans les années 40, au moment de la guerre, beaucoup de soldats américains s’étaient installés dans les bases construites sur l’île et les militaires noirs avaient apporté avec eux des disques de rhythm’n’blues. Les premiers disques jamaïcains n’étaient rien de moins que des imitations de morceaux venant du répertoire rhythm’n’blues. La complexité même de la population jamaïcaine, où se mélangent ascendances africaine, anglaise, irlandaise, écossaise, indienne, juive, syrienne ou chinoise, a permis l’émergence de quelque chose d’unique. Les accidents de l’histoire ont fait que cette musique, de par ses multiples influences, était pour ainsi dire programmée pour devenir la première world-music.
Dans l’introduction du coffret The Story of Jamaican music, vous écrivez que l’une des caractéristiques du reggae, dès sa naissance, est d’être une musique engagée, à la dimension sociale immédiate, alors qu’on imaginait ses premiers balbutiements plus insouciants.
Il ne faut pas oublier que le reggae se présente avant tout en tant que musique de danse. D’ailleurs, les genres qui ont émergé avant lui portent des noms de danse : le ska est une danse avant de devenir un genre, de même le rocksteady ou le blue beat. Mais déjà, à l’époque du ska, le commentaire est présent, bien qu’il soit moins prononcé. A la fin des années 60, l’influence du Black Power et, au début des années 70, celle du mouvement rasta radicalisent le propos, mais cette dimension existe en germes dans le ska.
La religion trouvera bien vite, avec le reggae, un formidable moyen de propagande. Quel sentiment vous inspire le fait que cette musique soit devenue à un moment donné pratiquement « l’otage » de la cause rasta ?
Je trouve cela ironique parce que longtemps on a considéré les rastas comme les parias de la société jamaïcaine. Quand j’étais enfant, on nous recommandait de ne pas les approcher, de ne pas leur parler. On nous disait « Si tu n’es pas sage, le rastaman va venir te prendre. » Quand Bob Marley fut accepté au plan international, les classes moyennes en Jamaïque ont commencé à voir le rasta différemment. Je pense également que cet assouplissement de la position d’une majorité de Jamaïcains venait du fait que les rastas avaient toujours été contre l’establishment et les institutions et que ce sentiment commençait à infiltrer l’esprit du Jamaïcain moyen, confronté à des difficultés que la politique ne semblait plus en mesure de pouvoir résoudre.
Bien que vous n’ayez pas fait l’expérience de l’indépendance, quelles furent selon vous les conséquences de cet événement sur la musique en Jamaïque ?
Le ska, je crois, exprime parfaitement l’exubérance que connaissait le pays à ce moment-là. L’indépendance survient en août 1962 et les chansons qui sortent à cette époque sont remplies d’un sentiment d’espoir et d’une attente joyeuse de ce que peut apporter l’avenir. Mais, bien sûr, à partir du milieu des années 60, l’enthousiasme commence à retomber, la désillusion s’installe peu à peu dans les esprits et le tempo se met à ralentir pour donner le rocksteady, qui se transforme également par l’introduction des instruments électriques, notamment la guitare et l’orgue. C’est aussi la première musique à posséder une vision plus réfléchie et intérieure, que le reggae va par la suite développer.
Vous avez souvent déclaré que l’importance accordée aux producteurs vous paraissait exagérée par rapport au rôle qui fut réellement le leur. Pourtant, leur travail est aujourd’hui unanimement reconnu comme décisif dans l’évolution de la musique jamaïcaine et l’influence qu’elle peut avoir sur les courants actuels.
De nombreux disques mettant en avant les compétences de tel ou tel producteur furent en l’occurrence réalisés par les musiciens eux-mêmes. L’histoire tient à ce que Sir Coxsone ait produit tous les albums parus sur son label Studio One alors que Jackie Mittoo a réalisé la majorité des arrangements sans jamais avoir été mentionné. Lee « Scratch » Perry donna selon moi une autre image, plus créative, du producteur. Mais beaucoup se contentaient de payer le studio et les musiciens, achetant ainsi le droit d’être crédités sur les pochettes pour un travail qu’ils n’avaient pas accompli.
