La Bible du rock new-yorkais des années 2000, “Meet Me In the Bathroom”, a enfin sa traduction française, aux éditions Rue Fromentin. L’occasion de replonger avec son autrice, Lizzy Goodman, dans ces pubs miteux du Lower Manhattan où The Strokes, The Moldy Peaches, Interpol ou LCD Soundsystem ont bâti les prémices de leur légende. Rencontre.
Ton livre se focalise sur une période spécifique de l’indie rock, le début des années 2000. Est-il né d’une pulsion nostalgique ?
Lizzy Goodman – Il faut savoir que j’ai commencé à travailler dessus en 2011, il y a plus de dix ans. À cette période, il n’y avait aucune nostalgie, simplement l’envie de raconter une époque précise, la certitude de tenir là un super sujet. Lors des six années nécessaires à l’écriture de Meet Me In the Bathroom (publié en 2017 dans sa version originale, ndlr), j’ai toutefois entendu tellement d’anecdotes, rencontré tant d’artistes, que j’ai fini par ressentir une certaine forme de nostalgie pour cette période. Je l’avais pleinement vécue, avec intensité, et celle-ci était bel et bien terminée. Cela dit, je pense qu’il est normal d’éprouver ce genre de sentiment lorsqu’on analyse et se remémore des événements précis.
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Meet Me In the Bathroom s’étale de 2001 à 2011. Comment as-tu su que c’était la bonne période à examiner ?
J’aime bien citer cette phrase de Ryan Gentles, ex-manager des Strokes, qui est la première personne à qui je souhaitais parler une fois le bouquin validé par la maison d’édition. Je lui ai dit que je voulais en faire le Please Kill Me (une histoire orale du punk, par Legs McNeil et Gillian McCain, ndlr) de notre génération et là, illico, il me répond : “C’est une excellente nouvelle, mais tu penses que quelqu’un en a quelque chose à faire ?” Mon angle d’attaque ne faisait donc pas l’unanimité, on m’a d’ailleurs souvent répété que c’était trop tôt… Pourtant, comme n’importe quelle journaliste ayant une idée, j’étais obsédée par celle-ci, convaincue que c’était la bonne, qu’il fallait lui donner vie. Je pense pouvoir dire que j’ai bien fait d’y croire.
Apparemment, tu as eu l’idée de Meet Me In the Bathroom lors du dernier concert de LCD Soundsystem, donné en 2011 au Madison Square Garden. As-tu tout de suite senti que cette performance annonçait la fin d’une époque ?
En un sens, oui. Il n’y avait pas, ce soir-là, un côté hyper dramatique, du genre : “Oh non, c’est la fin d’une ère qui se joue sous nos yeux.” Ce sentiment, je l’ai eu a posteriori. Cela dit, on pouvait sentir qu’une bascule était en train de s’opérer : la même semaine que LCD Soundsystem, les Strokes avaient également joué au Madison Square Garden. Tous ces groupes, qui avaient débuté dans la dèche au croisement des années 1990 et 2000, jouaient désormais dans les plus grandes salles du pays, passaient dans des émissions comme le Saturday Night Live et étaient devenus aussi célèbres qu’Oasis. À la même période, j’ai réalisé également qu’en parallèle de leur parcours, New York était redevenue cool, tandis que des quartiers comme Brooklyn et Williamsburg s’étaient grandement gentrifiés. Dès lors, ça me paraissait évident : il fallait documenter cette époque, comprendre comment ces artistes étaient devenus aussi gros.
Ce qui rend le parcours de James Murphy intéressant, voire même essentiel, c’est qu’il symbolise quelque chose de plus grand que lui avec DFA Records, un label qui a su fédérer une scène au cours des années 2000…
C’est évident que DFA a joué un rôle super important ! Tu sais, tous les groupes de l’époque disent s’être mis à la musique parce qu’ils voulaient composer des choses qu’ils n’entendaient pas ailleurs, des mélodies qu’ils ont dû imaginer par eux-mêmes. Chez eux, la création naissait d’une frustration… DFA, dès 2001, est né dans l’idée de changer cette dynamique, d’être une structure capable d’accompagner des groupes singuliers, de les encourager à défendre cette singularité. James Murphy, même s’il n’était pas le seul, avait une vision, et celle-ci a permis l’éclosion de formations aussi essentielles que The Rapture.
À la fin des années 1990, tu travailles dans le même restaurant que Nick Valensi et tu te mets à fréquenter les futurs membres des Strokes. À cette époque, as-tu la même impression que celle racontée dans ton livre par Jim Merlis, à savoir qu’ils étaient une sorte d’incarnation d’Holden Caulfield ?
Il faut savoir que l’on avait à peine 18-19 ans à cette époque, et Nick, effectivement, avait ce petit quelque chose du garçon égaré. À la manière du personnage de J. D. Salinger dans L’Attrape-cœurs, Nick et les autres incarnaient un mix parfait entre l’innocence de ces années-là, une certaine forme de génie et un petit côté canaille typique des gosses ayant grandi en ville. Pour ma part, j’ai grandi au Nouveau-Mexique, dans un endroit à la fois rural et banlieusard, mais j’avais la chance de venir régulièrement à New York. Pourtant, je n’avais jamais vu des gens comme eux, c’était comme rencontrer des personnages de roman. Un mélange d’innocence et de sauvagerie dans le regard qui m’a tout de suite interpellée.
