A l’occasion de la sortie de « Requiem », son deuxième album solo après « Paradis assassiné », Lino d’Ärsenik nous parle de son retour au premier plan, de ses projets mais également de Dieudonné et des fractures de la société française.
C’est toujours une chance d’avoir affaire à Monsieur Bors aka Lino d’Ärsenik. Qu’on aborde le rap, dans lequel il baigne depuis plus de vingt ans ou l’actualité brûlante, Lino est prolixe et montre qu’il a du recul sur les événements récents et les phénomènes au long cours.
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Pour commencer, quel regard portes-tu sur les attentats qui ont frappé la France (contre Charlie Hebdo, l’hypermarché porte de Vincennes et Montrouge) ces derniers jours ?
Lino – Je suis choqué, comme n’importe qui de normalement constitué. Choqué et attristé pour les familles. Personne ne mérite de mourir de cette façon, pour avoir défendu la liberté d’expression. Je suis aussi triste d’avoir vu des attaques contre des lieux de cultes musulmans en représailles. Certaines personnes font des amalgames dégueulasses et confondent tout. Le gouvernement français aura beaucoup de travail à faire. Ils nous ont vendu une idée, belle sur le papier, d’une France unie. Mais il ne faut pas que tout cela ne se résume qu’à de beaux mots, de beaux slogans. Nous ne sommes pas des naïfs.
Si l’on met de coté certains featurings, l’ambiance de ton album Requiem est assez sombre. Peut-être davantage que ton précédent opus, Paradis assassiné (2005). Comment expliques-tu cet état d’esprit ?
Je ne sais pas, je n’ai pas ce sentiment. C’est un jugement de valeur. Je ne dirais pas que Requiem est plus sombre que Paradis assassiné. Si je fais le bilan, je pense que je reste assez réaliste. Ce n’est pas mon état d’esprit qui est sombre, c’est l’actualité. Je ne fais que décrire le quotidien dans mes chansons.
Tu es également très critique envers le rap français dans cet album…
C’est normal, il faut secouer le cocotier sinon il ne se passe rien. C’est le principe du rap d’être en opposition avec ce qui se fait. Quand je critique le rap actuel, j’estime être dans le vrai car je ne me reconnais plus du tout dedans. C’est difficile d’être optimiste quand tu vois la qualité des disques actuels…
C’est-à-dire ?
On constate une régression dans la qualité de la musique rap aujourd’hui. Les styles se ressemblent, il y a moins de diversité, moins de créativité également. On est davantage dans un délire d’ego trip, tout le monde finit par parler de soi. Il y a moins d’exigence que ce soit dans les paroles ou la musique. Le rap est plus facile d’accès.
En t’écoutant pourtant, on peut avoir la sensation, qu’au lieu de combattre cet état de fait, tu t’étais résigné. Au point de faire de la musique dans ton coin…
Je pense qu’à un moment donné, tu ne peux plus être uniquement dans la critique. Il faut amener des propositions. Je ne peux pas juste dire : “le rap est nul”. Je souhaite proposer une alternative à ce que je considère comme mauvais dans cette musique, même si de bonnes choses continuent de sortir.
Ton morceau Ne m’appelez plus rappeur reflète assez bien ce regard très dur que tu portes sur le rap actuel.
C’est un morceau à double sens, qu’il faut prendre comme un appel à ce que devrait être le rap aujourd’hui. Je mets bien l’accent sur le fait que je ne revendique pas seulement un rap conscient ou politisé. J’estime qu’il est nécessaire d’avoir un message, quelque chose à dire, tout en sachant l’exprimer. Il faut respecter les codes du rap, le travail d’écriture. Quand je dis, « Ne m’appelez plus rappeur », c’est qu’aujourd’hui c’est moins glorifiant à mes yeux que ça ne pouvait l’être quand j’écoutais du rap début 90, où tu trouvais des groupes comme NTM, IAM, le Ministère A.M.E.R ou Assassin.
Dans ton titre “Suicide commercial”, tu te dis “coincé entre les Stromae et les Gims”, as-tu l’impression que le rap français a été phagocyté par d’autres styles musicaux (Rnb, pop-rap..) ?
Non, quand je dis ça, ce n’est pas une critique de ce que peuvent faire Stromae ou Maître Gims puisque j’apprécie ce qu’ils font. Je souhaitais juste montrer que je détonnais par rapport au rap actuel. Je brasse même au-delà du rap, j’ai invité Dokou et Zaho sur cet album, des artistes que j’estime complémentaires.
