Chauds Latins. C’est à New York dans les années 60 que naît la salsa, version urbaine et américanisée de la musique afro-cubaine. Créée par le multi-instrumentiste Johnny Pacheco, la Fania devient aux rythmes latins ce que Tamla-Motown est à la soul ou Blue Note au jazz : le label de référence. Sous l’appellation Fania All-Stars, […]
Chauds Latins. C’est à New York dans les années 60 que naît la salsa, version urbaine et américanisée de la musique afro-cubaine. Créée par le multi-instrumentiste Johnny Pacheco, la Fania devient aux rythmes latins ce que Tamla-Motown est à la soul ou Blue Note au jazz : le label de référence. Sous l’appellation Fania All-Stars, les plus brillants salseros vont incendier les scènes des deux Amériques avant que la légende, résumée sur un coffret paru récemment, ne prenne le relais et ne se consume jusqu’à nous.
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Au début des années 60, le Palladium Ballroom, temple new-yorkais du mambo et du cha-cha-cha, à l’angle de Broadway et de la 53e Rue, ferme ses portes. Une ère s’achève, qui a vu l’Amérique blanche esquisser des pas de danse en compagnie de la jeunesse du Barrio, acclamer Tito Rodriguez, Machito et Tito Puente. C’est le rock qui met fin au cross-over, ce « franchissement culturel » dont les années 50 auraient pu être le symbole. L’Amérique blanche a découvert Elvis et les Beach Boys et, côté latin, elle s’est entichée de bossa-nova. Les grands orchestres de mambo et cha-cha-cha se font rares, les musiciens latinos de base tournent en petite formation, seul moyen de survivre avec les cachets minables du « cuchifrito circuit », le réseau des boîtes de troisième catégorie. Les plus connus, comme Machito, « font les Appalaches », où les mamboniks de la classe moyenne juive new-yorkaise passent leurs vacances. Les moins connus crèvent littéralement de faim, comme le génial Arsenio Rodriguez, qui finira par mourir à Los Angeles en 1970, seul comme un chien. Les publics ne se mélangent plus, les grandes maisons de disques sont aux abonnés absents, la musique latine redevient une « sous-musique » pour marché « ethnique ». Dix ans plus tard, quand elle refera surface, elle s’appellera salsa, revendiquera fièrement ses racines, sa culture de la rue et, tournant le dos aux quartiers chics, envahira l’Amérique latine.
Il s’en passe des choses, au cours de ces dix années. Ça fermente, ça bouillonne même. D’abord, on digère l’apport de la dernière vague d’immigration cubaine, celle qui suit la révolution. De nombreux musiciens s’installent aux USA, des gens comme « Cachao » Lopez, les percussionnistes Orestes Vilato et « Patato » Valdez, le trompettiste « Chocolate » Armenteros, le flûtiste José Fajardo et bien d’autres encore. Ils sont demandés, travaillent en studio, donnent des cours, participent à des descargas (jam sessions). Ils apportent le feeling, le sabor, la vitalité musicale de leur île natale. Ensuite, on tire la leçon des années 50. L’Amérique blanche ne veut pas de nous ? Fuck you, America! Le pianiste Eddie Palmieri devient un symbole de cette radicalisation. Politiquement, il est à l’extrême gauche et milite pour l’indépendance de Porto Rico. Musicalement, il fait le ménage : adieu violons, flûtes et saxophones mous. Influencé par le chanteur portoricain Mon Rivera, il introduit l’instrument qui va devenir caractéristique du son « salsa New York style » : le trombone. Avec son groupe La Perfecta, il est adulé par la jeunesse du Barrio.
A la fin des années 60, la tension monte subitement : mobilisation contre la guerre du Vietnam, émeutes raciales, revendications politiques et identitaires. Ironiquement, il ne manque plus qu’une success story pour que l’œuvre accomplie au cours de la décennie explose au grand jour. La success story sera celle d’un label, la Fania, de deux hommes, Johnny Pacheco et Jerry Masucci, et d’un groupe, la Fania All-Stars.
Johnny Pacheco, né à Saint-Domingue en 1935, vit à New York depuis le début des années 40. Au lycée, il apprend à jouer du sax, de la flûte et des percussions. C’est d’ailleurs en tant que percussionniste qu’il fait ses débuts mais, dès la fin des années 50, on le retrouve flûtiste dans La Duboney, la célèbre charanga (formation avec violon et flûte en remplacement des cuivres) de Charlie Palmieri, le grand frère d’Eddie. Il monte ensuite sa propre formation, qui sera à l’origine de la mode de la pachanga, ce rythme syncopé et vif qui succède au cha-cha-cha. Avec sa silhouette élancée, son sourire enjôleur, ses yeux en amande et ses tempes grisonnantes, Pacheco est une figure incontournable de la scène latine new-yorkaise. C’est un instrumentiste virtuose, un compositeur talentueux, un arrangeur brillant et, en plus, il a un sens commercial poussé. Et pourtant, il est frustré. Les grandes compagnies de disques ne veulent pas de lui (« trop typique ») et les petites compagnies ne lui assurent qu’une diffusion restreinte. Pacheco pense qu’il vaut mieux, et il veut mieux. Lorsqu’en 1964 il fait la connaissance de Jerry Masucci, un avocat d’origine juive qui lui propose de monter une maison de disques, il est mûr. Masucci s’occupera du business, Pacheco sera directeur musical. La Fania est née. Son premier 33t est un album de… Pacheco, qui porte le numéro 335 (le mois et l’année de sa naissance).
