Avec sa plume noire et ses torsions syntaxiques, la rappeuse française Casey revisite son folklore d’exclue sur un album très en colère.
Eloignée des rêves de base du rap français, Casey représente une frange dure qui n’a jamais enfilé de short à paillettes. Née à Rouen d’ascendance antillaise, échouée au Blanc-Mesnil à 15 ans, elle est de celles et ceux qui ont avancé avec la seule passion aux tripes, le verbe haut et le doigt tendu, sans attendre leur salut du rap.
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Une attitude qui explique ce long parcours à l’écart des bacs à disques ; entre sa première apparition sur la mixtape n° 25 de DJ Poska et la sortie d’un premier album en 2006, dix ans se sont écoulés : “Faire des disques n’a jamais été une fin en soi. Il m’a fallu le temps de me sentir légitime, de répondre à mes propres exigences. Il était hors de question que je me précipite pour me retourner un jour et avoir honte parce que le disque était mauvais. Et puis j’ai toujours été prudente vis-à-vis de l’industrie. Beaucoup de ceux qui ont foncé se sont fait broyer. Combien reste-t-il de carrières aujourd’hui ? Cinq ? Dix?”
Entre ces deux bornes discographiques, le rap instable de l’adolescence, les concerts dans les MJC désertes, les mixtapes et les plans studio approximatifs. Et le rap, sans cesse, le verbe au jour le jour, sur le banc, au bahut, avec ses potes Ekoué et Hamé (La Rumeur), Prodige ou B. James, têtes dures de son clan, Anfalsh. Un parcours underground qui a permis d’affiner le ton, de magnifier le sens, pour ne jamais rentrer vraiment dans les cases que le rap s’est inventées : “On dirait que tu as le choix entre être hardcore et technique mais bas du front, ou écrire des phrases de vingt-sept pieds mais être chiant !”, caricature – à peine – la rappeuse.
Technique et sensé dans le même souffle, son rap se fout royalement de ces considérations. Il y a d’abord cette diction tendue, secouée d’allitérations et d’assonances comme autant de cliquetis internes piqués à l’arsenic. Presque une seconde nature : “C’est devenu ma propre forme d’articulation, au point que j’ai du mal à faire autre chose. Quand je pense à un mot, les mots voisins de sonorités surgissent et s’emboîtent.” Et de versifier tranquillement devant sa tasse de thé : “Maison, saison, raison, zonzon, zazie, sans eau… Il y a quelque chose de ludique dans le rap.”
Mais il y a aussi, sous cette architecture, une identité noircie, une tension maladive qui bloque le sourire et récite un drame. “La tragédie d’la trajectoire d’une tête à la traîne”, comme elle le rappait il y a quelques années avant d’en faire le titre de son premier album. “Je sais, j’ai le regard noir, défaitiste. Mes choix me portent à ça, les musiques qui m’inspirent sont sombres et dures. C’est comme un bouton on/off qui déclenche l’écriture. Pourquoi ? Je n’en sais rien.”
Lorsque le bouton est enclenché, le flow anguleux et précis de la rappeuse libère ses colères en cascade, ressasse son dégoût, sa haine et à peine d’espoir. La contestation radicale, la colère de la marge, la bande-son de l’émeute. Un rap agressif, aigre, hermétique ; pas une seconde sans beat, pas une mesure sans mots, pas un mot sans haine. Nourris de références à Césaire ou Fanon, les couplets goudronnés de Libérez la bête revisitent cette colère identitaire d’une Antillaise marquée par les tabous postcoloniaux, qu’elle fusille sur Primates des Caraïbes ou Sac de sucre.
Avec un systématisme qui peut user, sauf que ce baratin d’exclu, récité à travers le prisme d’une jeune lettrée de 34 ans, voit plus loin que sa seule expérience : “Peu importe que le prisme à travers lequel je regarde le monde soit celui de la colonisation ou de ma vie en cité. Mon sujet, c’est ce rôle qu’on veut te faire tenir alors que ton identité est plus complexe, plus diffuse. Etre habitant d’une cité est un bon exemple, mais c’est valable pour un handicap, une différence.”
En 2006, un ep baptisé Ennemi de l’ordre abordait déjà ce thème de l’enfermement symbolique : “Cet “ordre” ne désigne pas uniquement le gouvernement ou la police, mais tout ce qui t’enferme dans une posture, une géographie, une représentation. C’est ce “Voici ta place, voici quels sont tes stigmates, voici le sac de briques que tu vas devoir traîner”. Dense et parfaitement stylé, ce nouvel album ravive une liberté de ton, de rythme et de verbe, sortant le genre des identités étroites qu’il s’est parfois données.
Avec son verbe sale, son attitude de punk et ses bouquins de Dostoïevski à la place des disques de Brel, Casey est finalement plus libre qu’une armée de rappeurs planqués derrière leurs masques. C’est peut-être bien ça, être hardcore.
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