Et en Angleterre, comment percevait-on le reggae ?
Le reggae était peut-être plus important pour la jeunesse jamaïcaine d’Angleterre qu’il ne l’était en Jamaïque. Nous vivions dans une société blanche et raciste, et cela renforçait notre identité tout en nous maintenant au contact du développement culturel en cours dans les Caraïbes. Le reggae est devenu à cette époque une sorte de cordon ombilical culturel. En écoutant les derniers disques directement importés de là-bas, nous savions ce qui se passait en Jamaïque.
Lorsque vous êtes arrivé en Angleterre, que vous attendiez-vous à trouver ?
J’étais avant tout heureux de venir vivre avec ma mère. J’avais 11 ans et dans mon imagination d’enfant, l’Angleterre était le pays des rois et des reines, donc un endroit forcément merveilleux, avec des palaces et des rues pavées d’or. Vous imaginez ma déception quand je suis arrivé et que j’ai découvert ces immeubles gris et hideux noyés dans le brouillard de Brixton. Dès ma première journée d’école, j’ai fait l’expérience du racisme. Il émanait de certains élèves et des professeurs. Les profs vous faisaient comprendre qu’ils vous apprenaient à contrecoeur. Beaucoup de mes camarades ont arrêté l’école à 14 ans pour entrer à l’usine. Leurs parents rêvaient pour eux de carrière dans la médecine ou dans le droit et ils échouaient sur les chaînes de montage.
Quel sentiment vous habite lorsque, enfant, on fait une telle expérience ?
La colère. Mais, au fil des années, j’ai su transformer cette colère en détermination. Très jeune, je me suis engagé politiquement. A 16 ans, je suis devenu membre du Black Panther Party anglais. En dehors de quelques relations, il n’existait pas vraiment de lien suivi entre notre mouvement et les Black Panthers aux Etats-Unis. S’ils demeuraient pour nous une source d’inspiration, nous n’avions en revanche pas les mêmes priorités. Les Panthers préparaient des attentats, décidaient des assassinats, armaient certaines communautés dans les villes. Nous n’avons jamais été aussi loin. On organisait des groupes d’autodéfense à qui l’on dispensait des cours de karaté et de judo.
Vous aviez aussi à vous armer culturellement…
L’intérêt de cette situation être considéré comme un ennemi sans autre motif que la couleur de votre peau , c’est qu’elle vous oblige à vous interroger sur vous-même. J’ai commencé à étudier l’histoire du peuple noir. Connaître les raisons politiques et économiques de ces accidents que sont l’esclavage et le colonialisme me permirent de faire, en quelque sorte, une trêve avec l’irrationnel. J’ai découvert les écrits de Frantz Fanon, un psychiatre martiniquais qui fit une partie de sa carrière en Algérie. Il est l’auteur de livres comme Les Damnés de la terre ou La Mort du colonialisme, qui ont beaucoup compté pour moi. Une rue porte son nom à Alger. J’en suis venu peu à peu à m’intéresser à la littérature noire, chose dont je ne pouvais même pas soupçonner l’existence. A l’école, il semblait inconcevable que des livres concernant la vie des Noirs puissent exister ou, pire, qu’un homme noir puisse lui-même les écrire. The Soul of Black folk, par W.E.B. Dubois, sur l’expérience des Blacks aux Etats-Unis dans la période qui suivit l’abolition de l’esclavage, est l’ouvrage qui m’a donné l’envie d’écrire des poèmes.
Votre approche très concrète des problèmes écartait-elle nécessairement l’option religieuse ? La divinité d’Hailé Sélassié, le retour en Afrique préconisé par les rastas, vous paraissaient-ils des concepts recevables ?