Au début, la Fania ne produit qu’un artiste : Johnny Pacheco. Avec Masucci, ils font la tournée des disquaires avec leurs vinyles dans le coffre. Deux ans après, ils signent avec le pianiste Larry Harlow (de son vrai nom, Ira Kahn), puis avec le bassiste Bobby Valentin, puis enfin avec Ray Barretto, très populaire dans la communauté latine. En 1967, Pacheco et Masucci font leur première découverte : un jeune tromboniste du Bronx âgé de 17 ans, qui compense son manque de technique par son punch et doit se blanchir les cheveux pour entrer en boîte il s’appelle Willie Colón. Enfin, en 1968, Pacheco réunit ces musiciens pour une descarga dans un club de Greenwich Village, le Red Garter. Le résultat est le premier album de la Fania All-Stars.
Vers 1970, la salsa existe déjà mais n’a pas encore de nom. Le mot salsa, bien sûr, est aussi vieux que la musique afro-cubaine elle-même, où il sert essentiellement d’interjection. Mais personne ne songe à appeler la musique que l’on fait à New York de la salsa. Selon la légende, c’est Jerry Masucci qui en aurait eu l’idée : « A la Fania, on s’est dit qu’il fallait un mot simple comme yes, rock’n’roll ou country-music, et on a trouvé salsa.« Ce qui est certain, c’est que Masucci a eu l’idée d’organiser un grand concert pour en faire un film. Le jeudi 26 août 1971, il fait chaud à New York. A l’angle de la 52e Rue et de la 8e Avenue, de jeunes Latinos font la queue devant les portes du Cheetah Club, un garage reconverti en boîte de nuit. On est venus du Bronx et de Spanish Harlem pour danser au son de la Fania All-Stars. Sur scène, Pacheco fait le clown, invite le public à se déshabiller, en anglais, puis engueule quelqu’un hors champ pour avoir parlé en anglais… On appelle le chanteur Bobby Cruz et le pianiste Ritchie Ray, qui sont introuvables. Le public tape la clave dans les mains (schéma rythmique sur lequel repose toute la musique afro-cubaine). Le concert démarre enfin. Le film, intitulé Our latin thing/Nuestra cosa latina, sort quelques mois plus tard, et fait un tabac dans toute l’Amérique latine. Aujourd’hui encore, à vingt-cinq ans de distance, il dégage une énergie incroyable. A partir de ce moment, New York c’est la salsa, la salsa c’est la Fania, et la Fania c’est la Fania All-Stars.
En deux ans, la Fania connaît une croissance exponentielle. Et la musique suit. En 1973, Pacheco et Masucci décident de frapper encore plus fort. Le 24 août, cinquante mille personnes se massent au Yankee Stadium pour assister au « plus grand concert de salsa de tous les temps ». Après une première partie animée, la Fania All-Stars monte sur scène et commence à jouer. A peine le premier morceau est-il entamé que le public rompt les barrières, envahit les pelouses et… met fin au concert, pour raisons de sécurité. Ce qui n’empêche pas Masucci, en se servant des prises dont il dispose, saupoudrées d’extraits de vieux films et d’interviews, de produire un deuxième film, cette fois intitulé… Salsa !
Les années 70 sont les années salsa et les années Fania. La All-Stars tourne dans le monde entier. En quelques années, la Fania rachète maisons de disques et radios, et finit par exercer un monopole de fait sur la production new-yorkaise. Elle devient une véritable entreprise industrielle, qui fait de son « son » le son salsa dominant. La compagnie a ses défauts, mais son groupe phare, la All-Stars, cartonne de plus en plus gravement. Au début des années 80, Larry Harlow est remplacé par le génial Pappo Lucca, un jeune fou nommé Nicky Marrero prend les timbales et le bassiste Sal Cuevas apporte son jeu aussi moderne que précis. Les disques se succèdent, mais l’argent et le pouvoir ressuscitent le vieux rêve du cross-over, qui finira par nuire à la qualité des albums.
Avec les années 80 viendront aussi les récriminations : on accusera Masucci et Pacheco de travailler pour la mafia et de s’engraisser sur le dos des musiciens. Accusations invérifiables en ce qui concerne la mafia, mais fondées en ce qui concerne les artistes, que la Fania traite de plus en plus cavalièrement : les musiciens sont rarement mentionnés sur les pochettes et les compositions sont souvent signalées DR (droits réservés), façon courante mais peu élégante de piller des auteurs incapables de se défendre. Et puis, il y a l’inévitable concurrence : des gens comme Roberto Torres et Raphy Mercado leur taillent des croupières. A la fin des années 80, il ne reste plus un seul membre originel de la Fania All-Stars. Le dernier à partir est Ray Barretto, pour une histoire d’argent.
En tant que compagnie de disques, la Fania est aujourd’hui sur le déclin. Mais la Fania All-Stars est ressortie de l’ombre : depuis l’été dernier, le groupe tourne en petite formation aux Etats-Unis, et c’est tant mieux. Il paraît qu’il y a de plus en plus de bons concerts à Paris : espérons que quelqu’un aura la bonne idée d’inviter Pacheco et ses compadres.
Fania All-Stars live at Cheetah, vol. 1 & 2 (1972) ; Tribute to Tito Rodriguez (1976) ; Habana Jam (1979) ; California Jam (1981) ; Lo que pide la gente (1984) ; Viva la charanga (1986) ; Coffret 3CD Best of Fania All-Stars (1995).
Abel Gerschenfeld
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