“Où en sommes-nous aujourd’hui, en 2007 ?” Concepteurs de cette nouvelle Biennale de Lyon, Stéphanie Moisdon et Hans-Ulrich Obrist se placent résolument sous le signe du jeu et de l’histoire en cours. Une neuvième édition qu’ils ont voulu foisonnante, multipliant les artistes, les propositions et les perceptions du monde. Une façon d’échapper à la standardisation culturelle.
L’HISTOIRE AU PRÉSENT
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La question centrale de cette Biennale porte sur la fabrique de l’histoire. Comment écrit-on l’histoire au présent, comment se réinventer une manière de dire, de créer, de s’exposer et de penser l’espace non-linéaire d’émergence de l’art ? Nous nous sommes fondés au départ sur les travaux de l’historien Paul Veyne (archéologue et historien français né en 1930, spécialiste de la Rome antique – ndlr) qui ne conçoit pas cette production comme un exercice scientifique mais comme un modèle de satellisation et d’explosion du savoir, comme une construction d’intrigues, une méthode d’investigation à partir de faits, d’indices, de hasards et d’anecdotes. Cette approche non autoritaire de l’histoire est un modèle de pensée libre, à la fois poétique et politique. Ainsi, les différentes propositions des artistes et commissaires invités forment autant d’intrigues, de directions et de péripéties insoupçonnées. La multiplication d’histoires et de personnages produit une temporalité éclatée, des interruptions où le hasard vient sans cesse modifier le destin et la physionomie de l’exposition, qui devient le lieu d’une sorte de machination secrète. L’idée était donc de produire un roman historique de l’époque, écrit à plusieurs, limité arbitrairement à cette décennie, qui prenne la double forme d’un livre et d’une exposition, le livre ayant été conçu (avec M/M) comme le point d’origine et l’horizon du projet.
L’autre point concerne la réalité de l’art contemporain aujourd’hui, le phénomène de prolifération des biennales depuis une vingtaine d’années. En effet, comment faire d’une biennale une instance critique, un outil de réflexion sur les obsessions et les enjeux de l’époque, celui de l’espace public, du spectateur, de l’auteur, de la propriété, de la domination de la communication, des effets de standardisation et d’industrialisation de la culture ?
LA RÈGLE DU JEU
Pour répondre à cette situation contemporaine complexe, nous avons choisi une réponse simple, un lieu commun : le jeu. La structure du jeu est composée de deux cercles de joueurs distincts. Le premier regroupe une cinquantaine de commissaires d’exposition venus du monde entier à qui nous avons posé une seule question qui a valeur de règle : “Quel est, selon vous, l’artiste essentiel de cette décennie ?”. Il ne s’agit pas de critères d’importance ou d’excellence, mais d’un point de vue unique fondé sur une pratique et une expérience particulières. L’idée étant de remettre le choix critique en position de force. Au lieu des méthodes prospectives habituelles, qui consistent toujours à établir des listes d’artistes selon des principes plus ou moins explicites (nombre d’artistes nationaux ou internationaux), nous avons simplement déplacé le sujet de l’enquête, en invitant notamment des commissaires qui sont au début de leur histoire et qui tentent, à travers leurs propres méthodes et contextes, de s’inventer un rapport à l’art et aux artistes. Ce sont des artisans du présent en quelque sorte. Il leur a aussi été demandé d’écrire un texte manifeste qui justifie leur choix. Ces textes seront accessibles dans le livre comme dans l’espace d’exposition, de manière à ce que les visiteurs puissent intégrer les mécanismes du jeu et ce qui différencie les joueurs.
Le deuxième cercle rassemble plusieurs catégories d’artistes – architectes, chorégraphes, écrivains –, à qui nous avons demandé de produire une séquence plus large qui définisse la décennie. Ces interventions prennent des formes très différentes, il peut s’agir d’une exposition collective comme pour le projet de Saâdane Afif, d’un jeu dans le jeu comme la proposition de “rétrospective” de Pierre Joseph, d’une collaboration comme pour Michel Houellebecq (avec Rosemarie Trockel, Thea Djordjadze et Rem Koolhaas) ou d’une installation comme c’est le cas pour Claire Fontaine. Certains ont souhaité intervenir dans la ville – c’est le mobilier urbain de M/M –, jouer sur les outils de communication et leur détournement, comme la peinture murale de Josh Smith ou l’hymne de la Biennale réalisé par Trisha Donnelly. Jérôme Bel interviendra quant à lui dans un double espace, celui du théâtre, à l’Opéra de Lyon et dans le musée, à travers une adaptation inédite du Show Must Go on.
