[Oasis et Les Inrocks 4/5] Avec son nouvel album, “Why Me? Why Not.”, Liam Gallagher démontre que sa morgue reste intacte dix ans après qu’Oasis a volé en éclats. Rencontre avec un “foutu chanteur” qui marche à l’instinct.
Paris, 28 août 2019, dix ans jour pour jour après le split d’Oasis. Les employés d’un palace parisien coincé entre l’Apple Store et l’Opéra Garnier, où nous avons rendez-vous, s’agitent. L’air conditionné débloque. Dans les couloirs, Liam Gallagher tourne en rond, vocifère gentiment, jette de temps à autre un regard dans le grand salon où nous l’attendons et qui ne semble plus si vaste lorsqu’il décide d’y foutre les pieds pour prendre la température.
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Retrouvez toute notre série Oasis
>> Episode 1 1994, notre première rencontre complètement folle avec les frères Oasis
>> Episode 2 Gin To’, football et prolétariat… Quand Noel Gallagher rencontrait Ken Loach
>> Episode 3 Liam Gallagher en 2017 : “Ma grande gueule est de retour”
>> Episode 5 [Vidéo] Quand Liam Gallagher évoque ses idoles
Le Mancunien entre toujours dans une pièce comme Roy Keane dans les pattes du défenseur de Manchester City, Alf-Inge Håland : avec fracas et sans la moindre hésitation. Les bras ballants et la démarche bagarreuse, il s’approche et nous tape sur l’épaule : “On va commencer, fils. Pas d’inquiétude. Mais pour l’instant il fait trop chaud pour parler de musique, t’es pas d’accord ?” Le mythe dit vrai : Liam se trimballe en toutes circonstances flanqué d’une parka sur le dos, même en plein mois d’août. “Une parka ? Nan, c’est pas une parka, c’est juste une veste. Je ne vais pas me pointer en chemisette, je ne suis pas ces foutus mecs de Vampire Weekend.” La discussion peut commencer.
Le petit dernier de la famille Gallagher, 46 printemps au compteur, s’apprête mine de rien à sortir son quatrième album depuis le sabordage spectaculaire, en 2009 donc, du groupe de rock le plus important des années 1990. Ce fut d’abord Different Gear, Still Speeding (2011) et Be (2013), avec Beady Eye – la formation érigée sur les cendres encore fumantes d’Oasis –, puis As You Were (2017) et maintenant Why Me? Why Not., sous son propre nom. En toutes lettres : LIAM GALLAGHER, avec sa trogne en gros sur une pochette de disque, photographiée par Hedi Slimane, histoire d’en remettre une couche.
Une trajectoire étrange dans la carrière de cette petite frappe de Burnage, bourgade de la banlieue de Manchester. Incarnation de l’archétype de la rock star quasi christique, il ne voulait qu’une chose : “Etre dans un foutu groupe.” Hélas pour lui, les temps changent, le business de la musique n’est plus ce racket qui offrait l’opportunité à des types au nez creux tel Alan McGee, iconique fondateur du label Creation Records, de signer des groupes comme Oasis sur la base d’une prestation live bancale un soir pluvieux à Glasgow, dans un rade, pour les voir jouer devant 250 000 personnes à Knebworth trois ans plus tard.
“J’ai toujours voulu être dans un groupe”
“Je pense qu’aujourd’hui, faire partie d’un groupe est devenu un sous-genre ou une sous-culture”, nous confiait l’année dernière James Skelly, leader de The Coral. Un ramassis de conneries d’après Liam, qui se plaignait en 2017 dans une vidéo hilarante et devenue virale, le montrant en train de préparer sa tasse de thé avant un concert, que les kids n’achètent plus de disques. “Je vais te dire un truc, nous interpelle-t-il en se levant brusquement comme pour en découdre, s’il n’y a plus de groupe de rock, ce n’est pas à cause de l’industrie ou des gosses qui ne mettent plus d’argent dans des disques, c’est surtout à cause de mecs comme Johnny Marr ou Noel Gallagher, qui ne pensent qu’à faire des putains de carrières en solo et à satisfaire leur putain d’ego. Quand Oasis s’est séparé, j’ai monté Beady Eye, ce n’était peut-être pas le meilleur nom, mais je ne l’ai pas fait seulement pour moi, je l’ai aussi fait pour les autres membres du groupe. J’ai toujours voulu être dans un groupe. Je ne suis pas un foutu songwriter, je suis un foutu chanteur. Noel Gallagher pensait qu’il serait mieux tout seul, donc il a tué le groupe. Il y a dix ans aujourd’hui, d’ailleurs. Il fallait bien que quelqu’un prenne la relève, donc j’ai fait ce que j’avais à faire.” Le show Gallagher est bien rodé. Si vous venez le titiller sur le terrain Oasis, le mec feint l’indifférence. Si vous ne tombez pas dans le panneau, c’est lui qui vient vous chercher.
