Débarquée en contrebande dans le rock britannique, la Jamaïque est devenue depuis le début des années 80 la matière première de tous les chaloupements anglais, même si elle est souvent défigurée. Des Specials à Massive Attack, du hip-hop à la jungle, histoire d’une entrée spectaculaire dans les moeurs.
Si, au premier coup d’oeil, l’influence du reggae sur la culture dance britannique contemporaine ne paraît pas aussi immédiate et évidente que, disons, celle de la techno de Detroit, de la house de Chicago, du hip-hop old-school ou des rythmes métronomiques de Kraftwerk, il suffit de creuser un peu pour se rendre compte de son omniprésence dans les sons d’aujourd’hui. Du sampling au remixage, des disques acétate aux sound-systems jusqu’à la façon de traiter les sons en studio, l’assimilation du reggae par la dance-music moderne est clairement identifiable.
Rappel historique : le premier disque jamaïcain à décrocher un succès en Grande-Bretagne fut la reprise par Millie Small du tube rhythm’n’blues My boy lollipop (une chanson de Barbie Gaye) en 1964. Les acheteurs du disque ? Principalement des mods en costumes impeccables, en quête d’une vie musicale dépassant les frontières de leur Northern soul adorée. Par la suite, les mods, en devenant des skinheads, se forgeront une identité bien distincte en s’appropriant les sons up-tempo du ska jamaïcain pour en faire la bande-son de leurs vies. Séduits par cette musique dotée d’un son et d’un style caractéristiques, les skinheads assureront quelques gros tubes en Angleterre à des artistes jamaïcains en devenir tels que Desmond Dekker (‘007 Shanty town, 1967), les Skatalites (Guns of Navarone, 1969), Lee Perry (Return of Django, 1969) et Max Romeo (Wet dream, 1969). Ainsi devait s’entamer l’histoire d’amour entre la jeunesse britannique et la musique jamaïcaine, idylle qui allait se poursuivre au cours des trois décennies suivantes.
L’attrait durable exercé par le ska sur les activistes de la musique électronique est apparu de manière particulièrement évidente récemment, avec la sortie de singles « sous influence revendiquée » par deux des principales figures de la scène dance actuelle : Peckings des Ballistic Brothers (hommage au propriétaire de la première boutique londonienne à avoir vendu les disques originaires de Studio One), un ska tellement authentique qu’on aurait facilement pu le prendre pour une oeuvre du grand Coxsone ; et Rude boy rock de Lionrock, le groupe du DJ Justin Robertson, qui explique ainsi la source de son inspiration : « J’aime particulièrement le son brut et naturel du reggae. L’accent qui est mis sur le rythme la batterie et la basse est particulièrement important : ce son est aujourd’hui un des fondements de la dance-music. J’ai découvert cette manière de procéder en écoutant Clash leur manière d’utiliser les techniques du dub était révolutionnaire pour un groupe de rock. Ensuite, je me suis mis à écouter les vieux trucs de Studio One et Treasure Isle, The Cables et The Heptones notamment. J’aime l’expressivité de cette musique, son âme est proche de celle de Motown. »
Contre toute attente, le mouvement punk s’imposera comme un allié du reggae. Un groupe comme Clash, avec ses versions de Police & thieves de Junior Murvin, de Armaggedon time de Willie Williams, ainsi qu’avec une bonne partie de Sandinista, son triple album trempé dans le dub (avec Mickey Dread aux manettes), contribuera évidemment à faire connaître le reggae originel à un public plus large et en majorité blanc. Les membres de Clash obtiendront même de Lee Perry qu’il produise leur single Complete control, ce qui fera sérieusement grimper leur cote de crédibilité. A l’époque, la jeunesse prolétaire britannique s’invente des liens avec le statut de parias des rastafariens : la position rebelle de ces derniers face à « Babylon » (l’Occident tout-puissant) plaît aux punks, qui se placent eux-mêmes dans le même état d’esprit. Pourtant, il convient d’admettre que le climat sociopolitique que connaît l’Angleterre à l’époque, même s’il est franchement sinistre, est sans commune mesure avec les conditions d’existence misérables dans les ghettos de Kingston.
Punk et reggae continueront à danser ensemble jusqu’à la fin des années 70, des groupes comme les Ruts (leurs hymnes punks Babylon’s burning et Staring at the rude boys sont directement influencés par l’imagerie rasta) et les Slits le groupe féminin dont le premier album, Cut, a été produit par le parrain du dub, Dennis « Blackbeard » Bovell permettant au public de remonter encore un peu plus vers les racines du reggae. Même le Sex Pistol Johnny Rotten dévoilera ses véritables couleurs (rouge, or et vert) lorsqu’il citera le sublime Best dressed chicken in town de Dr Alimantado parmi ses titres favoris (toutes époques confondues) au cours d’une émission de radio.
