Après des années de doute et de découragement, Les Négresses Vertes se réveillent en beauté avec Trabendo. Un réveil en plein espace, avec un facétieux copilote sur le deuxième oreiller : le producteur sorcier anglais Howie B. Alors que le groupe retrouve cette semaine la scène, retour sur un enregistrement où les Parisiens ont appris à respecter le silence et à latter les taupinières.
Le précédent album studio des Négresses Vertes, Zig-zague, en 94, était un bras d’honneur à la mort, qui venait d’engager Helno dans son super-groupe. Zig-zague, qui rime avec « divague » et « vague », était, comme son nom l’indique, un album de fuite en avant, mais la boussole cassée. Green bus, album de tournée, rappellera en 96 que Les Négresses Vertes n’étaient pas encore bouffées par les vers. Mais l’inspiration, pourtant, si : de fausses pistes en collaborations avortées, de doutes mortels en engueulades carabinées, Les Négresses Vertes n’arrivaient plus à écrire, maintenant l’illusion par la scène.
Jusqu’à une rencontre de la dernière chance avec Howie B, le sorcier anglais déjà consulté par Massive Attack, Björk ou U2, qui allait remettre le célèbre bus vert du groupe sur la route, dans le sens de la marche, la calandre pointée vers l’inconnu. Du coup, l’antique bahut Volkswagen allait devenir un vaisseau spacieux et spatial où, loin de l’attraction terrestre, le bordel des Négresses Vertes allait miraculeusement trouver un système de rangement : par le vide.
Pour ceux qui trouveraient douteux le virage électronique des Négresses Vertes, on pourrait sortir la liste impeccable de ceux qui, depuis douze ans, ont déjà été conviés à faire danser ces chansons, certains alors loin de la gloire : Massive Attack, William Orbit, Fatboy Slim ou Kenny Dope.
L’arrivée d’un Howie B aux commandes du nouveau Trabendo est donc très loin des opportunismes de rigueur les Rolling Stones reliftés par les Dust Brothers, ce mauvais genre. Ce qui est plus étonnant, c’est son implication. Car loin de rester de l’autre côté de la vitre pour un simple contrat de producteur à gages, Howie B a traversé l’écran qui sépare le réalisateur des acteurs, mettant la main à la pâte, la ressortant noire de cambouis quand la fusée avait des ratés. Lui qui rêvait peut-être d’une cure exotique sinon gastronomique en compagnie des Français s’est retrouvé embringué dans l’une des plus intimes et fascinantes collaborations de ces dernières années, digne de celle d’Eno avec les Talking Heads ou de Martin Hannett avec Joy Division.
En brisant ainsi leurs habitudes et, du même coup, le signe indien, Les Négresses Vertes ont retrouvé goût et saveur, eux qui ne connaissaient plus que l’amer ou le fade. De la joie rayonnante à la mélancolie la plus visqueuse, Trabendo voyageo mucho. Après sept années de deuil et de réflexion, c’est donc un nouveau groupe qui trafique ici les sons. Pas un groupe peinturluré grossièrement à l’air du temps, non une simple chanson, l’époustouflant Ce pays, assassinera d’entrée de jeu tous les cynismes. Mais un groupe gonflé à bloc par l’air du temps, certain que son pays (qui est peut-être le vôtre, comme dirait la chanson) se trouve en altitude, à un croisement. On y installe son bivouac à ses risques et périls, mais la vue est dégagée et panoramique. On ne se lasse pas d’y observer les accidents de la circulation, chorégraphiés par le bâton lumineux d’Howie B.
Vous venez de donner douze années de votre vie à un groupe de rock. Ce n’est pas effrayant ?
Stéphane (guitares) : Quand j’ai commencé, j’étais coursier à mobylette. Comment pourrais-je reprocher au groupe de m’avoir pris douze ans de ma vie ? C’est plutôt la réalisation d’un rêve de gosse. J’étais dans les dunes, au Grau-du-Roi, j’avais 13 ans, on bullait et j’ai acheté le premier journal de ma vie : c’était Best, avec Jimmy Page en couverture. Ça a été mon déclic. Et ça a été un bonheur jusqu’au jour où c’est devenu une routine, et là, nous avons décidé de mettre un coup de pompes aux habitudes. Je viens, comme les autres, de traverser une période de turbulences : en être sorti me renforce dans l’idée qu’on fait un truc formidable, qui n’est qu’à nous.
Comment la routine s’est-elle installée ?