Tu as le sentiment que le rap conscient est un style musical en voie de disparition ?
Je suis passé à côté de ça depuis longtemps. J’ai compris qu’en réalité, ce qu’on faisait avait une certaine exigence et s’adressait à un certain public. Il faut en avoir conscience, je n’aurais jamais la même fenêtre de tir que Florent Pagny. Ma musique est exigeante et au-delà même de l’exigence, c’est dans la manière de la faire, de découper les mots qu’elle se révèle moins accessible que d’autres. Elle ne sera donc jamais mise en avant comme les autres.
Peux-tu nous expliquer la genèse du morceau Le Flingue à Renaud ? Pourquoi t’es-tu identifié à ce chanteur ?
C’est un hommage très ouvert au chanteur Renaud que j’apprécie énormément. J’ai écouté tous ses albums. Pour moi c’est un rappeur, même s’il rejetait le rap à une certaine période. C’est aussi une référence à son morceau Où c’est que j’ai mis mon flingue ?. Sans doute l’un de ses morceaux les plus subversifs.
Quels sont les premiers retours que tu as pu entendre sur ton album ?
C’est toujours difficile mais au-delà du plébiscite que peut représenter la vente du disque, j’estime que le meilleur baromètre, c’est la scène. On jauge du succès d’un titre en observant la réaction du public lors des concerts.
Des reproches de ton public ont accompagné la diffusion de ton titre VLB…
Oui, j’ai vu qu’il y avait toute une polémique autour de ce morceau sur les réseaux sociaux. On m’a dit que des gens n’ont pas aimé car il ne ressemble pas au style de musique que je fais habituellement. J’ai envie de leur demander : “Qu’est-ce vous en savez de mon style ?”. Je fais de la musique et j’essaye simplement de faire ce que j’aime.
Certains commentaires sur YouTube te reprochaient de renvoyer une image “à l’ancienne”, pleine de clichés sur les banlieues…
Sauf que ces mêmes personnes n’ont pas lu mon texte. Dès le début du morceau je précise : « Caillera nineties ». Au début du clip de VLB, j’ai un biper à la main ! Ce morceau parle de ma propre expérience. Je raconte ce que j’ai connu lorsque j’étais gamin et que je faisais mes conneries. Effectivement, je foutais la merde au quartier et c’est ce dont je parle sur ce titre.
Dans ton nouvel album, il y a un titre avec ton frère Calbo, c’est une manière de préparer les gens au nouvel album d’Ärsenik ?
Oui, en parallèle de mon album solo, nous avons commencé à travailler sur celui d’Ärsenik.
On peut l’attendre pour quand ce nouvel album ?
Ça va venir après, je ne vais pas commencer à te donner des dates précises, tu sais ce que c’est [sourire].
Envisages-tu déjà un troisième album solo ?
Après la sortie de l’album d’Ärsenik, j’aimerais bien faire un autre album, oui. Mais plutôt un album de soul music. C’est une musique que j’aime beaucoup.
Dans Douzième lettre, tu évoques “l’époque L432” quand Lunatic et Ärsenik participaient à des compilations ensemble. Tu es nostalgique de ce rap des années 90 ?
Beaucoup. Si je te disais non, je serais un menteur. Il y avait vraiment beaucoup plus de qualité rapologique à l’époque. Et plus d’unité et de connexion entre les artistes.
Grâce à des personnalités comme Kenzy par exemple, qui arrivaient à fédérer des rappeurs autour de projets comme celui de Secteur Ä ?
Oui ça manque aussi, c’est clair. C’est une époque dont sommes tous nostalgiques. C’est très rare d’avoir un collectif aujourd’hui, c’est représentatif de l’époque. Il n’y a plus d’esprit hip-hop non plus.
N’as tu pas envie d’endosser ce rôle de fédérateur aujourd’hui ?
C’est ce que j’ai essayé de faire dans le clip le Douzième lettre. Au-delà de la nostalgie, on ne peut pas se permettre de rester figé. Donc si je peux regrouper des artistes autour de projets communs, je le ferai.
Dans l’une de tes chansons, tu dis : “Nos rap sont comme des pansements sur une prothèse”. Pour toi, le succès de la musique rap peut être interprété comme une compensation du manque d’investissement dans les quartiers populaires ?
