La façade de R.E.M. est sans histoires : matériau noble pour lignes classiques conjuguées au présent, juste un peu moins brillante, un peu moins tranchante qu’il y a dix ans. Derrière, un architecte millionnaire en voie de clochardisation joue un cache-cache bluffeur. Plus on le voit, moins il se montre. Michael Stipe aurait-il tué Laura Palmer ?
Beaucoup de journalistes sont venus vous voir ces dernières semaines chez vous, à Athens. Ne redoutiez-vous pas de renoncer à votre intimité en les laissant visiter votre monde ?
Nous avions une règle, qui était de ne pas laisser les gens venir nous voir chez nous, à Athens. Lorsque vous voyez la ville pendant un jour ou deux, vous en tirez de fausses impressions. On fait d’Athens la Ville d’Emeraude du Magicien d’Oz, alors que ce n’est pas le cas. Ce n’est qu’une bourgade de province comme les autres, avec les problèmes d’une grande cité et ceux d’une ville moyenne en même temps. Nous avons invité les journalistes ici car nous pensions ne pas aller en Europe cette fois-ci. Mais nous ne les laisserons plus venir, car nous avons perdu une partie de notre intimité. Et, plus important encore, les gens gardent une fausse impression de la manière dont nous vivons et de ce qui fait Athens. Dans les journaux anglais, on a laissé entendre que nous dirigions toute la ville.
Les Parrains d’Athens’
Et moi, je suis Marlon Brando (rires)? C’est totalement faux, bien sûr.
En laissant les gens entrer dans votre monde, on a l’impression que vous cherchiez également à prouver que vous étiez ordinaires’.
Nous sommes ordinaires. Les petites différences qui peuvent faire de nous un bon groupe deviennent exagérées, le moindre geste est amplifié. Je l’accepte, ça fait partie du jeu de la pop-star, de la figure médiatique. Mais il est important pour les gens qui aiment sincèrement le groupe, pour ses fans, de savoir que nous sommes comme eux. Nous n’avons pas à le prouver, je crois que c’est évident.
Il y a quelques années, tu disais vouloir quitter Athens pour vivre au bord de l’océan, dans le désert ou dans les Black Mountains.
Je devais être dans un bon jour Je dis alors beaucoup de choses (rires)? Il me reste encore cinquante ou soixante années de plus à vivre, alors’ Pour le moment, je suis à Paris et je vis Paris, demain je serai à Madrid et je vivrai Madrid’ Au jour le jour. Mais dans cinquante ou soixante ans, je suis certain que je quitterai Athens. Pour le moment, c’est bien, car c’est chez moi.
Ce qui tourne autour du groupe semble particulièrement bien régi. REM a le même manager, le même avocat, le même entourage depuis le début. Tout ça n’est-il pas trop proprement organisé ?
Nous ne sommes pas si bien organisés que ça. Nous nous occupons de nos affaires, mais sans plus. Il n’y a que neuf personnes à travailler dessus à temps plein. Et nous faisons des erreurs. Mais nous contrôlons nos carrières. Nous avons signé avec les gens de Warner parce qu’ils l’ont compris, parce qu’ils nous donnaient l’espace pour grandir, notamment en Europe. Car REM est plus qu’un phénomène américain, ce que le groupe a à offrir musicalement va au-delà des barrières linguistiques et culturelles. Vous n’avez pas besoin de parler anglais pour comprendre la passion du son de ma voix, vous n’avez pas besoin d’être un fana de rock’n’roll pour comprendre la beauté d’une chanson comme Losing my religion. J’ai maintenant la possibilité de faire le tour de l’Europe. En train, car c’est mon moyen de transport préféré. Aux Etats-Unis, je voyage en train. Je me rends souvent à New York, et toujours en train : un trajet fantastique, de seize heures. Le voyage en train est très méditatif et contemplatif, vous pouvez vous détendre, écouter calmement le train, sans téléphone, sans fax, sans conversation.
Ta vie quotidienne obéit-elle à des règles précises ?
Le fait que je sois végétarien me distingue de la plupart des Américains. Je suis végétarien depuis onze ans, en très bonne santé et très heureux. Un jour, je me suis simplement dit Terminé, plus de viande !? Je travaillais dans un restaurant, j’étais malade d’en voir, d’en sentir et d’en manger. Plus tard, j’ai pris conscience des importantes significations politiques du fait de ne pas manger de viande.
Tu as raconté que chez toi, tu n’avais ni frigo, ni eau chaude car tu pensais être suffisamment fort pour te passer de ces choses.