Le début des années 70 fut marqué par une prise de conscience générale. L’aspect religieux participait à un réveil culturel qui a concerné tous les gens de ma génération et je me suis identifié à ce mouvement jusqu’à un certain point. Je ne pouvais pas accepter l’idée que Hailé Sélassié puisse être Dieu. Que tous les Noirs soient rapatriés en Afrique me semblait totalement absurde. En revanche, j’adhérais à la critique anticolonialiste et ne pouvais qu’approuver l’accent mis sur l’héritage culturel africain.
Dans Reality poem, vous fustigez ceux qui « se mêlent de mythologie, se tournent vers l’Antiquité ». Beaucoup, à l’époque, ont considéré cette chanson comme anti rasta.
Certains journalistes, blancs, l’ont en effet analysée ainsi. Mais mon propos était de dénoncer une tendance à vouloir échapper à la réalité au lieu d’y faire face, d’accepter les responsabilités d’un combat.
A l’écoute des chansons de votre nouvel album, on serait tenté de conclure que rien n’a fondamentalement changé dans les rapports qu’entretient l’Angleterre avec sa minorité noire.
Non, je ne dirais pas cela. Le tournant a été, en 1981, le massacre de New Cross où quatorze enfants noirs ont péri dans l’incendie d’une maison qu’avait allumé un raciste. Deux mois plus tard, 20 000 personnes défilaient de Hyde Park à New Cross. Puis vinrent les émeutes de Brixton. C’est à cette époque que le gouvernement a pris certaines mesures pour favoriser l’épanouissement d’une classe moyenne noire en Angleterre. Il y a vingt ans, il n’y avait pour ainsi dire pas de techniciens, de cadres ou d’entrepreneurs noirs en Angleterre. Aujourd’hui, vous avez des avocats, des architectes, des comptables. Cette rupture avec la marginalisation fut très importante. En revanche, certaines choses n’ont pas changé : le racisme et les violences qu’il génère, le manque de sévérité, pour ne pas dire la complaisance de la police à l’égard des racistes. Le racisme de la police s’est aggravé.
La culture du reggae a-t-elle contribué à pacifier les rapports entre les communautés ?
Depuis le début, la musique jamaïcaine a attiré la jeunesse anglaise. Les mods et les skinheads écoutaient du ska. Le punk et le reggae entretenaient d’excellents rapports car toutes les deux étaient des musiques rebelles. Les jeunes Blancs pouvaient s’identifier avec le sentiment de rébellion du reggae. Aujourd’hui, les groupes sont souvent mixtes et la musique l’est aussi.
Alors, comment expliquez-vous que les bénéfices que la Jamaïque pourrait tirer de cet engouement soient si négligeables ?
Parce que les différents gouvernements en place n’ont pas compris l’intérêt économique qu’il y avait dans le reggae. Et pourtant, Edward Seaga et P.J. Paterson, l’actuel Premier ministre, ont tous deux débuté comme producteurs. Mais ils ont négligé de mettre en place des infrastructures susceptibles de favoriser l’industrie du reggae. On en reste à des méthodes artisanales et à une mentalité de petits épiciers, pour ne pas dire d’escrocs. Il pourrait y avoir des cours pour former des cadres aux nouvelles techniques de marketing, ou pour enseigner le droit à des étudiants souhaitant se spécialiser dans les problèmes liés à la reproduction, aux royalties, etc. Mais il n’y a déjà pas de cours de musique, ni de conservatoire…
Quel est votre sentiment sur l’apparition de vedettes comme Beenie Man et Bounty Killer, dont les valeurs sont aux antipodes de celles que le reggae pouvait promouvoir, à savoir l’unification d’un peuple par son histoire et sa culture ?
Je pense que les choses sont en train de changer aujourd’hui. Bounty Killer et Beenie Man ne représentent qu’un seul aspect du dancehall. Buju Banton, par exemple, a entrepris une vaste transformation intérieure, passant de « Mort aux pédés » à un message d’amour rastafarien. Tony Rebel a des textes politiquement très engagés. Capletown lui aussi était un hardcore DJ et parle aujourd’hui de rastafari. On assiste en ce moment à un grand revival rasta en Jamaïque. Shakespeare prédisait que l’histoire était faite pour se répéter sans cesse.
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