Il y a trois ans de cela, John Robb, musicien, journaliste et témoin privilégié de la fulgurante ascension d’Oasis au début des années 1990, ramenait sa grisaille mancunienne à Paris le temps d’un concert avec son groupe, The Membranes. Autour d’un verre (sans alcool, John est l’un des pionniers du straight edge), il nous confiait qu’en plus d’être le type le plus drôle d’Angleterre, Liam était un gentleman accompli et un mec particulièrement intelligent. “Clever”, avait-il dit. “J’adore John, c’est un bon gars. Mais je ne dirais pas que je suis ‘clever’, je dirais plutôt que je suis ‘smart’”, modère Gallagher. Une différence difficilement perceptible à l’œil nu, mais que Liam a le mérite de souligner. Sa façon à lui de faire la part des choses entre l’inné et l’acquis sans doute, le clever faisant peut-être davantage référence aux élites bourgeoises et le smart à l’instinct et la démerde de la rue. Toujours bien d’avoir quelqu’un comme John Robb de son côté, surtout quand on a un frangin qui passe son temps à dire dans la presse qu’on est un demeuré.
Ce rapport à l’instinct se devine dans son approche de l’écriture, si on peut appeler ça “une approche”. Liam a toujours été clair sur le sujet : il n’est pas un songwriter. A l’époque d’Oasis, la légende raconte qu’il a gratté trois accords un jour sous un arbre et que la mélodie de Songbird (2002) lui est tombée du ciel. Noel n’y a pas cru une seule seconde. Des chansons de Liam, il y en a pourtant quelques-unes qui émaillent la discographie du groupe, tenant parfois même la comparaison : Little James, sur Standing on the Shoulders of Giants (2000), un peu tarte mais teinté d’un psychédélisme à la Lennon aux échos mystiques, Better Man ou encore Born on a Different Cloud, sur Heathen Chemistry (2002), mais aussi des faces B de bonne facture comme Won’t Let You Down et Pass Me Down the Wine (2006) ou Boy with the Blues, que vous ne trouverez que sur le CD bonus accompagnant le dernier album d’Oasis, Dig Out Your Soul (2008), et sur la bande originale de la série NCIS (allez comprendre). “Si demain je n’écris plus une foutue chanson, je ne vais pas en mourir. Je peux arrêter là, maintenant. Mais empêche-moi de chanter et je me tire une balle, mec”, affirme-t-il. Malgré cela, on retrouve des traces çà et là des velléités d’écriture, ou du moins d’expression, du jeune Liam, qui expliquent sûrement le succès d’As You Were (2017), son premier album solo.
La vidéo est un peu saccadée, le son un peu merdique. A ce moment précis, Oasis n’a aucun deal et n’a toujours pas croisé la route d’Alan McGee, qui leur fera signer leur premier contrat quelques semaines plus tard. Au brouhaha des guitares jouant de façon très noise le Columbia de Definitely Maybe (1994) succède la grande gueule de Liam, ramenant sa fraise sur un bouquin qu’il a ouvert la veille : “J’ai lu un truc dans la Bible sur deux mecs appelés Abel et… fuck… Abel et Cabel (sic), ouais. Adam et Eve avaient deux fils ; ces deux fils se sont battus un jour et, crois-le ou non, l’un des deux a poignardé l’autre, putain. C’est exactement de ça qu’il s’agit. C’est pour ça qu’on va être le plus grand groupe du monde, parce que je déteste cet enfoiré.”
Tout le monde se marre dans la pièce, sans savoir que douze ans plus tard il écrira l’un des plus beaux morceaux de l’album Don’t Believe the Truth (2005), Guess God Thinks I’m Abel, mettant ainsi Noel à l’amende de façon très méta en prenant à contre-pied la parole des Saintes Ecritures. Si Paul McCartney et John Lennon avaient été frangins, les exégètes et psychanalystes auraient fait grand cas de cette référence biblique à la lutte fratricide entre Abel et Caïn.
