Après avoir travaillé dur à ses gribouillis, la Hollandaise Lily van der Stokker a essayé de faire de mauvaises peintures. Elle a réussi mais n’y a pris aucun plaisir.
Lily van der Stokker est tout le temps malade. « My stomach doesn’t work anymore » (« Mon estomac ne fonctionne plus »), gribouillait-elle sur un dessin de 1994. Sa vie est une sorte de cauchemar paisible dans lequel la victoire sur le mal-être est un objectif permanent. Elle charrie toujours (en plus d’un nombre incalculable de pots de peinture « flash ») un chapelet de fioles, tubes, boîtes de toutes espèces remplis de poudres, pâtes, liquides, potions curatives qu’elle ingurgite à heures fixes, entre deux séances de yoga et trois visites chez le médecin.
En plus, dans sa vie professionnelle, ça va pas bien. « Me artist, me poor, me sad, please God help me gimme some money » (« Moi artiste, moi pauvre, moi triste, Dieu s’il Te plaît aide-moi, donne-moi de l’argent »), supplie un de ses petits dessins au stylo bille.
Edifiée patiemment tout au long des années 90, son oeuvre propose une vision plutôt schématique et tranchée du monde. Il y a ce qui est bien, bon, agréable, et puis ce qui est mauvais, triste, désagréable. Happy s’oppose à Sad, Good à Bad, Beautiful à Ugly. Méthodique, elle a essayé de faire de mauvaises peintures et déclare très franchement que ce n’est pas plus difficile à réaliser qu’une bonne peinture, mais qu’elle n’y prend aucun plaisir c’est là le problème. Dès le début des années 90, elle se déclare « spécialiste de la beauté » et influencée par le papier peint des chambres d’enfants (on y ajouterait volontiers Martial Raysse, toute l’esthétique du pop-art et les acquis de la peinture abstraite américaine). Elle malmène depuis l’origine de son travail cette dimension décorative que les artistes des années 70 et 80 feignaient de réfuter : c’est ce qui lui vaut aujourd’hui l’invitation du musée de Villeneuve-d’Ascq à participer à l’exposition « L’Envers du décor », et à présenter à Paris des peintures accompagnées de canapés (c’est sûrement le destin de toute peinture de finir au-dessus d’un canapé).
Ses oeuvres sont de petits dessins réalisés au crayon de couleur (elle abandonna récemment le Magic Marker qu’elle utilisa un temps, « parce que les émanations sont toxiques »), ou de grandes peintures murales qui ont pour vocation de disparaître rapidement. « Je ne supporte pas l’idée d’ajouter ma part d’oeuvres rectangulaires à la somme d’oeuvres rectangulaires déjà produites dans le monde et dans les siècles », déclare-t-elle péremptoire. Car, évidemment, le travail de Lily van der Stokker ne saurait se résumer à la déclinaison de cette « esthétique du gribouillis » que personne c’est bien là le mystère ne saurait exactement reproduire avec un tel sens de la composition bancale, de l’harmonie colorée approximative, du jugement en creux, de la petite provocation bien sentie. « Good old abstract painting » écrit-elle en 1992 sur un grand mur peint de fleurs pistache et tyrien tendance néo-hippie. « Art is easy (to understand) » (« L’art c’est facile à comprendre »), affirme un dessin récent. D’autant plus simple que son vocabulaire formel, bien que le connaisseur puisse y déceler évolutions et périodes, repose toujours sur ce qui semble être de petites ratures méticuleuses et de grands aplats aux bords tarabiscotés.
Lily van der Stokker est hollandaise, elle a 45 ans et partage sa vie entre Amsterdam et New York en compagnie de Jack Jaegger, artiste peu connu et personnage parfaitement essentiel, véritable historien de toutes les musiques du xxème siècle à lui seul. Enfin, c’est ce qu’indique traditionnellement sa biographie, car depuis peu ses dessins (ceux présentés à la galerie Air de Paris notamment) assènent de petites phrases contradictoires : « J’ai 42 ans », ou « J’ai 43 ans et Jack a 56 ans », rien de bien crédible en vérité. Mais elle insiste : « Jack et Lily vivent ensemble depuis dix ans », « Ce bâtiment a été construit en 1994 » (sur une grande peinture murale réalisée à la galerie Art & Public de Genève). Cette façon abrupte de rendre rationnel et quantifiable renvoie le spectateur à son désir de savoir, d’avoir des informations ; elle rend un peu ridicules ces formes contemporaines de la relation sociale où les acteurs sont définis par leur ancienneté dans l’entreprise, le poids de leur salaire, le nombre de mètres carrés de leur appartement. « Mon père a 84 ans », dit l’un de ses dessins. L’information peut être inexacte, mais le dessin est juste.
Eric Troncy
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