À 70 ans, le claviériste et accordéoniste éthiopien a vu sa carrière être relancée et vit désormais de sa musique après 25 ans sans avoir donné le moindre concert. Soutenu par « Awesome Tapes From Africa », Hailu Mergia a sorti un album en février dernier, entre rééditions et compositions inédites, et était en tournée cet été.
Figure emblématique de la scène jazz éthiopienne dans les années 70, Hailu Mergia s’est exilé aux États-Unis en 1981 pour tenter de briller outre-Atlantique. Mais tout ne se passe pas comme prévu et le pianiste est obligé de devenir chauffeur de taxi quelques années plus tard pour subvenir à ses besoins. Installé à Washington D.C, Hailu balade aujourd’hui sa musique aux quatre coins du monde depuis sa rencontre en 2015 avec Brian Shimkovitz, fondateur du label indépendant et défricheur Awesome Tapes From Africa. En représentation en France avec son groupe peu avant l’été, pour donner vie sur scène à son lumineux et luxuriant album Lala Belu, nous l’avons rencontré.
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Comment avez-vous conçu ce nouvel album ?
Hailu Mergia – Pour ce nouvel album j’ai réuni des morceaux que je joue sur scène avec mon groupe. J’ai eu l’idée de faire Lala Belu durant notre tournée : on n’arrêtait pas de créer de nouveaux morceaux et j’ai choisi de garder les meilleurs.
Que veut dire le titre Lala Belu ?
“Lala Belu” en Amharique (langue éthiopienne) se traduit par “dire la la”, autrement dit, une chanson sans paroles précises, qui peut-être chantée et interprétée par n’importe qui. Je veux que ma musique fédère.
Ce qui fait sens puisque même s’il n’y a pas de paroles dans votre musique, elle raconte différentes histoires.
Exactement, et puis n’importe quelle musique raconte une histoire. Certains morceaux sont issus de souvenirs, d’autres de relations familiales, amicales ou amoureuses, puis d’autres encore sont juste le fruit de notre imagination ou de notre inspiration. Pour revenir à ma musique, les instruments et les mélodies peuvent jouer le rôle de voix.
C’était important pour vous de faire cet album ?
Oui totalement, c’était le moment de sortir Lala Belu. L’album est à l’image de la musique que j’ai toujours réalisée, une moitié reprend d’anciens morceaux, l’autre moitié comprend de nouvelles compositions. Comme un bilan de ma carrière jusqu’ici.
Comment vivez-vous ce succès qui intervient assez tard dans votre vie ?
Je suis vraiment très heureux de ce qui m’arrive et de ce qui se passe autour de ma musique. Après de nombreuses années plus difficiles, je suis fier aujourd’hui de mon parcours et de pouvoir voyager grâce à ma musique, c’est ce que je voulais et je le vis désormais.
Comment avez-vous rencontré Brian Shimkovitz ?
Brian est allé en Éthiopie il y a plusieurs années et a trouvé quelques unes de mes cassettes, puis il m’a appelé de Berlin pour me demander l’autorisation de les publier. Je lui ai donné mon accord et c’est ainsi que l’on a commencé à travailler ensemble. Aujourd’hui, Brian est mon manager mais aussi mon ami, et je suis complètement satisfait car notre collaboration est saine.
Après une longue période sans pouvoir vivre de votre musique, cette collaboration vous a redonné espoir ?
Quand vous avez ce genre de réponse du public, vous ne pouvez qu’être encore plus motivé. Tous ces gens qui écoutent et aiment ma musique me poussent à travailler davantage et à me tourner vers le futur avec détermination. La rencontre avec Brian a définitivement changé ma vie, cette collaboration a insufflé une nouvelle dynamique à ma musique, je peux jouer dans le monde entier aujourd’hui. Brian a mis en lumière plusieurs de mes compositions lorsqu’il était à Berlin, et le travail acharné que je fournis depuis a payé.
À quel âge avez-vous commencé à faire de la musique ?
J’ai commencé à jouer quand j’avais 14 ans, en étant engagé par l’armée éthiopienne dans le département musique. J’ai pris quelques cours et je suis parti peu de temps après pour continuer de mon côté.
De quoi rêviez-vous à cette époque-là ?
Mon principal rêve était de devenir un chanteur, en fait j’ai commencé comme chanteur dans un club. Mais face à la concurrence et le nombre de bons chanteurs, je me suis tourné vers l’accordéon, puis l’orgue et j’ai délaissé le chant. Au final, mon ambition était de devenir un musicien.
Et quelles étaient vos inspirations majeures ?
Je n’en avais pas vraiment, j’aime tout musicien quand sa musique me plaît, mais personnellement, je suis mon propre chemin.
Dès vos débuts, il fallait que votre musique regorge d’émotions ?