Mathias (homme-orchestre) : On nous a poussés à travailler dans le sens des radios, on s’est laissé endormir. Et au bout de dix ans, on s’est retrouvés en position d’autocensure, prisonniers d’une image, d’un son. On aurait pu continuer à se copier longtemps. Heureusement qu’on a fait Zig-zague pour s’en rendre compte. Après, il a fallu s’arrêter, pour recréer l’envie de travailler ensemble. On était coincés, incapables de trouver une nouvelle façon de présenter notre travail. Moi, je n’en pouvais plus du côté flonflon des Négresses Vertes, des phrases trop longues. J’ai dû shooter dans pas mal de taupinières pour changer les choses. Il a fallu passer par plein de cheminements, de collaborations et de méthodes de travail pour finalement revenir à nous tous dans une pièce, avec un micro au milieu. Avant de se remettre ensemble, il fallait répondre à ces questions : pourquoi se retrouver ? qu’est-ce qu’on a à dire ? Si on fait de la musique pour payer le pavillon, c’est affreux. Il fallait retrouver l’envie de se regarder dans les yeux, de se déchirer ensemble.
Stéphane : Ce n’était pas possible d’avoir donné douze ans de sa vie pour en arriver là, à un boulot, à être de moins en moins libre. On a passé deux ou trois ans sur ce nouvel album sans rien enregistrer, alors on se pose forcément des questions : est-ce que je vais y arriver ? qu’est-ce qui va se passer pour moi ? Jusqu’au jour où on rencontre quelqu’un comme Howie B, avec qui quelque chose se déclenche.
Qu’est-ce qui vous a le plus manqué pendant vos trois années de silence ?
Stéphane : La scène, c’est la plus grosse drogue. Pour nous, la musique devait être comme ça, live, directe. Travailler sur les ambiances plus que sur un plaisir immédiat, comme on l’a fait sur Trabendo, c’était risqué. C’était demander aux gens « Etes-vous prêts à monter avec nous dans ce vaisseau ? »
Mathias : Ça rend les autres dingues, mais moi, la scène ne m’a pas manqué. Je ne voulais pas y remonter sans avoir à offrir quelque chose de nouveau, de risqué. Il y a une obligation de suer, de s’éclater, de tomber à genoux, d’y croire. Et là, je n’aurais pas pu continuer à jouer les vieux morceaux comme tels. Les Négresses Vertes ne peuvent pas faire semblant.
Ça vous faisait réfléchir quand vous voyiez que des musiciens avec lesquels vous aviez démarré, comme Manu Chao, réussissaient à se faire plaisir, à changer de cap tout en touchant un vaste public ?
Stéphane : J’avais les boules de ne rien sortir et, en même temps, j’étais content d’entendre leurs disques. Manu Chao a lui aussi traversé six ans de trou avant d’en arriver à Clandestino. C’était rassurant : lui avait fini par trouver son truc, par prendre un virage… C’était La Mano, mais sans l’orchestre : il n’en conservait que la fibre, l’essence. Après trois albums qui avaient bien marché, il fallait que nous aussi on arrive à tomber le masque.
Te reconnais-tu aujourd’hui dans Zig-zague ?
Mathias : On était partis pour triompher avec Famille nombreuse, et soudain, on s’est retrouvés sans tête. Plusieurs têtes se sont alors mises à pousser sur le corps : ça a donné Zig-zague… Mais il manquait la folie, le génie incontrôlable un truc qu’Howie B nous a fait retrouver, dans un autre cadre, ce qui nous a enfin permis de nous émanciper.
Stéphane : On venait d’être frappés par la pire injustice. Au départ, on était une bande de copains qui faisaient des chansons ensemble. Ce sont elles qui nous faisaient vivre, elles étaient nos bébés, notre ciment mutuel. Et d’un seul coup, l’un d’entre nous casse sa pipe à 29 ans. La mort d’Helno, elle m’a foutu en rogne, c’était tellement injuste de voir une mère pleurer son fils. Pendant deux ou trois mois, on ne s’est plus vus les uns les autres, et quand on s’est retrouvés, il y avait plusieurs avis. Moi, je pensais faire comme Joy Division : leur chanteur est mort et ils sont devenus New Order. D’autres pensaient que Les Négresses Vertes, c’était nous tous, autant qu’Helno. J’ai mis des années à le comprendre, à faire en sorte que ça s’entende. Pendant des années, on ne s’affirmait pas assez, on gardait le vide… Mais il faut dire qu’on est repartis tout de suite, c’était une fuite en avant, la seule réaction possible face à la mort. Il aurait fallu prendre le virage à 180° à ce moment-là. Mais on était sur un élan, on s’est laissé entraîner. Sur le moment, j’avais l’impression de faire un bras d’honneur à la mort.
Qu’est-ce qui vous avait soudés au départ ? La personnalité d’Helno, justement ?
