1966 : Bob Dylan, au sommet de son aura, prend tous les risques en passant à l’électricité. Un tournant pour le rock symbolisé par un concert mythique à Manchester. Connu sous le titre trompeur de Live at the Royal Albert Hall, cet enregistrement constitue le premier et plus célèbre enregistrement pirate de l’histoire du rock. Sa sortie officielle, trente-deux ans plus tard, est un événement.
Le concert de Dylan au Royal Albert Hall était depuis 1966 l’un des enregistrements pirates les plus recherchés de l’histoire du rock. Ironie de l’affaire, l’appellation de l’objet était totalement erronée : le concert en question étant en réalité celui du 17 mai 66 au Free Trade Hall de Manchester. Confusion tout à fait anecdotique au demeurant, à un détail près : on a tenu à conserver la mention de l’Albert Hall dans le titre du disque officiel, entre guillemets. Ainsi, la vérité est rétablie, mais l’authenticité « affective » de l’objet reste préservée : oui, ce concert s’est bien produit à Manchester et non à Londres, mais ce disque est bien le fameux bootleg mythique, enfin disponible pour tout le monde, avec un son nickel.
En 1966, Bob Dylan est au sommet artistique, médiatique et populaire de sa jeune carrière. Il vient d’aligner sept albums en quatre ans, dont au moins quatre chefs-d’oeuvre absolus : le sombre et dépouillé The Times they are a changing, Bringing it all back home où jaillit l’électricité, Highway 61 revisited et Blonde on blonde enfin, qui fondent les tables de la Loi du songwriting rock. Pour avoir une idée de la densité créative du petit barde de Duluth en ces années-là, il faut imaginer quelque chose comme les Smiths pondant quatre The Queen is dead d’affilée en quelques mois.
Dylan est alors à la hauteur de toutes les étiquettes parfois poisseuses qu’on a pu lui coller sur le dos : « angelot du folk-blues, dandy poète, protest-singer, héros du rock’n’roll, porte-parole de sa génération, leader de la contre-culture mondiale ». Pourtant, Dylan n’est pas non plus une icône 100 % intouchable, il laisse prise à la polémique et aux malentendus et c’est heureux.
La polémique a pour origine l’album Bringing it all back home et le concert donné pendant l’édition 65 du festival folk de Newport : en ces deux occasions, Dylan a « trahi », il a électrifié sa musique et s’est entouré d’un groupe complet. Les barbons barbus du milieu folk ne pardonnent pas ce genre d’écart à l’orthodoxie. Toute cette affaire peut paraître bien dérisoire aujourd’hui, mais c’est un peu comme si Leonard Cohen se faisait accompagner par Sonic Youth ou si Springsteen virait techno hardcore. Sur scène, tout au long des mois qui suivent le « scandale » de Newport, Dylan doit affronter les questions des journalistes et les sifflets des intégristes mangeurs de chèvre bio. Le « Royal Albert Hall concert » porte d’ailleurs la trace de cette rupture épistémologique avec sa face acoustique « pour les puristes » et sa face électrique « pour les modernes » les simples fans de musique trouvant eux largement leur compte des deux côtés de la lune Dylan. Au cours de cet enregistrement, on entend même un spectateur traiter le Zim de Judas.
A côté de ce débat folk/rock, Dylan est aussi l’objet d’un malentendu qui le poursuivra encore longtemps : on le perçoit essentiellement comme un chanteur « engagé », un artiste explicitement politique dont la musique et les textes sont censés refléter les grands problèmes de l’époque. S’il est vrai que Dylan a gravé une poignée de chansons « à texte » (Blowin in the wind, Masters of war, The Times they are a changing…), il est étonnant de constater à quel point ces exemples isolés (dans le champ immense de sa discographie) ont marqué le musicien à vie. Pourtant, après ses incursions dans le pamphlet politico-social, Dylan avait pris soin de mettre les points sur les « i » en enregistrant un album qui s’intitulait Another side of Bob Dylan. Surtout, dans les trois albums suivants, ceux de la trilogie dorée (Bringing it all back home, Highway 61 revisited et Blonde on blonde), les textes n’ont plus grand-chose à voir avec ceux de Woody Guthrie. Les thèmes sont beaucoup plus intimes ou évasifs, le verbe dylanien se fait plus chatoyant et mystérieux, le chanteur et son groupe déroulant de longs poèmes hallucinés où Shakespeare côtoie Ezra Pound, où Mona Lisa voisine avec T. S. Elliot, où « quelque chose se passe sans qu’on sache trop quoi exactement, n’est-ce pas M. Jones ? »… Tout au long de Blonde on blonde et de Highway 61, Dylan est cet esthète mercurial qui puise son lyrisme échevelé dans une rivière d’or liquide, qui taille ses mots dans les plus purs minerais, qui organise des voyages mentaux nous emmenant vers quelques sublimes rivages mallarméens ou rimbaldiens plutôt que dans un plus prosaïque et plus terne « reflet des problèmes de son temps ».