Peut-être est-ce une question naïve, mais quand tu arrives à New York et que tu rencontres des groupes comme les Strokes ou Interpol, as-tu tout de suite senti que quelque chose de spécial était en train de se passer ?
Pas au début, c’est certain. Et tu sais pourquoi ? À ce moment-là, on est encore en 1999. Il faudra donc attendre deux ans pour que tout ce beau monde commence à produire sérieusement. Là, ce n’était encore que les prémices, tout se faisait dans une certaine confidentialité. Bien sûr, je savais qu’ils étaient très bons, très singuliers et j’avais évidemment la sensation d’entendre la meilleure musique du monde lorsque j’allais les voir en concert. Mais la vérité, c’est qu’ils jouaient dans des mini-clubs, qu’on n’était pas plus de 40 à chaque concert et que tout le monde continuait de travailler pour pouvoir se payer des répétitions. Ce que je vivais et entendais avait beau être incroyable, cette histoire ne concernait finalement que mes amis et moi.
Toute cette génération a également été frappée de plein fouet par la crise du disque. Tu penses que cela a pu avoir un impact sur leur carrière, leurs choix artistiques ?
Il faudrait leur demander, mais à l’évidence, oui. Pendant un temps, j’avais un deuxième titre d’ouvrage en tête : “The Last Rockstars.” C’est finalement devenu le titre du dernier chapitre, mais il me paraît approprié, dans le sens où tous ces groupes – Kings Of Leon, The Killers, The Strokes, Yeah Yeah Yeahs – sont certainement les derniers à être devenus énormes grâce à la vente de leurs albums. Certes, Taylor Swift ou Billie Eilish sont ultra connues, mais personne ne pourrait devenir aussi célèbre de la même manière aujourd’hui. Pour moi, toutes ces formations s’inscrivent dans la même énergie que Nirvana, The Smashing Pumpkins ou Jane’s Addiction.
En un sens, Meet Me In the Bathroom raconte donc la fin d’une ère où les albums se vendaient encore, où les artistes créaient en pensant, consciemment ou non, que le pire pouvait se produire. Ce qui, finalement, a fini par arriver : il y a eu le 11-Septembre, la crise du disque, l’émergence du streaming, les bouleversements technologiques. Depuis, tout a complètement changé, de la façon dont on fait de la musique à la manière dont on juge un succès.
Tu évoques le 11 septembre 2001. En France, un livre évoque l’influence de cet événement sur le secteur musical (Ground Zero, une histoire musicale du 11-Septembre). À quel point penses-tu que ces attentats ont pu impacter cette scène ? Sachant que DFA et les Strokes ont respectivement dû modifier leur nom ou annuler la sortie d’un single suite aux attaques…
Tu sais, j’ai réalisé plus de 200 interviews pour Meet Me In The Bathroom. À chaque fois, je faisais en sorte de poser les trois mêmes questions : “Qu’est-ce que New York symbolise pour toi ?”, “Quel est le morceau qui te fait immédiatement penser à cette ville ?”, “Où étais-tu le 11-Septembre ?” Selon moi, cette série d’attentats est aussi importante que le reste, si ce n’est plus. Tout a changé depuis ce jour-là : la manière dont New York est perçue, mais aussi le rapport qu’entretiennent les groupes d’ici avec la ville, l’angoisse et l’anxiété dont ils témoignent dans leurs textes.
Quand tu as commencé à réaliser tes premières interviews pour le livre, avais-tu déjà une histoire précise en tête ? Ou celle-ci s’est dessinée au fur et à mesure des rencontres ?
C’est étrange à dire, mais le bouquin ressemble à ce que je voulais faire tout en étant profondément différent. Étant très connectée avec ces artistes, je connaissais la plupart des histoires avant de commencer, mais il faut bien avouer que certaines anecdotes m’ont fait changer d’avis.
Le choix de ne pas trop parler de la scène de Brooklyn (MGMT, Grizzly Bear…) est donc délibéré ?
Disons que toutes ces formations sont apparues plus tard, dans un autre endroit de la ville et n’ont pas accédé à la célébrité de la même façon. Internet, par exemple, a joué un rôle nettement plus important dans leur réussite. D’après moi, c’est une autre histoire, avec d’autres références et d’autres façons d’opérer. Si j’avais choisi de traiter davantage cet aspect, j’aurais eu l’impression de m’écarter un peu trop de mon sujet initial.
Aujourd’hui, ressens-tu le même enthousiasme sur le plan musical ? Il y a quelques années, Adam Green disaient lui-même qu’il ne voyait pas comment le New York actuel pourrait produire de nouveaux groupes iconiques…
C’est marrant qu’Adam puisse dire cela, dans le sens où toutes les générations ont fini par tenir un tel propos. Dire que le rock new-yorkais est mort, c’est un poncif presque aussi vieux que le rock lui-même… Bien sûr, des choses ont changé, certains groupes ne sont plus actifs ou ont perdu de leur superbe, on ne ressent peut-être plus la même vibe collective, mais on disait déjà que New York ne produisait plus rien de génial à la fin des années 1990, précisément à l’époque où mon livre débute. Comme quoi (rires).
Propos recueillis par Maxime Delcourt.
Meet Me In the Bathroom, New York 2001-2011 : une épopée rock de Lizzy Goodman (Rue Fromentin), traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Caro, 641 p., 29 €. En librairie.
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