FAIR PLAY
Nous nous sommes saisis du jeu, dans sa conception traditionnelle, comme paradigme, car il stimule l’ingéniosité, l’insolence, l’humour et la capacité de chacun à concevoir des règles pour encadrer son existence. Mais aussi parce que le jeu se définit comme une action fictive, située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; c’est une des rares actions, en cette période de valorisation du travail, dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité… C’est une activité libre, qui cesse d’être un divertissement dès lors qu’elle est exercée sous la contrainte. Une activité incertaine, dont le déroulement n’est pas déterminé, ni le résultat acquis par avance. C’est d’ailleurs très exactement ce qui s’est produit, et au-delà de nos espérances, les réponses des joueurs ayant toutes été surprenantes voire déroutantes. Nous nous attendions aussi à ce que des artistes soient distingués plusieurs fois. Les choses sont bien faites, et au lieu de cela, nous avons bien plus souvent été confrontés à des inconnues.
Ce qui nous place dans une situation inédite, et privilégiée, celle du spectateur qui découvrira l’exposition, avec seulement un petit temps d’avance. Il ne s’agit pas pour nous de déléguer un choix, de se désengager de toute responsabilité critique : ce système permet de questionner les notions d’expertise, les hiérarchies et les savoirs, et de reconsidérer la notion de liste, devenue l’un des ressorts du rapport à l’art dans la mécanique des biennales. Une obsession qui correspond aussi à cette passion universelle du penser/classer. Enfin, puisqu’il s’agit d’un jeu, ce qui renvoie forcément à l’esprit de compétition, nous nous sommes rendus à l’évidence que personne ne venait à une table de jeu sans l’espoir de gagner. Restant à déterminer ce qu’on gagne et ce qu’on perd. Nous avons donc, pour la première fois, inventé un prix. Il sera décerné par un jury international, accompagné de trophées en chocolat signés M/M.
LIRE LES ANNÉES 00 : LA POLYPHONIE DES CENTRES
Nous partons de cette hypothèse : nous serions au début d’un vrai commencement, celui d’une décennie, d’un siècle, d’un millénaire. Nous ne croyons pas au discours de la rupture, de la crise ou du déclin. Comment alors distinguer ce moment des autres périodes ? Si nous pouvons plus ou moins avoir la distance nécessaire pour historiciser les années 70, 80 ou 90, les contours de cette nouvelle décennie restent flous. En réalité, nous sommes dans l’impossibilité d’en faire un portrait synthétique. Pour Edouard Glissant, les biennales se rapprochent davantage de la forme de continents (masses solides et imposantes) à l’opposé du modèle de l’archipel (accueil, partage et échange). Le modèle de l’archipel permet de donner lieu à la production d’événements autogérés, d’expositions annexes, d’extensions insoupçonnées, l’occasion aussi de multiplier les centres, sachant que la quête d’un centre absolu, qui a parcouru et dominé une grande part du XXe siècle, a finalement ouvert sur une polyphonie de centres au XXIe siècle, phénomène qui n’est pas étranger à l’émergence et la puissance des biennales dans le monde. Très clairement, l’époque n’est plus aux mouvements, aux regroupements idéologiques, nationaux, stylistiques ou générationnels qui ont structuré les décennies précédentes.
L’hypothèse du type “esprit du temps” est d’ailleurs précisément celle que nous avons rejetée d’emblée. Il nous fallait répondre à cette situation par une pluralité de voix, des bases de connaissances éclatées et évolutives, afin de mieux retrouver du spécifique. C’est par ailleurs ce qui nous a poussés à donner au spectateur et lecteur de ce livre d’histoire, la possibilité d’en devenir l’auteur, en créant ourdecade.com, fondé sur la technologie wiki utilisée par l’encyclopédie libre Wikipédia. Dans ce projet de Biennale, la question devient alors : “Quelles stratégies devons-nous adopter dans la relation qui nous lie à l’art ?” A l’heure où il s’agit pour tous de retrouver les possibilités d’un usage, l’organe pratique du jeu, celui des enfants, ce jeu sans fins par lequel la fonction de tout objet peut être réinventée, devient l’instrument de nouvelles manières de faire. L’espace du jeu (et de l’exposition) est celui de la multiplication des histoires, des emplois, où la règle mène inévitablement les participants à faire des choix. Le jeu n’est jamais gratuit, il est ce qui rend disponible ce qui auparavant n’était qu’accessible. Il rend disponible au joueur, comme au spectateur, l’usage des règles du jeu, les pratiques d’invention d’une mythologie du présent.
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