[Nos grandes séries – Gossip] Deuxième épisode : en 2007, le groupe déboule sur la scène mondiale, boosté par Beth Ditto, sa chanteuse bigger than life, et un rock débridé aux accents soul.
“Les Inrocks” poursuivent leurs séries consacrées aux grandes figures suivies par le magazine depuis des années, voire des décennies. Après Houellebecq, Miyazaki, Godard ou Almodóvar, voici notre série consacrée aux explosifs Gossip, à l’occasion de leur reformation anniversaire autour des 10 ans de l’album “Music for Men”. Gossip, ce sont des concerts dingues, un engagement fort dans les combats LGBTQ+, un punk-rock à l’énergie plus que communicative et une figure de proue charismatique : Beth Ditto. Autant de raisons d’honorer leur come-back inespéré.
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Juillet 2007, c’est à Nottingham qu’on retrouve le phénomène Gossip en tournée anglaise pour entériner le succès massif de “Standing in the Way of Control” (l’album comme le single), histoire de vivre en live la folie qui entoure le gang d’Olympia, par ailleurs berceau des riot grrrl.
Nottingham, un mercredi pluvieux de juillet. Il est 16 heures quand Beth Ditto descend de la scène du Rock City, la salle de concerts située en centre-ville, et file backstage se faire un thé. Elle est suivie par Nathan, alias Brace Paine, le guitariste du groupe, et Hannah Billie, la batteuse. Les balances pour le concert de ce soir sont terminées. “Je suis contente, je crois que nous tenons un nouveau morceau. Souvent, Nathan balance un riff, Hannah y intègre sa batterie et je colle des paroles que j’ai déjà écrites, ou alors j’improvise une mélodie. Nos titres naissent souvent comme ça, en improvisant.”
Vêtue d’un jean bleu et d’un large T-shirt blanc, sa tasse de thé entre les mains, la chanteuse de Gossip a l’air épuisée. “Je me suis soûlée hier soir, c’est dur aujourd’hui ! Pourtant, tu sais, je ne bois jamais, je suis une vraie bonne sœur !” On lui rappelle alors notre précédente rencontre à Londres, deux mois plus tôt. Ce soir-là, Gossip donnait un concert semi-privé pour une radio à Camden.
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Déchaînée, déployant sur scène une énergie démentielle, Beth avait tanné la salle jusqu’à ce qu’on lui apporte une bouteille de Jack Daniel’s – bue au goulot. Les photos joplinesques avaient fait la une des tabloïds le lendemain. A l’évocation de l’épisode, Beth part dans un grand rire. Elle raconte que cette nuit-là lui a sacrément fichu la frousse. Pour la première fois, des paparazzi l’ont coursée dans Londres. Du jour où le NME l’a élue personnalité la plus cool de 2006, Beth Ditto est en effet devenue l’une de leurs cibles favorites, juste après Amy Winehouse ou Kate Moss.
Depuis la fin de l’année 2006, Gossip vit à un rythme d’enfer
Mais la cuite, aussi sérieuse soit-elle, ne suffit pas à expliquer les cernes qui se dessinent sur le visage de la chanteuse. Depuis la fin de l’année 2006, Gossip vit à un rythme d’enfer. Jouissant d’un succès d’estime mais toujours limité aux cercles indie et underground aux Etats-Unis, le groupe est en passe de devenir culte en Angleterre. “Je pense que la raison tient beaucoup à la géographie, à la taille du pays, explique Beth. Aux Etats-Unis, tu peux être populaire dans un Etat, plus difficilement dans tout le pays. De plus, les radios US ne jouent que des chansons ultracommerciales. Tu peux chanter tant que tu veux des bluettes du genre “Toi et moi dans la voiture, baby”. Mais on est plus que ça. Plus créatifs, plus sexuels, plus radicaux.”
Loin d’Olympia, leur ville d’élection, les Américains écument sans relâche l’Angleterre à bord d’un van. Des salles de taille moyenne, comme ce soir à Nottingham, mais aussi des scènes gigantesques, comme celle du festival de Glastonbury où ils se sont produits quelques jours auparavant et se sont imposés comme une des sensations de ce géant raout du rock anglais. “Il est très rare que j’aie un jour off, explique Beth. Et quand ça se produit, il y a toujours une interview ou une émission de télé à faire.”
En quelques mois, la jeunesse anglaise s’est pris d’une véritable passion pour Beth. Pour sa personnalité extravertie, ses kilos en trop, sa voix soul époustouflante qui fait qu’on la compare souvent à Tina Turner ou Janis Joplin. Mais aussi et surtout pour sa façon d’envoyer balader les idées reçues, d’assumer ses différences et de faire passer ses handicaps présumés – son corps et sa sexualité hors normes (elle est ouvertement lesbienne) – pour des atouts surpuissants, incontrôlables et subversifs. A l’image d’un Pete Doherty, dont l’aura dépassera à tout jamais celle des Libertines ou des Babyshambles, Beth a transcendé Gossip.
