A l’heure où sort « My World » son second album, où elle entame une grande tournée en France, Lisa Simone revient longuement sur le difficile enfantement de sa carrière et sur ce rapport très endommagé avec sa mère, Nina Simone, dont elle continue patiemment à soigner toutes les plaies.
Elle fait partie du club des « fils ou fille de… » considéré à tort comme synonyme de passe-droits. Lisa Simone exerce bien le même métier de chanteuse que sa mère, l’immense Nina Simone, décédée en 2003. Sauf que d’appartenir à ce lignage n’a jamais constitué pour elle un avantage, bien au contraire. Au lieu de suivre le courant, entraînée par la dynamique familiale, elle a dû le remonter, affrontant l’hostilité voire la violence d’une mère devenue bipolaire.
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Vous demander de quelle manière vous avez été sensibilisée à la musique serait stupide connaissant le nom de votre mère Nina Simone. Pour autant cette proximité avec le métier de musicien n’a pas constitué un avantage. Vous consacrer à la musique n’aura même été possible qu’après un véritable parcours de combattante…
Lisa Simone – Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours chanté. Sauf que je n’ai jamais reçu le moindre encouragement de la part de mes parents, ni du reste de la famille d’ailleurs. A 17 ans je chantais le dimanche à l’église et des musiciens m’ont demandé de rejoindre leur groupe. L’une de mes tantes s’y est aussitôt opposée : « Pas question que tu aies cette vie-là ! »
Mais la plus hostile restait votre mère…
Oh oui. Le jour où j’ai accouru vers elle pour lui faire écouter ma première composition, elle m’a hurlé : « C’est ça, tu veux jouer à l’idiote comme moi ? » Elle avait le show-business en horreur. Elle était destinée à devenir une concertiste classique. Elle avait commencé à étudier le piano à l’âge de 3 ans. Elle étudiait son piano avec un acharnement en rapport avec ses ambitions. Sauf que son rêve n’a pu se réaliser à cause de sa couleur de peau. Tout ce qu’elle fut autorisée à faire c’est de chanter My Baby Just Cares for Me. Et la musique devint pour elle l’objet d’un terrible conflit.
Un conflit qu’elle a fini par transférer sur vous, sa fille…
Parce que c’est tout ce qu’elle connaissait. C’est peut-être difficile à croire mais un peu avant sa mort Nina Simone m’a dit combien elle haïssait le piano. Même si elle avait été finalement acceptée, respectée et aimée pour sa musique, elle n’en conservait pas moins le sentiment d’être restée prisonnière d’une carrière qu’elle n’avait pas choisie. La différence entre elle et moi, c’est que j’ai choisi de faire ce métier. Pas elle. On l’y a contrainte.
J’imagine que vous cultiviez un jardin secret musical lorsque vous étiez enfant et adolescente. De quoi se composait-il ?
Quand j’avais 5 ans, ma chanson préférée était Que Sera Sera par Doris Day. Puis j’ai adoré des choses comme Band of Gold par Freda Payne, Sittin On the Dock of the Bay par Otis Redding, In the Year 2525 par Zager & Evans. J’écoutais aussi bien Myriam Makeba que Crosby Stills & Nash. Quand j’ai été mise en pension en Suisse à l’âge de 13 ans, j’écoutais les Doobie Brothers, Cat Stevens, les Stylistics… Mes camarades de chambre m’ont fait découvrir les Beach Boys. C’était une époque d’abondance où il n’existait aucune barrière. Certaines artistes ont influencé mon style vocal plus que d’autres. Je pense à Aretha Franklin mais surtout à Chaka Khan qui m’a beaucoup marquée. Mon rêve c’est de pouvoir un jour chanter avec elle sur une scène.
Mais évidemment, ma première idole, ma première influence parce que je l’ai écoutée alors que j’étais encore dans son ventre, c’est ma mère. Dans The Child in Me (sur son premier album All Is Well, ndlr) je parle des berceuses qu’elle me chantait quand elle n’était pas en voyage ou en tournée et que j’avais la chance de l’avoir pour moi à la maison.
Dans un chapitre qui vous est consacré dans le livre publié à l’occasion de la 50e édition du Jazz Festival de Montreux, vous parlez de votre relation difficile avec votre mère et des choses que vous avez dû enterrer et qui aujourd’hui refont surface. De quoi s’agit-il ?