J’étais certainement dans un mauvais jour lorsque j’ai dit ça D’humeur maussade. Je crois que c’est le genre de détail qui n’a pas beaucoup d’importance, je préférerais parler du disque. Je ne tiens pas à laisser de moi le souvenir de quelqu’un de particulièrement intéressant ou excentrique. J’aime mon rôle de chanteur de REM, voilà l’important pour moi. Mais aussi un peu celui d’activiste politique et celui de faiseur d’images. Je m’y suis mis parce qu’il fallait bien que quelqu’un s’occupe des pochettes au début, j’ai continué, voilà tout. Avant la musique, j’étais plutôt intéressé par le cinéma et la photographie. J’ai très tôt décidé d’être chanteur dans un groupe, mais je ne pensais pas du tout avoir à écrire des paroles. J’avais 15 ans lorsque je suis tombé sur Patti Smith, Television, Blondie, les Ramones ; ces groupes me paraissaient très frais. Avant, il était difficile d’être attiré par le rock, l’époque était particulièrement ennuyeuse. Je n’ai jamais écouté les Beach Boys, les Beatles, les Byrds, tous ces groupes pionniers. Je ne les connaissais même pas. On était en 1975, les Beach Boys, les Stones étaient finis’ Du moins pour moi. Les premiers albums de Patti Smith, de Television et de Wire sont les trois disques qui m ont inspiré, qui ont fait comprendre au petit fan que j’étais l’idée du punk-rock : tout le monde peut le faire. C’est l’idée autour de laquelle le groupe s’est réuni. Lorsque REM s’est formé, Mike et Bill étaient très bons musiciens, mais Peter n’était pas très bon guitariste et j’étais un piètre chanteur.
Maintenant encore, tu es souvent condescendant à l’égard de la pop, estimant que c’est de la merde, que tu devais rire de toi et de tes chansons puisque tu avais accepté de travailler dans ce cadre.
Il est important de garder une certaine distance, car c’est de la foutaise.
Tu estimes que seuls les disques ont de l’intérêt. Mais acceptes-tu que le public réclame autre chose, un peu d’histoire et de mythe ?
Bien sûr, et j’en suis conscient. Mais beaucoup trop de gens du monde du spectacle se prennent très au sérieux. Je tiens à faire savoir que je suis conscient de la mythologie, de cet aspect plus grand que la vie , mais aussi de l’humour de tout ça. Très souvent, lorsque je donne des interviews, je passe pour quelqu’un de particulièrement sérieux, de très réfléchi artistiquement , tu sais, toutes ces conneries habituelles’
Certains personnages mythiques ont-ils été déterminants pour toi ?
William Faulkner. Il a été pour moi une force motrice très puissante. Il riait beaucoup de lui-même, tout en étant conscient du sérieux de son écriture. Quelqu’un de commun et d’extraordinaire en même temps. Il y a chez lui une dualité, un équilibre de choses diamétralement opposées qui existe également chez moi et dans le groupe.
William Faulkner et toi avez déjà en commun votre passion pour le sud des Etats-Unis.
C’est un endroit à part. Il fait très chaud, l’air est surchargé d’humidité, tout bouge lentement, comme un monde de limaces. Ça affecte la manière dont les gens communiquent, leurs mouvements, leur travail, leurs ambitions, la manière dont ils tombent amoureux, leurs engueulades, leur choix de voiture, de maison, tout Il est facile d’y être paresseux, de ne jamais arriver à rien. Moi, je deviens paresseux lorsqu’il fait froid. J’aime la chaleur, le temps extrêmement chaud me vivifie, il me donne envie de me lever et de bouger. Je suis assez agité, volontaire, j’aime beaucoup travailler. Ce climat est parfait pour moi. Je n’y suis pas né, mais j’ai vécu presque toute ma vie en Géorgie. Je suis un fils du pays, comme toute ma famille. La Géorgie bénéficie d’un héritage sudiste très riche, qui affecte énormément tout ce qui en sort. Maintenant c’est différent, puisque j’ai fait le tour du monde ou presque. C’est ce qui rapproche tous les membres du groupe : personne, dans notre entourage, n’a cette expérience du voyage et des pays étrangers. Dès le plus jeune âge, j’avais déjà beaucoup voyagé avec mes parents, à cause de leur profession. Je bougerai toujours, je suis fait pour ça. C’est un sentiment très fort aux Etats-Unis, car nous sommes une nation très jeune, créée par des gens venus de très loin, qui
devaient chercher toujours plus loin pour trouver l’endroit où
s’installer. En Amérique, tout le monde bouge beaucoup, d’où ce sentiment d’agitation que vous ne connaissez sans doute pas en
Europe.
