Hantés par certains fantômes du rock, les Américains dévoilent leur premier album. Rencontre, critique et écoute avant leur passage au festival les inRocKs Philips en novembre prochain.
La décontextualisation des auteurs de la French Theory a donné lieu à de nombreuses réinterprétations et approximations de la part du domaine universitaire américain, mais aussi à une nouvelle donnée dans le champ des études qui a notamment permis l’émergence des cultural studies. Les trois Américains d’Algiers, qui citent Baudrillard, Foucault et Derrida, prennent eux aussi le risque de la simplification et de l’aplanissement avec leur premier album qui sort es jours-ci. Mais n’est-ce pas là le postulat même de la pop-music, qui consiste à englober des tropes et des affects préexistants, et ainsi offrir de nombreux points de fuite et grilles de lecture ?
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Un album sombre et inquiet
Lorsqu’on contacte le chanteur Franklin James Fisher par téléphone, la communication est mauvaise, et on se dit qu’on peut difficilement trouver meilleure symbolique pour illustrer un certain effet lost in translation qui caractérise sa musique. On s’interroge sur l’apparente dualité du discours du groupe, qui entend marier l’aspect unificateur de la musique gospel avec la confrontation et le nihilisme du post-punk.
“Je ne crois pas que ces deux approches aient tant d’antagonismes que cela. Bien que le post-punk ait une vision matérialiste des choses et que le gospel prenne des voies plus spirituelles, les deux ont une force et une énergie comparables. De toute façon, notre musique n’a pas vocation à être prescriptrice. C’est un dialogue qui prend place à de nombreux niveaux, et engage une discussion vers l’extérieur. Et si le post-punk a des vertus politiques, il ne faut pas oublier que la gauche noire américaine est avant tout passée par l’église.”
Politisés et dotés d’une éducation supérieure, les membres d’Algiers (en référence à La Bataille d’Alger, film de Gillo Pontecorvo sorti en 1966 et encore aujourd’hui modèle de cinéma insurrectionnel ?) entendent mettre à profit ces atouts. Ryan Mahan, Lee Tesche et Franklin James Fisher ont tous trois grandi à Atlanta, avant d’opter pour des études qui les en ont éloignés. Sur la collection de violence sourde (à de rares exceptions près, les chansons n’explosent jamais tout à fait) que constituent les onze titres de ce premier album, Ryan tient la basse, Lee la guitare et Franklin le chant et la guitare. Tous s’occupent des percussions et des programmations rythmiques (en live, ils ont engagé un véritable batteur), ces dernières constituant la véritable charpente du disque. Claps, claquements de doigts et tambourinements guident cet album sombre et inquiet, tout autant que les fantômes de la ségrégation et des dérèglements sociaux.
« J’ai pris conscience du monde dans lequel je vivais »
Ce n’est pas une surprise si Ferguson, l’après 11-Septembre et la question des droits civiques parcourent l’ensemble, tout en déployant des paysages de dystopie froide et désincarnée. La chanson Irony. Utility. Pretext. illustre cela. Sur une rythmique métallique et martiale qui n’est pas sans rappeler les visions futuristes et désenchantées de Dopplereffekt, une scansion et une articulation aux allures de slogan se mettent en place tout en usant des armes de la simplicité pop. Mais si les membres viennent d’Atlanta et que leur musique évoque par endroits un Detroit industriel, c’est à travers un certain sens de la dislocation, terrestre comme musicale, que leur travail se dévoile.
C’est d’ailleurs comme cela qu’ils ont acquis leur modus operandi et composé la plupart des morceaux d’Algiers, entre Londres et New York, où les membres résident désormais :
“Ryan et moi avons participé à un programme d’échanges en 2002 à Newcastle, où nous avons eu des discussions, notamment sur le concept d’identité nationale. Je crois que c’est surtout le fait d’avoir été loin de chez nous : ce n’est que lorsque j’ai quitté Atlanta et visité Londres pour la première fois que j’ai pris conscience du monde dans lequel je vivais. Il m’est alors apparu bien plus vaste, et ça a eu un énorme impact sur moi. C’est là que j’ai vu qu’Atlanta était marginalisé politiquement, sans visage, un désert culturel régi par les centres commerciaux et les galeries marchandes. Beaucoup de gens ont une vision romantique du Sud, mais crois-moi, ça n’a rien à voir avec la réalité.”
Les musiciens ont ainsi collecté leurs influences et les ont regroupées sur un tumblr. Mais si le tout prend quelque peu la forme d’un blog mode déconstructiviste, plaquant entre autres Rowland S. Howard, Alain Badiou, James Chance, George Clinton ou encore les frères Brötzmann dans le même élan, ce petit précis de la confrontation permet au moins d’appréhender Algiers pour ce qu’il est : un groupe qui remet au goût du jour la notion d’idéologie dans l’indie-rock. Et à l’heure où toute forme de politisation semble avoir déserté les arènes du circuit, ce refus d’obéir aux dogmes escapistes de l’époque est tout à fait salutaire.
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