La chose que j’ai dû enterrer et qui refait aujourd’hui surface, c’est ma difficulté à dire au revoir, mon problème avec la séparation. Je dois encore beaucoup travailler sur moi-même pour surmonter cette détresse qui m’assaille, lorsque je dois quitter ma fille par exemple. Excusez-moi… (Elle se met à pleurer). Sur mon nouvel album, il y en a une autre, Let It All Go, que j’ai écrite en février 2015 lorsque j’ai dû quitter mon mari et ma fille pour venir en France. J’évoque ce poids qui pèse sur ma poitrine une semaine avant mon départ et qui s’intensifie au fur et à mesure que le moment fatidique approche. La première chose à laquelle je pense dès le réveil, c’est : il ne me reste que quatre jours, il ne me reste que trois jours… La méditation m’aide beaucoup à surmonter ça. Je parviens peu à peu à me dégager de cette angoisse qui va jusqu’à m’empêcher apprécier le moment présent, jusqu’à pourrir ces instants où je suis dans la même pièce que ma famille. Cela ne fait que quelques mois que je parviens à identifier ce problème et à l’isoler. C’est un travail permanent et c’est le sens de cette chanson Let It All Go.
Vous êtes née Lisa Celeste Stroud (le nom de votre père). Depuis votre mariage vous êtes madame Kelly. Pourtant vous avez choisi le nom d’artiste de votre mère et l’on ne peut croire que cela soit pour des raisons stratégiques…
Cela n’a jamais été pour des raisons stratégiques. J’aime ma mère. Je lui dois tout même si nous avons été en conflit. Mais qui n’a pas été en conflit avec ses parents ?
Tout le monde n’a pas eu une mère bipolaire.…
En effet, tout le monde n’a pas eu une mère bipolaire, alcoolique, maniaco-dépressive et en même temps géniale. J’ai dû vivre avec ça et je l’assume.
Prendre son nom ne revenait-il pas à vous replonger dans ce traumatisme ?
La seule motivation qui m’a conduite à prendre le nom Simone se fonde sur le désir de l’honorer. Honorer sa mémoire, son héritage.
En fait vous portez son nom à la manière d’une couronne. C’est très africain comme concept…
Merci. J’apprécie (elle sourit). Le certificat de naissance de ma fille mentionne Rihanna Simone Kelly. Il était de mon devoir d’inscrire ma fille dans une lignée à laquelle ma mère a tant apporté.
Dans le livre anniversaire du Festival de Montreux vous écrivez qu’il vous a fallu à un certain moment « briser la chaîne de douleur qui court dans la famille. » S’engager dans l’US Air Force a été une manière plutôt extrême de briser cette chaîne, non ?
J’étais une excellente élève à l’école. Quand j’ai été sur le point de terminer mes études secondaires mon souhait le plus cher était de partir le plus loin possible, et surtout de ne plus être sous la coupe des adultes. J’ai donc chercher à combiner ma dernière année de lycée avec mon entrée à l’université. Sauf que cela n’a pas été possible. Je devais attendre une année supplémentaire, ce que j’ai refusé. J’avais sans doute 50 options différentes à considérer. Il faut croire que j’étais à ce point désespérée pour choisir la plus extrême. Je me souviens encore du matin où je me suis réveillée dans le camp d’entraînement de l’Air Force à San Antonio en me disant : « Mon Dieu ! Mais qu’est ce que j’ai fait ! » J’avais 18 ans.
Combien de temps êtes-vous resté ?
Presque onze ans. Je voulais abréger mon engagement. Mais quand j’ai voulu le faire, la première guerre du Golfe a commencé et je n’ai plus eu le choix.
Quelles étaient vos fonctions ?
J’étais ingénieure dans le génie. Je construisais les routes et toutes les infrastructures nécessaires aux troupes de combat. C’est comme ça que je me suis retrouvée sur la base de Rhein-Mein à Francfort à construire des bâtiments pour accueillir les soldats qui partaient ou qui revenaient du Golfe.
Comment a réagi votre mère en apprenant que vous rejoigniez l’US Air Force ?
Ce jour-là nous étions en voiture. Je venais de recevoir mon diplôme de fin de cycle et quand je le lui ai dit, elle est restée sans voix. Nina Simone sans voix, c’est difficile à imaginer quand on connaît la volubilité qu’elle a mise toute sa vie à vitupérer les gouvernements, les institutions, ce pays qu’elle appelait United Snakes of America (les Serpents unis d’Amérique, ndlr). Mais là, c’était trop pour elle et elle est restée comme ça, bouche bée, sans pouvoir émettre le moindre son.