Lorsque Richard Branson, fondateur du jeune empire Virgin, demande à Johnny Rotten et à Don Letts (cinéaste, vidéaste, DJ de Clash et plus tard membre de Big Audio Dynamite) de se rendre à Kingston pour y signer de nouveaux artistes pour son label, une nouvelle époque s’entame : soudain, dans le sillage de Chris Blackwell et de son label Island (à l’origine du succès planétaire de Bob Marley), des maisons de disques britanniques inscrivent à l’encre indélébile le reggae sur la carte de la musique mondiale.
Une portée plus manifeste que jamais à la fin des années 70 et au début des années 80, grâce aux efforts d’un petit label indépendant, Two Tone. Affichant un tableau de service incluant les Specials, Madness et The Beat, le son maison une fusion de ska et de rock corsé par une sensibilité punky fait un carton auprès des acheteurs de disques de Grande-Bretagne, décrochant plusieurs numéros un dans les charts. Le premier album de ces derniers, produit par Elvis Costello, est aujourd’hui encore cité par des sommités pop (Damon Albarn, Tricky ou les membres de Massive Attack) comme une de leurs influences majeures.
Dans les années 80, la scène reggae britannique éclate en morceaux et se réfugie dans l’underground. Pourtant, à Londres comme à Bristol, Manchester ou Birmingham, les murs qui séparent les genres musicaux sont tombés et d’immenses fêtes réunissant toutes les confessions musicales rock, ska, hip-hop rassemblent un public enthousiaste et multiracial. La scène de Bristol, particulièrement active, a vu naître des groupes comme Massive Attack (responsable de la résurrection spectaculaire d’un vétéran de Studio One, Horace Andy), Smith & Mighty, Roni Size & Reprazent, des collectifs de musiciens qui ont grandi en appréciant à sa juste valeur l’esthétique florissante de la culture des sound-systems. De la même manière que les sound-systems rivaux de Jamaïque se livraient, au milieu des années 50, à de véritables joutes soniques, ces groupes ont intégré à leurs représentations publiques les mêmes sons et lignes de basse qui ne s’adressent qu’aux tripes, font appel au même esprit communautaire.
Toujours en écho à ce qui se pratique en Jamaïque, le posse anarcho-techno Spiral Tribe installera, à la fin des années 80, d’énormes sound-systems à l’arrière de camions pour échapper à la police chargée d’empêcher les raves dans des lieux improvisés. Aujourd’hui, un peu partout, les sound-systems utilisés dans les raves en plein air sont devenus des attributs de la dance culture.
Bien que le mot « remix » soit désormais totalement passé dans les moeurs (il est devenu courant de voir des maisons de disques s’arracher le dernier bidouilleur en vogue pour tenter de relifter un artiste inconsistant), on a longtemps utilisé en Jamaïque les termes dub et version pour désigner le même processus. Des sculpteurs du son comme King Tubby ou Lee « Scratch » Perry utilisaient déjà la table de mixage comme un véritable instrument, déconstruisant entièrement certaines chansons puis ajoutant différents effets (écho, réverbération) pour rebâtir du neuf sur de l’ancien.
L’importance de ces expérimentations dub n’est évidemment pas passée inaperçue du côté d’Adrian Sherwood, le patron d’On-U Sound, lui-même bidouilleur de première : « L’influence du reggae est énorme. Beaucoup de disques dance utilisent les fréquences sonores qui étaient employées par les Jamaïcains dans les années 70 avec un son de basse énorme, une recherche d’explosion sonique. Lee Perry a remarquablement abordé les techniques de production : la façon dont il utilisait les fréquences basses, la reverb, le delay et les pédales d’effets pour ses versions était très en avance sur son temps. Il y a une énergie incroyable, presque une lumière, qui rayonne à travers ces disques. » Justin Robertson (de Lionrock) est tout aussi enthousiaste lorsqu’on lui parle des scientifiques du son reggae : « J’aime beaucoup la façon dont la dance utilise la technologie, une science héritée de gens comme Lee Perry et King Tubby, qui savaient parfaitement utiliser la technologie à leur disposition pour créer des choses nouvelles, excitantes. C’est tout le problème de la plupart des groupes de rock aujourd’hui : ils ont peur de la technologie. »
Les deux chefs de file du dub au Royaume-Uni sont le patron de Ariwa, Mad Professor, et le susmentionné Adrian Sherwood tous deux apportent une dimension différente au modèle dub et sont donc particulièrement prisés dans le circuit des remixers. Mad Professor vient de terminer sa révision dub de l’album de Massive Attack et Sherwood a reçu un excellent accueil critique pour sa collection de remixes à partir de l’album de Primal Scream Vanishing point, un disque rebaptisé Echo dek. Ces aficionados de longue date du reggae que sont les membres de Primal Scream ont d’ailleurs réussi à tirer de sa semi-retraite le maître du mélodica Augustus Pablo, pour une apparition remarquée sur leur single Star. Son solo sur le disque aurait été enregistré en deux prises seulement, ce qui n’est pas un mince exploit lorsqu’on sait que Pablo ne réussit à sortir lui-même qu’un album tous les trois ans.