Quand j’ai débuté, je voulais toucher et bouleverser les gens grâce à ma musique, il n’était pas question de célébrité, d’argent ou de business. J’avais l’envie de réaliser des morceaux universels et intemporels.
Restons dans les années 70, quelles étaient les spécificités de la scène musicale éthiopienne ?
Durant cette période la musique éthiopienne était révolutionnaire, parce que la concurrence était rude, un groupe en chassait un autre, et tout le monde travaillait énormément pour produire la meilleure musique et avoir la plus grande audience. On jouait de clubs en clubs et de nouveaux genres sont nés durant ces années-là, c’est pour cela que je parle de révolution artistique. Chaque groupe se livrait une bataille sans merci pour atteindre le succès, c’était une belle période.
Aujourd’hui, qu’en est-il ?
Les artistes éthiopiens utilisent énormément les synthétiseurs désormais, c’est une question de génération, je ne leur en veux pas du tout. À notre époque, c’était l’ère des groupes, pour faire de la musique il fallait forcément faire partie d’un collectif. C’est la principale différence, le son issu de machines et le son issu d’un effort commun n’ont finalement rien à voir. Aujourd’hui, un artiste peut-être seul sur scène pour un concert, car tout est enregistré dans son synthétiseur, on a le droit d’aimer comme de ne pas aimer cette manière de faire.
Pourquoi êtes-vous allé aux États-Unis ?
J’ai quitté l’Éthiopie pour l’Amérique afin de jouer avec mon groupe. Nous avons eu un contrat pour tourner aux États-Unis pendant une année, et en définitive nous avons fait des concerts pendant plus de deux ans.
En arrivant, pensiez-vous pouvoir y réussir ?
Je ne m’imaginais pas devenir un grand artiste mais au fond de moi j’avais cet espoir de le devenir un jour. Même si j’essayais de ne pas y penser, je me demandais si j’arriverais à m’imposer un jour et briller. Et c’étaient des questions auxquelles je n’avais pas les réponses (rires).
Après votre installation en 1981, quand avez-vous dû trouver un job alimentaire ?
À mon arrivée à Washington j’ai commencé à collaborer avec un chanteur et nous avons joué dans des bars pendant quelque temps, puis j’ai dû faire un job un peu différent : chauffeur de taxi. J’ai débuté en 1987, ou 1988, je ne sais plus exactement, et j’emmenais ou ramenais les gens de l’aéroport. Je continue de le faire mais plus comme avant, aujourd’hui je suis chauffeur quand je suis à Washington, sinon je voyage énormément pour les concerts et je fais davantage de musique.
Pourquoi avoir choisi ce métier ?
J’ai choisi chauffeur de taxi parce que j’avais mon propre emploi du temps, je pouvais ainsi m’organiser plus facilement pour aller enregistrer au studio, faire des concerts, etc. Je choisissais mes heures de travail : je pouvais débuter et finir quand je voulais, j’avais mon propre programme.
Quel était votre état d’esprit ?
Je pensais simplement à arriver à destination et déposer mes clients sans encombres, puis rentrer tranquillement chez moi à la fin de journée.
Comment avez-vous vécu le fait de ne pas pouvoir vivre de votre musique ?
Je ne l’ai pas pris trop à cœur, de toute manière je n’ai jamais lâché la musique, j’ai plein de pianos chez moi et je pratique même dans mon taxi. Je ne suis pas déçu d’être chauffeur, je dépose des clients à un lieu précis et je recommence, entre chaque course je fais de la musique et lorsque je rentre le soir je continue de composer.
Finalement, la musique est plus qu’une passion pour vous, c’est un besoin.
Quand je ne joue pas ou ne compose pas pendant un certain temps, je me sens mal, comme si je manquais de quelque chose. La musique est vraiment essentiel pour mon bien-être, parce que j’ai toujours fait partie de ce monde, surtout en Éthiopie, il n’y a qu’en arrivant aux États-Unis que j’ai dû trouver un autre métier. Dès que je peux, je passe mon temps à faire et créer des morceaux, c’est ce que je sais faire de mieux et c’est ce j’aime faire par-dessus tout. La musique a même intégré mon sang je crois (rires).
Avez-vous gardé contact avec l’Éthiopie et la musique éthiopienne ?
Parfois je reçois des disques ou des cassettes de mes amis éthiopiens, et quand je retourne en Éthiopie j’achète souvent des productions musicales, notamment actuelles. De toute façon, je garde naturellement contact avec mon pays natal.
Vous voulez continuer de vivre en Amérique ?
Je n’ai pas de plan pour la suite, je veux rester aux États-Unis pour le moment, mais je ne sais pas de quoi est fait le futur, jusqu’ici je me sens bien là-bas. Je rentrerai peut-être en Éthiopie mais aujourd’hui je n’en ai aucune idée, je me laisse guider, quand Dieu aura décidé pour moi de vivre dans un lieu précis, j’irai.
Propos recueillis par Osain Vichi.
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