[Luz, rédacteur en chef] Avec ses “hymnes de survivante” sur fond de metal, doom et chant lyrique, l’Américaine Kristin Hayter, alias Lingua Ignota, panse ses blessures traumatiques. Une musique des abysses et des supplices qui laisse malgré tout s’épanouir les fleurs.
“C’est mon vieux copain Thomas Bernard qui m’a fait découvrir son travail hallucinant. Lingua Ignota est la plus forte claque musicale que j’ai reçue cette année. Un MeToo surgi des ténèbres. C’est particulièrement All Bitches Die qui m’a accompagné en boucle lors de mon travail sur les pages les plus deep de Vernon Subutex. Depuis, mon trait crisse et hurle. Sans le savoir, la voix de Lingua Ignota a bouleversé les codes graphiques d’un dessinateur dans sa grotte.” Luz
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C’est le cri d’une bête. Une bête à qui l’on arracherait les entrailles. C’est le cri d’une bête qui arracherait à son tour les entrailles de son tortionnaire, ses propres entrailles à elle pendantes, dégoulinantes de sang et de bile. C’est un cri terrifiant, difficilement supportable mais terriblement cathartique. Un cri dans lequel on se projette irrémédiablement. Un cri dans lequel on projette son propre cri, celui qui passait difficilement la gorge. Un cri quasi fantomatique, d’une surréalité qui glace le sang et transcende la matière.
Ce cri de bête torturée et vengeresse, on le doit à Kristin Hayter, qui chante et hurle sous l’alias Lingua Ignota sur deux albums, All Bitches Die (2017) et Caligula (2019). Sur Zoom, où rendez-vous est pris, Kristin Hayter a le port altier d’une danseuse, les cheveux blonds ramenés en chignon, les épaules droites, le regard très calme.
Seul le grand “Caligula” qui embrasse en lettres gothiques son torse matérialise le cri de bête, bousculant la sérénité d’apparence, d’apparat. On croirait voir sa peau hurler le nom de cet empereur romain qui fit tuer tout son entourage par paranoïa et mégalomanie, avant d’être lui-même assassiné. Un tatouage en forme de réappropriation de l’horreur pour faire taire l’horreur. Un tatouage à l’image de ses deux albums : d’une violence d’exutoire.
Durant des années, Kristin Hayter a été victime d’agressions physiques et psychologiques. Un traumatisme qu’elle expurge par la musique. Et quelle musique ! Un mélange de metal, de doom, de noise, d’indus et de chant lyrique.
Un langage de commotion cérébrale et de ténébreuse mystique
Une musique d’une noirceur abyssale mais d’où surgissent des bouquets de pivoines et d’hortensias, comme dégueulés d’une bouche de Méduse, Gorgone qui charma ses interlocuteurs avec ses cheveux de serpents avant de se faire décapiter par Persée, devenue une incarnation sexiste de la femme fatale, celle dont la sexualité assumée ne peut être que vénéneuse, l’hystérique mangeuse d’hommes qui doit se faire tuer.
Autant d’images qui peuplent l’univers de Kristin Hayter, victime expurgeant la peine et le mal en se mettant psychologiquement et physiquement en danger avec son projet Lingua Ignota. Sur scène, elle s’entoure de lampes sur lesquelles elle se projette, et se cogne, parfois avec violence. “Je me suis fait plusieurs commotions cérébrales lors de ma dernière tournée, raconte-t-elle avec calme et sourire. Je n’y vais pas de main morte avec moi-même. Afin de reproduire les émotions des morceaux, je dois m’engourdir. C’est pourquoi je me frappe la tête avec les lampes.”
“Je dois me dissocier un petit peu de moi-même. Mais, à la fin de la tournée, j’ai compris que j’étais physiquement et émotionnellement détruite. J’ai déjà pensé abandonner. Mais je parviens encore à prendre de la distance, à conserver un équilibre. Et je peux toujours baisser en intensité. C’est ainsi que je peux parvenir à l’authenticité.”