Ces deux noms inévitables mentionnés, il ne faudrait pas pour autant négliger le légendaire pilier du dub Jah Shaka, qui a baladé son énorme sound-system à travers tout le pays depuis une bonne vingtaine d’années. Exposant en début d’année son dub fracassant lors d’un concert éclectique regroupant Andy Weatherall et le groupe techno-dub Bandulu, Shaka ne semblait pas près d’abandonner sa croisade pour convertir les profanes à ses messages chargés en basse. Mais la culture dance semble avoir hérité d’un autre élément clé de la culture reggae : le dubplate ou white label c’est-à-dire le disque acétate, ou encore test pressing, tiré à seulement quelques exemplaires, parfois même à une seule copie. Ces disques, dont les DJ’s jamaïcains se servaient abondamment depuis le début des années 70 dans les bars et les clubs, devaient à l’origine être utilisés comme des outils auprès du public : si la foule ne danse pas, le disque ne sort pas. Ces pressages limités sont désormais très répandus dans l’univers de la techno et de la jungle mais avec une autre fonction, plus promotionnelle.
Bien que la jungle et sa cousine prétendument plus intelligente, la drum’n’bass, soient des musiques avant tout londoniennes, leurs liens avec le reggae sont aisément identifiables : la plupart des lignes de basse de la jungle et son toasting ragga relèvent d’un son et de rythmes identiques à ce qui se faisait dans le reggae des années 80, en plus accéléré. On a ragga tip, du groupe SL2, souvent décrit comme le tout premier disque de jungle commercialisé, est construit à partir d’un rythme tiré du Walk & skank de Jah Screechie. The Prodigy a également fouillé les archives du reggae afin de choisir un sample pour son hit techno Out of space, utilisant le refrain d’une formidable chanson de Max Romeo, Chase the devil. Adrian Sherwood avance même une théorie quant à l’origine du mot « jungle » : « Bien que la jungle soit une création londonienne, elle affiche un mauvais genre qui évoque le reggae. Le terme « jungle » est en fait un mot d’argot utilisé pour désigner Jones Town, une banlieue de Kingston c’est là que ce mot a été utilisé pour la première fois. »
D’autres groupes et artistes ont su intégrer des éléments du reggae dans le paysage musical contemporain. Ainsi, Bim Sherman, le crooner à la voix douce du label On-U Sound, est depuis longtemps l’avocat du reggae roots : son album Miracle, produit par Adrian Sherwood, a connu un immense succès critique et a été qualifié par le DJ Andy Weatherall de « disque le plus spirituel » qu’il ait jamais entendu. Le dub n’est d’ailleurs pas chose inconnue pour Weatherall : ses idées de production, puisant régulièrement dans le dub, ont servi les disques de One Dove, de Primal Scream ou encore de James. Il y a encore quelques années, Andrew Weatherall proposait même des sets de DJ exclusivement dub, préférant mixer les classiques King Tubby et Dub Syndicate que débiter à la chaîne des mixes d’electronica dans l’air du temps. Alex Paterson de The Orb a également toujours aimé utiliser le dub, intégrant souvent des samples de Scientist et de Mickey Dread sur ses disques d’ambient. A Birmingham, les Original Rockers ont réussi à faire cohabiter sur leur premier album, Rockers to rockers (1993), des rythmes house, des samples de Lee Perry et des ornements dub. Zion Train et Dreadzone (d’anciens membres de Big Audio Dynamite) ont même connu un certain succès avec leurs propres interprétations de la formule house-dub.
De manière subtile mais déterminante, le reggae a donc marqué de son empreinte la musique dance contemporaine, exerçant une influence sensible sur les futures générations de groupes, de remixers et de DJ’s. Des gens comme Mr Scruff, Asian Dub Foundation, Pressure Drop, David Holmes, Finley Quaye et Audioweb sont tous extrêmement sensibles à ses charmes irrésistibles. Aujourd’hui, de nombreux clubs dub voient le jour un peu partout en Grande-Bretagne (Aba-Shanti à Londres, Dubisme à Manchester, Sub-dub à Leeds) et avec le succès des très acclamés labels de la résurrection reggae Blood & Fire et Pressure Sounds, la musique jamaïcaine et son héritage vont continuer à être des sources d’inspiration pour la dance-music de demain. « Si le reggae continue à être aussi important en Grande-Bretagne, conclut Justin Robertson, c’est parce que nous vivons dans une société multiraciale, qui bouge et qui vibre au son de la musique. »
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Simon McEwen
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