Avec Hervé Joulain, Emmanuel Pahud et François Leleux, une nouvelle génération d’instrumentistes à vent insuffle un air de nouveauté dans un milieu habituellement fermé sur lui-même. Au service de partitions classiques ou à l’assaut du répertoire contemporain, cette jeune garde française manifeste une soif constante de vie et de musique.
Aux Arcs, en Savoie, on trouve les accros du ski et ceux, assez nombreux, qui attendent l’été pour se plonger dans un univers musical tous azimuts. Vu les temps qui courent et l’attrait pour le mélange des genres, il est fort possible que le public spontané qui vient sans complexe écouter de la « musique classique contemporaine » sous un chapiteau livré aux caprices du ciel se confonde avec les adeptes des boîtes techno. Disséminés dans la station, enfermés sous le néon dans les lieux les plus hétéroclites, tandis que d’autres goûtent aux joies du parapente, les professeurs distribuent leur savoir aux stagiaires. Accoudés à un balcon, les membres du trio Hibernia venus répéter guettent, telle s’ur Anne, l’arrivée du hautboïste François Leleux qui revient essoufflé d’une excursion fluviale. Quelques minutes lui suffisent pour chauffer l’instrument ; bientôt, sa puissance de son se déploie alentour. Pendant le dîner, Leleux rassemble quelques mots destinés à un texte de présentation des Métamorphoses, ces miniatures pour hautbois solo de Britten. Il finira par l’improviser devant un public ravi. La veille, il avait époustouflé son monde en divulguant une pièce phénoménale de Knussen après avoir sorti un décapant Sextuor de Poulenc. Il speede, Leleux, comme beaucoup de ses camarades du cru qui l’appellent « le canard », mais il a déjà le charisme des grands qu’il partage avec son ancien copain du Conservatoire, le corniste Hervé Joulain, avec lequel il décida en une soirée (il y a cinq ans), un peu comme des aînés de grande école monteraient une association, de fonder un ensemble qui engloberait les autres larrons du groupe partis rouler leur bosse dans la fosse de l’Opéra Bastille. La perspective prochaine du Concours international de la Ville de Paris a hâté les choses : « C’était le moment de faire quelque chose. On voulait monter un octuor et pas un quintette. C’était une bonne motivation. On a gagné le premier prix. Les concerts se sont enchaînés et puis on a fait un disque. » L’Octuor Paris-Bastille se veut la réduction d’un petit orchestre tel que Mozart l’entendait. Il suffit d’écouter les deux sérénades gravées sur le disque, aussi olympiennes que juvéniles, pour réaliser qu’une nouvelle génération d’instrumentistes à vent s’est imposée après celle, légendaire, des Pierlot, Allard et Barboteux. « La vocation de l’Octuor est de mettre en avant cette nouvelle génération et de redorer le blason de l’école de vent. On a longtemps favorisé les cordes et la voix. Maintenant, c’est nous. » Cette notion d’école semble cependant quitter lentement mais sûrement le vocabulaire actuel ; beaucoup tentent de s’en défaire sans y parvenir, un peu comme le sparadrap du capitaine Haddock. Hervé Joulain pencherait pour l’éliminer d’un geste énergique : « Ça ne veut plus rien dire. Il y a eu une école, elle était liée à la facture et à une couleur d’orchestre, ce qu’on entendait par exemple à l’Opéra entre les deux guerres qui lui valut une réputation mondiale : le cor y flottait telle une voix. En ce qui me concerne, mon jeu est une synthèse de ce que j’ai pu écouter de par le monde. Le disque a apporté une exigence mais aussi une uniformisation, une homogénéisation des styles, de la couleur. Comme pour Internet, c’est un plus dans le savoir. Le revers, c’est la perte des particularismes. Par contre, j’ai une soif de connaissance pour des personnalités qui disparaîtront dans un proche avenir : je veux savoir comment on interprétait telle ou telle pièce. »
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Leleux, comme Joulain et le néo-Berlinois Emmanuel Pahud qu’on a entendu début mars au Théâtre de la Ville, revendique une totale pluralité d’activités. Parti de l’Opéra de Paris pour l’Orchestre de la Radiodiffusion bavaroise, il bénéficie d’un contrat en or lui assignant vingt-deux semaines de présence par an. « C’était les conditions idéales pour m’épanouir, pour travailler mon instrument et affiner mon métier en soliste ou en formation de chambre, ce qui n’est pas toujours possible en France. » Joulain pourrait lui rétorquer qu’il dispose au Philharmonique de Radio France, dont il est le cor solo depuis dix ans, de conditions très arrangeantes pour « découcher », peut-être en raison de sa notoriété. Après un détour par Bâle et Munich, Pahud est devenu le flûtiste solo et l’un des piliers du Philharmonique de Berlin où il jouit d’un contact privilégié avec le grand manitou Abbado.