140000 exemplaires vendu en Angleterre
Tout est parti d’un single, Standing in the Way of Control, qui s’est déjà écoulé à plus de 140000 exemplaires en Angleterre. Un titre à la puissance punk ahurissante, propulsé par une basse disco claquante et une batterie punk-funk ultradansante. Un titre mû par la colère, à la portée générationnelle évidente, une sorte de Smells Like Teen Spirit, l’envie de vivre en plus.
La chaîne de télévision Channel 4 l’a même choisi comme générique de Skins, sa série trash pour ados. Beth l’a écrit un jour de grosse déprime pour protester contre les positions antimariage pour tous adoptées par Bush et les républicains aux Etats-Unis. “Because of standing in the way of control/We live our lives” (“Nous vivons nos vies en nous opposant à ceux qui tentent de nous contrôler”), hurle-t-elle dans le refrain qui résume à lui seul ce qu’est Gossip : une machine de guerre, l’expression brute et électrique d’une résistance. Tel pourrait être le credo de Beth Ditto : ne jamais renoncer, ne jamais baisser les bras, ne jamais croire ce que les autres veulent vous faire penser de vous.
« J’ai compris qu’il valait mieux utiliser mon énergie à changer le monde plutôt qu’à essayer de me changer moi-même. »
Pourtant, Beth n’a pas toujours été cette icône subversive. Longtemps, dans une petite ville macho et très conservatrice d’Arkansas dans laquelle elle a grandi, elle est restée une freak, une petite gamine trop grosse que sa mère, infirmière et mère de sept enfants, essayait de dissimuler dans des T-shirts trop larges. “Je crois qu’elle avait vraiment honte, raconte Beth. Elle pensait que c’était de sa faute, parce qu’elle aussi était grosse. J’étais la seule parmi mes sept frères et soeurs à lui ressembler. Elle voulait que je fasse comme elle, que je me cache. Pendant longtemps, j’ai voulu être mince, changer. Mais ça n’a servi à rien. Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’il valait mieux utiliser mon énergie à changer le monde plutôt qu’à essayer de me changer moi-même.”
Aujourd’hui, quand elle monte sur scène, Beth n’hésite pas à mouler son corps aux formes généreuses dans un fourreau lamé, quand elle ne décide pas de tout enlever. Le déclic se produit en 1999. Agée de 19 ans, elle décide de quitter l’Arkansas, cet Etat du Sud religieux et conservateur, avec son meilleur pote Nathan, aujourd’hui guitariste de Gossip. “C’est le Moyen Age là-bas ! Il n’y avait rien à faire à moins de se défoncer à la méthadone, de tomber enceinte ou d’aller en enfer. Kathy, ma meilleure amie, était déjà partie à Olympia, on a filé la rejoindre. Ça a été la meilleure décision de ma vie.”
Une prédilection pour les icônes pop et flashy
A Olympia, Beth et Nathan trouvent enfin leur place, se sentent acceptés : impossible de passer pour un freak dans cette capitale américaine de la culture alternative qui abrite, entre autres Calvin Johnson, le pape du lo-fi, et son label K Records. Olympia est également la ville qui a vu naître les riot grrrl, ces filles qui, énervées par le machisme qui régnait dans le milieu de la musique, décidèrent au début des nineties de faire entendre leurs voix. Les groupes emblématiques du mouvement furent Bikini Kill, fondé par Tobi Vail et Kathleen Hannah (qui, plus tard, créera Le Tigre), Bratmobile ou encore Heavens To Betsy (futures Sleater-Kinney).
https://www.youtube.com/watch?v=frGJF6joJnI
Pétris par la même culture féministe, les textes des chansons de Beth, qui abordent des questions aussi diverses que le genre, l’image de soi, la sexualité ou le fait d’appartenir à une minorité, s’inscrivent dans la filiation la plus directe des riot grrrl, le groove en plus. “Je me demande souvent pourquoi j’ai des influences aussi soul. Mon père était dans la country, il vénérait Johnny Cash, et ma mère aimait le rock. Le groupe qu’ils avaient en commun, c’était Kool And The Gang. En Arkansas, j’écoutais énormément la radio locale, qui passait beaucoup de vieux tubes et pas mal de soul. Ça doit venir de là. Nathan aussi a beaucoup écouté cette radio.” L’adolescence est rythmée par les tubes de MTV, avec une prédilection particulière pour les icônes pop et flashy : Cindy Lauper, Madonna ou Boy George. “Et Tori Amos. J’adore Tori Amos, encore maintenant !”