Cette phrase résonne avec celle où je dis que « l’histoire commence comme une blague raciste ». Aujourd’hui dès le bac à sable, on observe une montée du communautarisme alors que, lorsque j’étais plus jeune, je traînais avec des Blancs, des Noirs, des Arabes, il y avait une vraie mixité. Je ne veux pas la jouer Benetton mais il n’y avait pas le regroupement communautaire que l’on constate aujourd’hui à tous les échelons. Aujourd’hui avec la crise économique, on observe une sorte de repli identitaire, les gens se renfermement. On pointe du doigt son voisin, on cherche un bouc émissaire à ce qui nous arrive…
Dieudonné a été placé en garde à vue pour « apologie du terrorisme » pour avoir écrit « Je suis Charlie Coulibaly », puis le parquet de Paris a décidé de le convoquer au tribunal correctionnel, qu’est-ce ça t’évoque ?
Rien du tout. Il est dans la surenchère à ce moment-là, juste au moment où il ne faut pas en faire. On sort totalement du cadre de l’humour, ça ne m’intéresse plus. Il ne m’a pas fait rire.
Dans ton titre Suicide commercial, tu dis que “la liberté d’expression s’arrête aux portes de la Main d’Or”. C’est une formule qui a suscité beaucoup de réactions comme tu t’en doutes…
Oui, c’est un titre provocateur. Je vais au bout de cette provocation en parlant de Dieudonné. Mais tout est mûrement réfléchi, j’assume ce que j’ai écrit. Quand j’écris que « la liberté d’expression s’arrête » aux portes du théâtre de Dieudonné c’est parce que j’estime que Manuel Valls n’a pas à nous dire que l’on peut rire de certaines choses et ne pas rires d’autres. Ce qui me gêne avec Dieudonné, c’est le manque d’impartialité.
Le problème c’est qu’il a débordé du cadre de l’humour pour se muter en idéologue. Et lorsqu’il fait ovationner un négationniste tel que Robert Faurisson, en tenue de déporté, par des gens qui ne l’ont sans doute pas lu, tu comprends que ça peut être problématique….
Je ne suis pas le porte-parole de Dieudonné, je dis juste : “Manuel Valls, laisse-moi rire si je le souhaite”. Les gens qui vont au spectacle de Dieudonné ne sont pas des néo-nazis. C’est ton cousin, tes amis, ton oncle, ce ne sont pas des personnes encartées. Tu as vu les gens qui vont voir le spectacle de Dieudonné ? Tu as la France face à toi, des Blacks, des Blancs, des Beurs.
La communauté juive, pas vraiment…
C’est normal. Je peux comprendre qu’ils soient moins concernés car Dieudonné a tendance à taper davantage sur les Juifs. J’ai vu plein d’artistes faire de l’humour raciste et qui n’ont jamais connu ce type de censure. Si on dit “liberté d’expression”, elle s’applique à tous. Si tu regardes des sketchs de Desproges ou Coluche, tu t’apercevras qu’ils ont été très loin. Je ne parle même pas de Michel Leeb. Si tu étais un Noir dans les années 80 et que tu te prenais ses blagues dans la gueule, il fallait tenir. Quand Michel Leeb disait : « Ce ne sont pas mes narines, ce sont mes lunettes », certains trouvaient ça abject, d’autres se marraient et le prenaient pour un humoriste. En fait, tout est une question de paradigme, de la position dans laquelle tu te situes face à un sketch.
Dieudonné pouvait rire des Juifs quand il le faisait avec Elie Semoun car il ne se cantonnait pas à cela. Aujourd’hui, il fait des vidéos d’une heure où il ne parle que de cela, il lance un mouvement politique. C’est difficile de parler encore d’humour…
Dieudonné dit réagir aux attaques qu’il subit et c’est vrai qu’aujourd’hui il se focalise sur une communauté plutôt que sur les autres. Je peux être en désaccord avec lui, trouver qu’il en fait trop sur les Juifs. Je ne suis pas un inconditionnel de tout ce qu’il dit mais je suis un fan de l’humoriste. Il n’y a pas un seul mec même parmi les gens qui le contestent qui pourront dire qu’il n’a pas de talent, que ce n’est pas un très bon humoriste. Moi qui ne suis qu’un consommateur de ce type d’humour, j’en rigole. Quand Dieudonné fait de la politique, je laisse ça de côté. Pour moi ce n’est pas un gourou, j’ai le droit de prendre une partie de son œuvre et pas le reste. Dans mon album, il y a des choses qui te plaisent et d’autres non. Vrai ou faux ?