Ils viennent d’enregistrer les Concertos pour flûte de Mozart qu’on trouvera en avril dans les bacs à disques. Pahud est l’hôte fréquent du Festival de l’Empéri, à Salon-de-Provence, ce rendez-vous estival qui a démarré avec presque rien et qui n’en finit pas d’étonner. Comme aux Arcs, on ne fait pas de manières : les musiciens arrivent à la dernière minute et attaquent toutes sortes de répertoires. Pahud sort sa flûte comme on tiendrait une pompe à vélo et se joue, avec une facilité déconcertante, des partitions les plus échevelées. On avait pris la température du phénomène dans ses premiers enregistrements de Beethoven, Schubert et Weber. La suite, chez EMI Classics, a des chances d’être prometteuse.
S’ils donnent l’impression d’occuper le terrain depuis vingt ans, c’est que nos trois coryphées s’attaquent aux vrais problèmes, aux perspectives dignes de ce nom. A commencer par le profil du musicien d’orchestre moderne : non pas le fonctionnaire qui entre laborieusement sur scène comme s’il se traînait chez le dentiste, mais celui qui manifeste une soif constante de vie et de musique. Il faut ensuite adapter son instrument aux enjeux actuels. Joulain, par exemple, planche sur une méthode où il dissèque le jeu du cor : « Je fais un recueil d’exercices qui conduit à une forme d’entraînement quotidien où la méforme dans l’humeur et l’organisme est bannie. Cette méthode représente pour moi près de vingt ans d’études ; elle sera diffusée dans le monde entier.« Il n’arrête pas, Joulain. Il fait tellement de choses (à son compteur, on recense quinze enregistrements et trente créations au bas mot) qu’on oublierait qu’il est régulièrement au pupitre du Philharmonique de Radio France et qu’il enseigne le cor au Conservatoire. Soliste international très couru, il est également au c’ur du projet européen ambitieux « Nord-Sud (de la Suède au Portugal) : deux parallèles en comparaison » qui suscite une grande synergie « Dans le cadre de cette coproduction qui associe des compositeurs des confins de l’Europe et des musiciens comme Vadim Repin, Derek Lee Ragin ou Michael Lévinas, je vais créer deux nouvelles pièces pour cor et orchestre à chaque concert. L’intérêt du projet est le grand nombre d’exécutions dans la foulée (une vingtaine en totalité), chose rare dans la création. » Joulain ne s’arrête pas là. Dévoreur de musiques, il mise aussi sur l’éclectisme et planche sur une collaboration avec Chick Corea et Sting comme récitant. « Il faut aller vers d’autres lieux. Le mélange des genres est devenu indispensable et d’ailleurs effectif. Le Festival de Milan a organisé des concerts de musique contemporaine dans des boîtes de nuit. Ils ont refusé du monde. » L’activisme de Leleux et Joulain vise principalement le contemporain et ce qui tourne autour. En encourageant les commandes, ils se préoccupent en même temps de la viabilité des uvres. Joulain, qui a fréquenté l’ensemble de musique contemporaine L’Itinéraire, en fait un cheval de bataille : « Il faut réfléchir sur les notions de production et de coproduction, garantes de viabilité monétaire et artistique. Le problème des pièces contemporaines est qu’elles ne sont pas suffisamment amorties. Aujourd’hui, le mot « création mondiale » ne veut plus rien dire. Le compositeur autant que les organisateurs comprennent l’intérêt de multiplier le nombre de prestations et donc de diviser les coûts. J’ai beaucoup joué Ligeti il y a dix ans, notamment au Festival Estival (il oublie de dire que le Magyar l’a plébiscité pour son exécution). On souhaiterait lui passer commande, par exemple une pièce pour cor, alto et cordes. On a beaucoup associé le cor aux vents et au violoncelle pour des raisons de spectre et de tessiture, mais peu à l’alto, un instrument qui doit prendre son essor. »
Le signal d’alarme sur le problème du coût de production du contemporain et ses répercussions auprès d’un large public a, semble-t-il, été entendu en amont. Musique Nouvelle en Liberté et le Théâtre de la Ville avaient uni leurs efforts pour faire du concert du 8 mars dernier un événement et avaient demandé à ses acteurs de réfléchir sur les uvres qu’ils souhaitaient défendre. Pahud, Leleux et les autres ont concocté un programme significatif : Telemann et Bach sont fourrés au milieu de l’indécrottable néoclassique Jean Françaix, d’une pièce très jazzy pour basson de Martial Solal et des deux Sequenze pour flûte et hautbois de Berio, qui réconcilient l’écrit et l’aléatoire. Là encore, le sacro-saint concert classique a pris un bon coup de jeune.
Série Les Nouveaux Interprètes (Harmonia Mundi) : Hervé Joulain (Schumann, Brahms) ; François Leleux (Britten, Poulenc) ; Octuor Paris-Bastille (Beethoven, Mozart).
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