Une oeuvre politique en somme, qui procède à la manière des grands révolutionnaires : avec séduction, discrétion et stratégie. Artiste, enseignant, commissaire d’exposition et critique : l’Anglais Liam Gillick empile les casquettes pour mieux participer au grand jeu de l’art contemporain.
Difficile pour quiconque s’intéresse de près ou de loin à l’actualité de la création d’échapper à Liam Gillick. Professeur au Goldsmith College de Londres, artiste, organisateur d’expositions, critique d’art, cet Anglais de 34 ans a décidé de s’impliquer dans le champ artistique de la seule façon qui soit aujourd’hui sérieuse, c’est-à-dire par tous les moyens. De même que le critique d’art ne saurait être qu’un commentateur, de même que le commissaire d’exposition ne saurait faire l’économie d’une critique sur laquelle appuyer sa pratique, Liam Gillick ne saurait être comme ne sauraient l’être tous les artistes un simple producteur d’objets, d’images. Et puisqu’il est entendu que l’art n’est pas un domaine abstrait, c’est aussi en observant le monde qu’il conçoit, depuis plus de dix années maintenant, une oeuvre ample et énigmatique en forme de récit.
C’est d’abord sous les auspices du journalisme d’investigation qu’est apparu Liam Gillick, au début des années 80. En compagnie de son compatriote Henry Bond (avec qui il a travaillé ponctuellement jusqu’en 1996), il se procure les listings des dépêches de l’équivalent anglais de l’AFP, se rend sur les lieux des événements les plus divers : un grand prix de médecine aussi bien que l’inauguration en grande pompe de toilettes publiques pour chiens. Bond photographie l’action, Gillick enregistre les commentaires. Isolant ensuite des prises de vues laconiques et des fragments de discussions annexes sous forme de textes, ils restituent de l’événement une vision quasi anamorphique à partir de laquelle le spectateur peut fabriquer autant de récits.
Le procédé était sans doute encore trop simple pour Liam Gillick, à qui une intense observation du monde a appris l’extrême complexité des méthodes de ceux qui le régissent. Négociation, compromis, conciliation, retard, consensus, révision, concentration, dialogue, évaluation sont au coeur de sa réflexion : ce sont aussi les chapitres du livre L’Ile de la discussion le grand centre de conférence, dont la Villa Arson de Nice publie une traduction française à l’occasion de son exposition.
On rencontre dans ce texte divers personnages : Ramsgate, Lincoln (à la « voix numérique »), Denmark, Ron, qu’on comprend rapidement au coeur de stratégies de pouvoir, investissant divers lieux (dont une salle aux murs couleur de Coca-Cola, qui donna lieu, à Paris, à une peinture murale composée de coups de pinceau dans une gamme brunâtre « pour approcher au plus près la couleur du Coca-Cola »). Ce livre, comme toutes les formes que prend l’oeuvre de Gillick (vidéos, expositions, textes, objets), est une parmi d’autres pièces d’un puzzle frustrant dont la solution ne serait pas donnée par son achèvement. Une sorte de vaste jeu vidéo dont l’issue serait toujours renvoyée à plus tard, et dont l’objet serait de comprendre le monde. C’est que Gillick envisage l’oeuvre de façon singulière : « Il n’est pas question d’être assis chez soi, d’avoir une idée, et d’en faire une image. Il est plutôt question de faire l’image d’abord, et que cela oeuvre au développement d’une série de concepts. » Le principe créatif, à la fin du siècle, se voit donc retroussé comme une vieille chaussette.
Ainsi les quatre très élégantes plates-formes d’aluminium brossé et de plexiglas coloré présentées à Nice, en même temps qu’elles jonglent habilement avec les codes esthétiques de l’art et du design du xxème siècle, sont des sortes de parapets sous lesquels se tenir pour discuter (comme leur nom y invite : « plates-formes de discussion ») de l’état suivant de l’oeuvre, à partir des éléments du puzzle que l’on a en main : le livre, une série d’entretiens… Les grandes peintures murales géométriques orangées et brunes qui habillent les murs, époustouflante et simplissime démonstration de savoir-peindre, prennent a posteriori la forme des labyrinthes dans lesquels s’engage la réflexion. Le look de l’ensemble emprunte à celui des lobbies des banques, des lieux de pouvoir, des halls d’aéroport.
On entre dans l’oeuvre de Liam Gillick comme dans un roman en cours. Le sujet n’est pas clair, mais très perceptiblement, il nous concerne. Non pas parce qu’il nous parle directement de nous-mêmes, de nos comportements, où de l’injustice de ceci ou cela comme c’est désormais le cas pour une épuisante et pesante masse de l’art actuel. Mais parce qu’en nous piégeant dans l’intrigue évolutive d’un monde qui nous échappe et où se jouent nos destins, il désigne à la fois les modalités de notre soumission et notre aptitude à les accepter.
Eric Troncy
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