Kristin Hayter construit son propre langage, tout comme l’abbesse Hildegarde de Bingen construisit le sien au XIIe siècle, connu sous le nom de “lingua ignota”, “langue inconnue” en latin, qui lui aurait été soufflé par Dieu lui-même. Un langage de commotion cérébrale et de ténébreuse mystique. “Avant d’être sur scène, je bois du thé, et la minute suivante je joue la psychopathe ! s’esclaffe-t-elle. Je me transforme en me mettant dans un état de transe. Les lumières se cassent, tout peut devenir noir. Je ne sais jamais ce qui va se produire et à la fois il faut que je m’assure de pouvoir réagir.”
La peau à vif
Elevée à San Diego (Californie) dans un environnement catholique, Kristin Hayter apprend le chant lyrique et le piano, se produit dans des églises, se sent emmurée. “Je n’appartenais à rien ni personne. Très rapidement, je me suis mise en marge. Je teignais mes cheveux de toutes les couleurs, je construisais mon identité sur le fait d’être non-conventionnelle. Je n’étais pas comme les autres enfants. C’est ainsi que ça a commencé.”
A l’adolescence, Kristin découvre le punk, le metal et la culture do-it-yourself. Le carcan explose, elle expérimente. Etudiante à l’université Brown, elle décrypte la violence du pornogrind (sous-genre du grind et du death metal dont les paroles sont très axées sur la sexualité) dans une thèse massive baptisée Burn Everything, Trust No One, Kill Yourself, puis infiltre la scène noise/metal de Providence (Rhode Island) et tourne avec le groupe The Body, son premier album autoproduit sous le bras.
“Quand j’ai découvert le punk et le hardcore, j’ai trouvé des similarités avec les musiques médiévale et de la Renaissance par lesquelles j’étais auparavant attirée. La même tristesse d’ampleur dans la musique et le chant.” Elle entremêle toutes ces influences tout en débarrassant l’imagerie metal de son côté kitsch. “Je voulais redonner du sens à tout ça, reconnecter cette musique à une véritable violence que des survivant·es comme moi ont pu vivre. Je me suis demandé comment je pouvais transformer ce truc ringard en quelque chose de véritablement effrayant ou d’inconfortable.”
C’est chose faite ! Ni dérision ni humour chez Lingua Ignota, qui embrasse l’abîme et la vengeance, la peau à vif. Ce qui n’est pas une mince affaire dans un milieu à prédominance masculine. “Ça a été un défi de me faire une place en tant qu’artiste femme. Parfois, sur tous les groupes programmés à un festival, j’étais la seule femme ! Ou encore la seule femme dans une salle de concert, assistance comprise ! J’aimerais qu’il y ait plus d’artistes femmes cis ou trans dans le dark metal, car cette musique forme un écho aux mauvaises expériences que l’on peut traverser.”
Victime du patriarcat, elle transforme ses blessures en armes de guerre
Outre son amour pour Werner Herzog, Kristin Hayter admire Cindy Sherman, dont l’œuvre repose sur la réappropriation par une artiste femme du gaze, du fameux “regard”, trop souvent masculin, comme de son image, soit de toutes ses images, forcément plurielles et complexes.
En créant son propre langage, Kristin Hayter se réapproprie son identité et se sauve donc de la prison dans laquelle les violences subies l’avaient enfermée. “I’m the fucking deathdealer/I’m the butcher of the world/Rise up and I’ll cut you down” (“Je suis le putain de marchand de mort/Je suis le boucher du monde/Lève-toi et je te tuerai”), hurle-t-elle sur Butcher of the World. Sur I Am the Beast : “Beast he named me/Beast I am/I am grief” (“Bête il m’a baptisée/Bête je suis/Je suis la douleur”).
A partir de la mater dolorosa, figure biblique de la mère effondrée de douleur par la perte de son enfant (Jésus sur la croix), Kristin Hayter modèle une nouvelle figure, celle de la femme victime du patriarcat transformant ses blessures en armes de guerre.
Son cri de bête ressuscitée nous dévoile un double spectral, si familier et pourtant terrifiant. Un double nourri à la violence. Qui ne peut s’en sortir qu’en nous imposant la vision de ses plaies béantes. En attendant de retrouver la scène, Kristin se remet d’une opération dans sa nouvelle maison, en pleine campagne pennsylvanienne. Elle s’était blessé le dos. Sur scène. En criant ses “hymnes de survivante” comme elle les appelle.
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