Sais-tu de quelle origine est ta famille ?
Allemande, écossaise et des Indiens de Caroline, des Black Mountains. D’où mes pommettes et mes yeux (rires)?
Es-tu plutôt autodidacte ?
L’éducation publique est inexistante aux Etats-Unis, elle y est pathétique. Les profs sont sous-payés, on ne leur donne pas l’opportunité d’enseigner de grands sujets. Tout est cloisonné, celui qui veut savoir quelque chose doit s’en charger lui-même. Il ne reste plus qu’à s’éduquer soi-même. Mais c’est surtout une question d’argent, ceux qui en ont peuvent s’offrir une très bonne éducation, pas les autres. Moi, j’ai été très pauvrement éduqué. J’ai tout appris hors de l’école. Je pense être d’une intelligence moyenne, mais comme j’ai beaucoup voyagé, j’ai vu des cultures, des lieux, des comportements différents, beaucoup plus que la plupart. Et puis dans ma famille, on m a donné des livres à lire.
D’où vient ta fascination pour l’image ?
J’ai toujours été sensible à ce qui était visuel, je suis très observateur. Je remarque beaucoup de choses, peut-être rien d’important mais lorsque j’écris, elles me reviennent à l’esprit, souvent sous la forme de simples listes. Beaucoup de chansons de REM ne sont que des listes. J’aime inventer des personnages et écrire toute la chanson de leur point de vue : une femme ou son enfant, un soldat qui revient de la guerre, un vieillard.
I remember, Country feedback, I believe sont des listes : je me contente de les lire, et voilà la chanson (rires)? C’est le signe d’un bon écrivain, quelqu’un capable de se glisser dans beaucoup de personnages et de regarder le monde de différents points de vue. Je ne dis pas que j’en suis un bon, mais je pense être très bon dans ce que je fais. Ça ne m’est pas difficile. La plupart du temps, ce sont des gens sensibilisés politiquement qui y arrivent bien, Nathalie Merchant des
10 000 Maniacs, Billy Bragg, Peter Garrett de Midnight Oil, Peter Gabriel, KRS One, avec Morrissey comme exception. Dans Duspell des 10 000 Maniacs, Nathalie Merchant se glisse dans l’esprit d’une femme vivant pendant la dépression aux Etats-Unis dans les années 30, avec trois enfants. Dans Cherry tree, elle se met dans la peau d’un illettré. C’est le genre de chose que j’arrive assez bien à faire. Si jamais je devais un jour écrire un album autobiographique, on le saura immédiatement. Je l’appellerais Stipe.
Le cliché voudrait que tu aies eu une enfance solitaire, cultivant tes passions seul et en secret, comme un Morrissey à l’américaine.
J’ai eu au contraire une enfance très normale, heureuse, j’avais beaucoup de copains. Je ne cultivais pas ma passion pour Faulkner seul dans mon coin. Dans mes chansons, j’utilise souvent le point de vue d’un personnage isolé, car écrire des chansons tristes est beaucoup plus facile que d’écrire des chansons heureuses. Leonard Cohen a bâti sa carrière sur l’écriture des chansons tristes. Je ne sais pas pourquoi, mais le bonheur est une émotion pour laquelle il est très difficile de trouver des exemples, difficile à décrire. La tristesse ou le désespoir sont des sujets plus facile à traiter. Mais toutes les chansons que nous écrivons contiennent de l’espoir, même les plus tristes. Même une chanson comme Country feedback, particulièrement sombre : son personnage prend conscience de l’émiettement d’une relation, la fin d’une histoire qui fut très forte. Si la chanson est extrêmement triste, la prise de conscience de cette fin est positive parce qu’elle permet de repartir.
Au contraire, tu affirmes cyniquement que votre Shinny happy people est la chanson la plus joyeuse qui soit. Elle est tellement enjouée qu’elle en devient presque éc’urante.
Mais c’est une chanson heureuse ! C’est ma manière d’écrire des chansons heureuses, même si toutes ne sont pas aussi stupides. J’ai l’impression que le bonheur est un état d’esprit assez bête. Mais j’ai écrit cette chanson sérieusement : Peter m avait donné la mélodie de la guitare, que je n’arrêtais pas d’écouter en me baladant en voiture. J’avais l’impression d’être incapable d’écrire des paroles sur ce refrain, car c’était la mélodie la plus heureuse que j’aie jamais entendue. J’avais renoncé, mais le groupe continuait de me tanner et j’ai fini par écrire cette chanson qu’il est impossible de chanter sans sourire, car tout est en I . Non, il n’y a pas de cynisme là-dedans, il y a assez de cyniques comme ça, je crois qu’il est important d’être au-dessus de ça. On ne peut pas ignorer les problèmes de ce monde, mais il faut s’élever au-dessus et être positif, essayer de faire de bonnes choses.