“Il y a des putains de bonnes chansons sur cet album”
As You Were (2017) est l’un des disques qui s’est le mieux vendu en vinyle l’année de sa sortie, sans doute parce que le public attendait avec impatience le retour de Liam aux affaires ; sans doute aussi parce que le cadet des Gallagher ne s’est pas aventuré sur des chemins de traverse que Noel Gallagher et ses High Flying Birds n’ont pas hésité à emprunter la même année avec un album, Who Built the Moon, qui lorgnait davantage du côté du Screamadelica de Primal Scream qu’il ne ravivait la flamme oasisienne : “Je ne m’attendais pas à un tel succès du premier album, mais j’espérais que ça parle aux gens. Je voulais qu’ils aiment ce foutu disque. Mais en même temps, je ne suis pas étonné non plus. Je veux dire, il y a des putains de bonnes chansons sur cet album. Tant qu’il y a des bonnes chansons, c’est tout ce qui compte. Et c’est ça qui marche”, renchérit Liam.
Est-ce que ce succès lui a mis une pression particulière au moment d’attaquer l’enregistrement de Why Me? Why Not., son successeur ? Non mais vous rigolez : “Nan, nan, nan, je n’ai pas de pression. Quelle pression ? C’est juste du rock’n’roll, mec ! Je n’ai jamais ressenti de pression en faisant de la musique. Je ne suis pas Thom Yorke ou Noel Gallagher, à me prendre la tête sur une ligne de basse ou un arrangement, dit-il en sautant de sa chaise, faisant mine de taper sur des bongos. Tu trouves une mélodie, tu prends des notes et tu te barres en studio. Il n’y a rien de difficile là-dedans.”
Dans une interview accordée au Guardian en août, Noel s’exprimait sur la musique de son frère, qu’il estime être “peu sophistiquée, à destination de gens peu sophistiqués et faite par un mec bas du front, donnant des ordres basiques à tout un tas d’auteurs-compositeurs qui pensent faire revivre la gloire d’Oasis”. Liam se lève à nouveau : “Tu sais, j’ai toujours un œil sur ce petit mec, je scrute tout ce qu’il fait pour être certain de faire exactement l’inverse. Je n’aurais jamais chanté ses trucs space-disco. Il se prend pour David Bowie. Je le mets au défi de retirer tous les effets de sa musique, tous les trucs électroniques et de jouer sa merde de Black Star Dancing avec une guitare acoustique. Il va être bien emmerdé, je peux te l’assurer. Il n’a tout simplement plus de chansons à offrir.”
Dans cette même interview, celui que Liam appelle “Potato” affirme n’avoir trouvé dans les albums de son frère que “de la bile et une colère insensée”, quand lui rappelle que les paroles d’Oasis ne parlaient que de choses universelles. Il y a de la bile dans les chansons de Liam, comme dans I Never Wanna Be like You quand il s’adresse à son père (et à Noel en filigrane, nous confie-t-il). Le How Do You Sleep? de Lennon, adressé à Paul McCartney sans jamais le citer, ne faisait pas autre chose et était rempli d’une rancune tenace.
Mais il y a aussi des morceaux comme Universal Gleam, dont on suit le processus d’écriture dans As It Was, le dispensable documentaire qui doit sortir outre-Manche, retraçant la résurrection d’un Liam Gallagher en déroute après la fin de Beady Eye. On peut mettre ça sur le compte du contrôle total de l’image, mais le voir répéter seul à la guitare ce morceau dans lequel il s’adresse à Dieu, la caméra dans l’entrebâillement d’une porte, a quelque chose de touchant.
Pour fêter les dix ans de la mort d’Oasis et la fin de notre interview, Liam propose de s’envoyer une bouteille de champagne. Pour rire. Le jour même, il dévoilait le clip de One of Us, extrait de Why Me? Why Not. dans lequel il sillonne un paysage aussi désolé qu’une chanson de Palace Brothers : “Act like you don’t remember / You said we’d live forever”, chante-t-il, tandis que des souvenirs de lui enfant, entouré de ses frangins, lui reviennent. Ne reste alors que des vieilles photos mémorielles sur des collines décharnées, comme s’il s’agissait d’un vieux champ de bataille un jour de commémoration. Et cette image d’un Liam Gallagher dans les pompes d’Holden Caulfield, l’ado paumé de L’Attrape-Cœurs de J. D. Salinger qui refuse d’entrer dans le monde des adultes.
Album Why Me? Why Not. (Warner Music)
Concert Le 21 février, Paris (Zénith)
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