La carrière de Beth commence presque par hasard, peu de temps après son arrivée à Olympia. La jeune femme, qui pense alors devenir prof, rend visite à ses potes Nathan et Kathy, qui répètent en formation guitare-batterie dans leur garage. Elle se met à chanter sur un titre et ne lâchera plus le micro. Gossip était né. Très vite, le trio sort un 45t sur K Records puis donne des concerts. “C’était le délire, on avait à peine trois chansons, qui duraient chacune une minute et demie, notre set en faisait douze !”
L’arrivée en 2005 d’Hannah Billie à la batterie change la donne
Après un premier album, That’s Not What I Heard, sorti par le label indépendant Kill Rock Stars en 2000, ils enchaînent les premières parties et tournent en compagnie de Sleater-Kinney ou plus tard des White Stripes. En 2002, suit l’abrasif et fulgurant mini-album Arkansas Heat, dans lequel ils règlent son compte à Searcy, leur bled d’origine, “où les gens n’ont pas changé depuis 1965”. Pourtant, en dépit d’un potentiel évident et d’un succès d’estime dans les milieux underground, le groupe vivote dans le punk-rock garage.
« Ce que je déteste avec la célébrité, c’est la facilité avec laquelle les gens oublient que tu es un être humain. »
L’arrivée en 2005 d’Hannah Billie à la batterie, en remplacement de Kathy Acker, change la donne. Originaire de Seattle, figure de la scène locale, Hannah Billie a développé un jeu puissant, très inspiré par le disco et par les rythmiques punk-funk des groupes new-yorkais du début des années 80, tels qu’ESG ou Liquid Liquid. Avec elle, Gossip trouve un nouvel équilibre et devient une incroyable machine à danser. “Quand Hannah s’est mise à la batterie, il a été évident tout à coup que nous avions un futur ensemble”, raconte Beth.
Un futur qui se matérialise avec Standing in the Way of Control, leur quatrième album. Depuis un an et demi, le groupe vit donc de sa musique. Il a récemment signé avec Music With a Twist, le sous-label gay de Sony. “Certaines personnes nous reprochent de nous être vendus, continue Beth. Je crois qu’on a eu raison de signer avec une major. Pour une fois qu’un label est dirigé par des homos ! Ça n’a strictement rien changé à notre façon de fonctionner en tant que groupe.”
Il est 18 heures. Beth rejoint ses deux comparses, qui consultent leurs mails backstage, en hurlant dans les couloirs : “A table ! Nourriture !” “Toutes ces bonnes choses à manger, s’écrie-telle en découvrant le buffet réalisé par une cuisinière locale. J’ai envie de tout goûter !” Elle opte pour le sausage roll. “Le poulet avait l’air sacrément bon !”, dit-elle en regardant l’assiette du guitariste méchu, l’oeil gourmand.
Tous rigolent et papotent avec No Bra (“sans soutien-gorge”), alias Susanne Oberbeck, artiste allemande expérimentale choisie pour assurer la première partie de leur concert. Beth va se changer et réapparaît, pimpante et surexcitée, dans une robe jaune, chaussée de ballerines noires. Puis file dans les coulisses écouter le concert de No Bra. L’Allemande, immense et longiligne, qui porte la moustache et les cheveux jusqu’en bas des fesses, se produit quasiment nue, vêtue seulement d’une minijupe rose riquiqui. Entre une Laurie Anderson ou un Bowie époque berlinoise, elle psalmodie, impassible, des textes sur des déflagrations électroniques à la Suicide.
Autant dire que le public de teenagers ratatiné au premier rang a un peu de mal à adhérer. Sifflets, doigts d’honneur et brouhaha se propagent dans la salle. Furax, Beth surgit sur le côté de la scène, immédiatement acclamée, et encourage le public à applaudir No Bra. “Ce que je déteste avec la célébrité, avait-elle glissé pendant l’après-midi, c’est la façon et la facilité avec laquelle les gens oublient que tu es un être humain.” Aucune chance qu’on oublie Beth.
Retrouvez toute notre série grâce aux liens ci-dessous
Episode 1- Beth Ditto : “Je trouve ça un peu stupide ces anniversaires”
Episode 3 – Bienvenue chez Gossip : reportage à Portland avec Beth Ditto en 2009
Episode 4 – 2010 : Comment Gossip est passé de l’underground à la scène de Bercy
Episode 5 – En 2017, Beth Ditto évoque la fin de Gossip : “Un déchirement”
Episode 6 – [Vidéo] Beth Ditto, en 2017 : “Avant, je ne pouvais pas supporter de me voir exposée”
Episode 7 – Playlist : 15 références qui ont contribué au son et à l’identité de Gossip
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