La carrière de REM, en dix ans, donne une rare impression de régularité et de fluidité, sans accrocs et sans problèmes personnels.
A la regarder dans son ensemble, sur le long terme, peut-être. Mais l’ayant vécue, je peux te dire que non. C’est le fait que nous communiquons énormément tous les quatre qui fait de nous une exception. Nous nous battons sans arrêt, mais nous adorons tous le groupe et sommes conscients de ce qu’il représente pour nous individuellement et pour les autres. Nous pensons au groupe avant de penser à nous. J’ai tellement de respect pour Mike, Bill et Peter ? et je sais qu’ils ont les mêmes sentiments pour moi ? que même lorsque nous nous disputons ou nous battons, nous arrivons toujours à un accord, à un compromis. Nos relations sont particulièrement saines.
Votre constance s’explique-t-elle par le fait que vous sembliez assez mûrs lorsque le groupe a commencé ?
Je ne crois pas du tout que nous l’étions. L’impression de maturité venait du fait que nous lisions des bouquins et que nous en parlions, ce qui était inhabituel pour un groupe de rock en 80 ou 81. Je ne considère pas nos trois premiers albums comme des disques matures. Maintenant, avec Out of time et peut-être déjà avec Green, après dix ans, je me sens à l’aise dans ce que je fais, mon écriture est meilleure qu’elle ne l’a jamais été et ma voix sonne mieux. Je ne dénigre pas nos premiers albums car je les adore toujours, mais j’y sens surtout un groupe en train de devenir adulte publiquement.
Vous n’apparaissez jamais sur vos pochettes de disques. Mais sur le verso de votre compilation Eponymous, il y a un surprenant portrait de toi, le visage angelot.
Oh, la photo est de 1977 (rires)? C’était une blague. Avec, inscrit au-dessus : They airbrushed my face ( Ils ont passé mon visage au brushing »). J’ai pensé que c’était une photo ridicule et marrante, que ça ferait rire nos fans. Et puis j’espérais toucher les plus jeunes, les introvertis qui idolâtrent REM, ou n’importe quel groupe, en leur disant Regardez, nous aussi avons été stupides à un moment.? Il était évident que c’était la photo de l’année de mon bac.
Quinze ans plus tard, comment considères-tu le garçon de cette photo ?
Très’ vert (rires)? Très simple, car je n’avais que 17 ans. Si une chose importante a changé ce garçon, c’est bien le groupe. Avec le groupe, j’ai eu un boulot, qui me permettait de faire ce que j’aimais, la musique. Peu de gens ont cette chance d’avoir une passion comme boulot.
A chacun de vos concerts, tu apparaissais métamorphosé : tête d’étudiant rêveur, de hippie négligé, cheveux décolorés ou maquillage outrancier. Et lorsqu’on te compare au Michael Stipe des débuts, le changement physique est impressionnant, presque intrigant.
C’est une évolution naturelle, j’ai dix ans de plus que Murmur, le tiers de ma vie, c’est beaucoup. Quant à mes transformations fréquentes, voyons-le ainsi, très simplement : je vois beaucoup plus de photos de moi que n’importe quelle personne normale et je suis fatigué de me regarder, donc je me transforme. C’est peut-être aussi bête que ça. Peter Gabriel aussi a énormément changé, très souvent.
L’apothéose de ces transformations fut la tournée de Green : sur scène, on avait affaire à un fou furieux possédé, barbouillé au mascara.
(Rires)? Je n’étais pas possédé. Mais pensez à ce que je fais sur scène : deux heures à gueuler et à sautiller sous des projecteurs brûlants, le moindre mouvement observé par tous ces gens, le moindre son amplifié trois cents fois. Le maquillage me faisait des yeux plus grands et le costard m évitait de tomber dans les pommes, car c’était un tissu très léger. Tout avait une raison d’être.
De la salle, l’ensemble paraissait terrifiant.
C’est bien (rires)? Parfois, je me terrifiais moi-même. Quant aux autres membres du groupe, ils me connaissent, ils savent que je ne suis pas si terrifiant que ça. Redescendu de scène, j’étais à nouveau normal. L’adrénaline est une drogue plus dure que l’héroïne.