Tu es conscient que ton œuvre peut aussi influencer pas mal de gens…
Manuel Valls ou n’importe quel politique ont une influence plus importante que Dieudonné. J’estime que si tu es influencé par un mec comme Dieudonné ou par n’importe quel rappeur, tu es complètement con. Il faut savoir se construire individuellement en tant qu’être humain. Si je vais faire un braquo parce que j’ai écouté un rappeur, c’est que je suis une bite ou que mes parents ont foiré mon éducation. Je ne vais pas regarder Terminator II puis rentrer dans un commissariat et défourailler tout le monde, même si le film est une tuerie. Pour être influent sur les gens, il faut le mériter. Nabilla c’est un exemple pour les jeunes filles ? Elle a shlassé son mec. Il faut la prendre en exemple ? Ne prenez pas Dieudonné en exemple, ne me prenez pas en exemple, ne prenez personne ! Il faut gamberger et se remplir la tête. J’estime que lorsqu’un enfant a la tête remplie, tu peux le mettre devant Terminator, Call of Duty, les Anges de la téléréalité… Il aura le recul critique nécessaire et fera la part des choses. J’admets qu’un cerveau vide est influençable et peut partir en couilles. Il y a donc une responsabilité importante des parents. Personnellement, je ne suis pas un mec qui suit des gourous.
https://www.youtube.com/watch?v=OzSKHy73olc
En 1998, tu avais fait le morceau Une saison blanche et sèche qui répondait à l’ascension électorale progressive du Front national. Aujourd’hui dans un nouveau morceau, tu dis que “les naïfs se tourneront vers le Rassemblement bleu marine”. A l’heure où le FN a gagné les dernières élections nationales, comment expliques-tu que peu de rappeurs s’engagent ou évoquent le sujet ?
Peut-être parce que le rap conscient n’est plus aussi important que par le passé. Peut-être aussi parce que le FN n’a jamais été un parti qui est arrivé au pouvoir. En tant que jeunes issus de l’immigration, nous avons grandi avec un schéma simplifié. A savoir que la gauche représente les gentils, la droite, les méchants et l’extrême droite, le diable. Nous avons grandi avec un logiciel faussé. C’est pour ça que je dis à un moment dans mon titre Fautes de français que nous sommes passés de “Touche pas à mon pote” à “Islam et pâtisserie’”. Pour moi, SOS Racisme nous a raconté des conneries. Je pense que de la droite à la gauche en passant par l’extrême droite, la politique n’a plus les moyens de changer les choses. C’est un business géré par des multinationales, des gens bien plus puissants. Le politique n’est que le VRP de cette puissance. Si on ne comprend pas ça, on est largué.
Tu ne referais pas “Une saison blanche et sèche” aujourd’hui ?
Pas de la même manière, j’engloberais plus de gens et pas seulement le Front national.
Si des auditeurs te retrouvaient 20 ans après ton premier album, qu’est ce qui leur sauterait aux yeux en termes d’évolution musicale ?
Dieu merci, j’ai beaucoup changé. Sur mon premier album, j’avais 22 ans, aujourd’hui j’en ai 40. Si je n’ai pas changé, j’ai un grave problème. Ce qui demeure c’est l’impulsion artistique. Sans me comparer à Brel, de son premier à son dernier album, tu retrouves le même souffle, même si les paroles et la musique ont changé. Pour tous les artistes, c’est la même chose. Après ce qui change, c’est la manière dont tu abordes les sujets, ta façon d’écrire évolue avec les expériences de la vie.
Certaines personnes sur les réseaux sociaux se sont étonnées que l’un de tes titres soit propulsé sur OKLM.com, la plateforme de Booba…
Il n’y a rien d’étonnant à cela. Booba était déjà présent sur mon album Paradis assassiné. Il a commencé en même temps que moi.
Un featuring sur son prochain album est-il envisageable ?
On peut très bien faire un morceau ensemble, c’est un artiste que j’apprécie.
Qu’est-ce qui continue à te motiver pour faire du rap aujourd’hui ?
Je le fais pour moi mais aussi pour des raisons financières (rires). Je n’ai plus 20 ans. Quand j’ai commencé, je ne savais pas où partait l’argent, je m’en foutais. Maintenant, je sais où il part. Mais mon moteur principal reste la volonté de faire des titres de qualité, tout en conservant mon intégrité musicale.
Ton album s’intitule Requiem, il est destiné à qui ce chant funéraire ?
A plein de gens. La mort de l’innocence, quand tu passes de à l’âge adulte avec la mort d’un certain genre de rap. C’est aussi un clin d’œil à Paradis assassiné. Avec ce second album, j’ai voulu chanter toutes ces petites morts.
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