Le public « engagé » de l’époque attendait donc Dylan comme un messie qui saurait peut-être stopper la guerre du Vietnam ou qui donnerait un sens à la vie des enfants de Marx et de Coca-Cola. Mais si Dylan est mondialement connu pour ses textes, qui les écoute vraiment ? Dans la nudité du set acoustique, ce sont eux qui sautent d’abord aux oreilles. Ainsi dévêtues de leurs oripeaux électriques, les images hallucinées de Visions of Johanna, le collage carnavalesque de Desolation row, la tendresse suprême de Just like a woman scintillent avec encore plus de netteté. Le dépouillement instrumental permet aussi de souligner l’aisance mélodique du Zim : les 4th time around, It’s all over now baby blue, Johanna ou Desolation simple poignée parmi les gemmes que Dylan taillait à la douzaine à l’époque rappellent que, sur ce plan-là, il n’avait rien à envier à ses contemporains de Liverpool. Un live, c’est aussi un nouveau son, surtout que le Band remplace ici les superbes sessionmen des albums studio. Ce son, à la fois torrentiel et cohérent, équilibré et bordélique, on peut l’entendre dans le set électrique, où les valeureux gars du Band confirment qu’ils étaient des rockers d’une musicalité exceptionnelle, fusionnant dans le même creuset fumant blues, country, polka, flonflons de fanfare, échos de cirque, désuétude et modernité…
Rarement compris, jamais là où on l’attend, toujours en avance de trois TGV sur son temps, le Dylan de 66 est déjà loin de ses pairs folkeux du Village, des Joan Baez et des Pete Seeger : c’est un aventurier qui arpente goulûment les nouveaux territoires de l’électricité, un musicien qui cherche la pierre philosophale de la mélodie (et la trouve souvent), un poète qui ferraille avec le lexique et revient de la bataille la besace chargée de diamants, un esthète érudit qui malaxe vingt siècles de culture et de mythes. Ce Live 66 démontre que l’art de Dylan (comme tout grand art) résiste à la séparation de corps et conserve à travers le temps sa part de mystère irréductible. On peut toujours s’amuser à repérer une phrase, à suivre une ligne mélodique ou à isoler telle partie instrumentale ; mais c’est fondus ensemble que les mots, la musique, le son, la dégaine, l’attitude, le timbre et le phrasé du chanteur ont fait de Dylan ce qu’il est : l’un des créateurs majeurs de notre temps. Si ce Dylan-là évoluait aujourd’hui, il cumulerait la popularité de Springsteen et l’impact légendaire de Cobain, l’arrogance hautaine des frères Gallagher et le savoir d’un Costello, l’inspiration infatigable d’un Beck et le mystère d’une PJ Harvey, le physique héroïque d’un Jeff Buckley et l’avant-gardisme de la techno.
Après cette année 66 incandescente, rien ne sera plus comme avant. La Triumph de Dylan déjante sur une route de campagne et le Zim disparaît mystérieusement de la circulation pendant plus de deux ans. Pendant ce temps, les Beatles retiendront la dylanienne leçon et s’en iront enregistrer Sergeant Pepper’s lonely heart club’s band, l’album qui achèvera de bâtir leur gloire éternelle. Dylan finira par revenir avec le beau et paisible John Wesley Harding, mais son génie ne flambera plus que par intermittences : les albums Before the flood et Blood on the tracks, les chansons Hurricane ou Every grain of sand, quelques beaux éclats dans Oh mercy et dans le récent Time out of mind.
Vue d’aujourd’hui, l’année 66 demeure l’Everest de la Dylanie. C’est sur ce terreau-là, l’un des plus fertiles de ce siècle, que le Royal Albert Hall concert prend sa source. Ce qui fut pendant toutes ces années l’un des pirates les plus recherchés du marché devient désormais l’un des meilleurs albums live de l’histoire. L’appellation trop galvaudée d’événement est, pour une fois, justifiée.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}