Certaines chansons de votre nouvel album* sont directement en lien avec elle. Notamment This Place qui fait référence à cette maison de Carry-le-Rouet dans le sud de la France où elle est morte et où vous habitez désormais. Vous dormez même dans son lit. Un autre symbole…
Je dors dans sa chambre mais dans mon lit. C’est mon mari qui a fait ce choix. J’étais assez dubitative mais il m’a dit : « Ecoute, si tu ne le sens pas, il y a toujours le canapé dans le living room… »
Vous croyez aux fantômes ?
Depuis que ma mère est partie, je sens sa présence. Ma relation avec l’invisible a complètement changé. Oui, je crois aux esprits. Je crois que nous ne sommes pas seuls.
Vous aviez fait la paix avant sa mort ?
Oui. Je lui avais appris à m’aimer.
Que voulez-vous dire ?
J’ai essayé de vivre dans son monde. Il a fallu que je lui apprenne à vivre dans le mien, à me respecter, à lui faire comprendre que je n’acceptais plus sa violence, ses insultes, ses coups. Cela n’a pas été facile mais ça a fini par marcher. Elle ne pouvait plus agir comme elle l’avait fait avec moi, mais elle ne pouvait pas ignorer non plus le fait que je lui conservais mon amour. Avant sa mort, elle était devenue ma fan number one. Nous avions enfin trouvé un espace où nous pouvions communiquer de façon harmonieuse. Il a fallu que j’accepte que la souffrance qu’elle m’infligeait était le produit d’une souffrance qu’elle-même avait éprouvée, qui en plus était une souffrance collective. Et il a fallu que je lui fasse comprendre que je ne voulais plus être le réceptacle de cette souffrance. C’est pourquoi j’ai voulu briser cette chaîne de qui nous emprisonnait. Ma fille qui a 17 ans et moi sommes comme les deux doigts de la main. Moi quand j’ai eu 16 ans, j’ai reçu une carte d’anniversaire où ma mère me disait qu’elle maudissait le jour où je suis née !
De quelle manière votre mère aurait apprécié l’élection de Barack Obama à la Maison Blanche, elle qui considérait l’Amérique comme un pays sans espoir ?
Pour quelqu’un qui a connu l’époque des lynchages, des pendaisons, l’époque où il y avait des fontaines pour les Blancs et d’autres pour les Noirs, où les Noirs devaient s’asseoir à l’arrière des bus… voir un président noir ne peut être qu’une chose à laquelle on applaudit des deux mains. Ma mère a vécu la discrimination et en a souffert toute sa vie. Elle n’a jamais oublié que lorsqu’elle disait vouloir devenir une pianiste classique on lui répondait « tu ferais mieux d’apprendre à devenir une domestique ». Ma mère n’était pas destinée à embrasser le Mouvement des droits civiques. Mais le jour où ces quatre petites filles ont périt dans l’attentat raciste de Birmingham en Alabama (en 1963, ndlr), quelque chose s’est soudainement rompu en elle. J’avais 2 ans. Elle pouvait s’identifier avec ces mères qui venaient de perdre leur enfant. Ce fut la goutte d’eau. A partir de là elle est devenue enragée.
Elle disait « la société Américaine est un cancer ». Pensez vous que l’élection d’Obama ait permit de faire reculer ce cancer ?
Non. Ce pays est toujours aussi toxique. La discrimination y est toujours présente. Sachant ce qu’on put traverser nos parents, nos grands-parents, nos ancêtres, tout ce qu’ils ont pu endurer, c’est une honte.
* My World (l’autre distribution)
Lisa Simone en concert : Jazz in Juigné 03 juillet, Juigné-sur-Sarthe ; Jazz à Vienne 04.juillet, Vienne ; Estivales de la Bâtie 08juillet, Saint-Etienne, JazzFest 09.juillet, Montreux (Suisse) ; Jazz à Junas 15 juillet, Junas (30) ; 17 juillet, Jonzac ; 30j uillet, Béziers ; Jazz in Marciac 03 août, Marciac ; Soirées de Gordes 05 août ; Jazz en baie 14 août, Carolles (50) Jazz au Phare 16 août, île de Ré.
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