Le chanteur a 45 ans le 22 mai 2004 et les fête en grande pompe à Manchester, pour un retour avec tapis rouge sans doute fantasmé pendant des années minables d’adolescence, à regarder les briques d’en face à travers la buée. Des années de pus, de bile, de rage sourde et d’angoisses s’évacuent ainsi, dans […]
Le chanteur a 45 ans le 22 mai 2004 et les fête en grande pompe à Manchester, pour un retour avec tapis rouge sans doute fantasmé pendant des années minables d’adolescence, à regarder les briques d’en face à travers la buée. Des années de pus, de bile, de rage sourde et d’angoisses s’évacuent ainsi, dans ce retour étonnamment apaisé sur les champs de bataille, de carnage d’hier. Morrissey avait donc 24 ans quand je le vis pour la première fois, à quelques mètres de cette scène gigantesque, de ce néon démesuré qui scande son nom en arrière-plan. J’avais alors été fasciné par son soulagement, palpable, à être seulement vivant, à s’être extrait du marécage de sa chambrette, à être enfin lui-même, sur scène ? une invention inouïe, façonnée dans les films colériques de la culture prolo des années 50, dans la littérature flamboyante d’Oscar Wilde ou dans les disques mystérieux d’un rock décadent si éloigné de sa vie de moine timide.
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Chanter, bouger ? avec une fulgurance et une urgence rarement croisées depuis ? relevait visiblement de la survie : un corps ankylosé par l’ennui, paralysé par le dés’uvrement, découvrait en direct le mouvement ? et l’air manquait. La voix est nettement plus assurée aujourd’hui, parfaite même, mais les gestes sont plus mécaniques, plus appris, contrôlés, étudiés : « La vie imite l’art« , taquinait Oscar Wilde. Et sur cette vaste scène de Manchester, Morrissey imite Morrissey. Un grand ménage s’impose donc avant de scruter, avec des yeux vierges et raisonnables, ces DVD et CD commémoratifs. Eviter, d’abord, ce serait cruel pour Morrissey, de se réfugier dans une mémoire encore sensible de concerts des Smiths. Eviter, ça serait injuste pour les mêmes chansons ici reprises, de se souvenir de leurs versions, explosives, tendues, définitives, telles que les jouait alors ce groupe intouchable.
Bref, plus de vingt ans après, nous voilà beau. Que faire de ce fatras vivace de souvenirs quand l’époque joue l’amnésie collective, se mélange les temps entre le passé décomposé et le futur inférieur ? Comment accepter, pour qui vit Morrissey littéralement changer, en direct, des vies humaines, dans la plus grande inconscience, le plus grand mépris de la raison, que l’on compare ses tours de chant 2004 avec ces confrontations furieuses, ces chaos sublimes que furent les concerts des Smiths ? Bien sûr, il y a ici des illusions, des frissons intenables : comment résister, en effet, à ces versions pailletées de classiques des Smiths, soit onze chansons éparpillées entre le DVD et le CD, lui-même enregistré à Londres ? Comment oser l’insolence, l’indifférence ou le cynisme face à ces trésors, The Headmaster Ritual, There Is a Light That Never Goes out, How Soon Is Now , Bigmouth Strikes Again ou Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me ? On ne peut plus s’offrir la vie de château : on en est à se contenter de sons et lumières. C’est grave ? Non : Morrissey ne joue plus du rock fondamental, mais investit un nouveau possible pour la variété, un genre très digne et assumé, loin des cabotinages Podium ou Las Vegas.
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