Stéphane : La seule ambition, au départ, était de tenir jusqu’à la répétition du soir. C’était un concert à chaque fois, les copains venaient, et nous, on kiffait tellement que ça faisait tout oublier. Le but, c’était de trouver un moyen d’être le plus souvent ensemble. Et très vite, je me suis rendu compte que ce groupe possédait un truc que les autres avec lesquels j’avais joué n’avaient pas. Ça nous a totalement dépassés : on ne s’attendait pas à ce succès. La première fois qu’on s’est écoutés en disque, avec Mlah, c’est comme quand Howie B m’a fait écouter les mixes de Trabendo : « C’est pas vrai, c’est pas nous, là. Qu’est-ce qui se passe ? » Il y avait de la magie. C’était vraiment un groupe, on se sentait tous égaux, même à l’époque où Helno était, par la force des choses, mis en avant.
Mathias : A la rigueur, on aurait aussi bien pu faire du théâtre de rue : n’importe quoi, du moment qu’on pouvait rester tous ensemble. C’était vraiment un choix de gens, après des rencontres faites dans des concerts, des bringues… On venait tous de trucs collectifs, des Béru à Zingaro, et ce qui nous fédérait, c’était le goût de la fête et de la musique. Il y avait un côté gang, surtout quand on tournait à l’étranger. On faisait des super-matchs à l’extérieur, dans des endroits notamment les gros festivals anglais où jamais un Français n’avait encore joué.
Y avait-il un sentiment de revanche à réussir contre toute attente ?
Stéphane : Se venger de qui ? On ne m’a jamais battu (rires)… On m’a bien mis quelques bâtons dans les roues, mais ça n’a cassé que quelques rayons, ça n’a pas empêché ma roue de tourner. Mon seul regret, c’est sur la reconnaissance de notre écriture. Quand on parle de l’évolution de la chanson française, du fait qu’elle ait trouvé un style ces dix dernières années, qu’elle se soit ouverte musicalement, je trouve dommage qu’on n’y soit pas plus.
Pendant vos années de doute, avez-vous envisagé des carrières solo ?
Mathias : Il y avait des souhaits, mais pas les couilles. L’envie ne devait pas être assez forte. C’était impossible d’abandonner le groupe en pleine crise, on ne se sentait pas suffisamment forts pour se lâcher.
Stéphane Des carrières solo, il y en aura forcément un jour. Moi, je me verrais bien faire un truc très chanson. Mais avant, il fallait faire un album fort ensemble, nous prouver à nous-mêmes qu’on en était encore capables. Du coup, on est redevenus un groupe. On est partis ensemble dans une espèce de voyage grâce à Howie B, et en atterrissant, on a eu immédiatement envie de retrouver la scène.
Arriver dans un cercle aussi fermé doit être un enfer pour un producteur extérieur.
Stéphane : Pour Trabendo, on a d’abord travaillé avec Doctor.L, puis avec Clive Martin. Mais on n’a pas trouvé notre piste. Howie B, on le connaissait comme il nous connaissait : quelques chansons ici ou là, en sachant dans quel monde il gravitait. Et puis soudain, il y a eu un croisement précis où, au hasard de nos itinéraires personnels, on s’est rencontrés et on a eu besoin les uns des autres. Nous, on avait besoin d’une nouvelle sonorité, et lui, il en avait assez de travailler avec des groupes qui se limitent à deux mecs et un ordinateur. C’est une rencontre fabuleuse, car on a écrit ensemble, il ne s’est jamais comporté comme un producteur, assis à la console. Il était assis au milieu de nous, avec le casque, il s’excitait : « C’est là, écoute, maintenant vas-y… » Du coup, ça nous a poussés à nous investir encore plus, le carcan a explosé en plein vol, on s’est retrouvés, tous ensemble, dans l’inconnu.
Mathias : On avait besoin d’être surpris. Zig-zague, c’était pas assez culotté cela dit, c’était déjà culotté de faire un disque sans Helno. Du coup, par peur, on avait pris quelqu’un de conservateur pour produire le disque (Rupert Hine, collaborateur de Tina Turner ou Bob Geldof)… Un vieil Anglais à cheveux blancs et à poils sous le nez (rires)… On n’a pas pris un fou avec une dent en or et un bonnet comme Howie B à l’époque. Un dingue. Il venait de bosser avec U2, Björk, John Hassell et Sly & Robbie en moins d’un an, et quand il a débarqué à Aulnay-sous-Bois pour découvrir nos maquettes, il s’est enthousiasmé. Stéphane jouait de la guitare par-dessus la cassette, Mich rajoutait des trucs en direct au clavier, les chiens aboyaient, le téléphone sonnait, on ouvrait des bouteilles… Ce côté ouvert, interactif, l’a emballé.
Comment s’est scellée la confiance avec Howie B ?
Stéphane : Au bout de trois accords, il me parlait de Blue Oyster Cult, on sentait qu’on pouvait se laisser aller. On voulait prendre des risques, vivre quelque chose de dangereux. Et lui nous encourageait. Il y avait une émulation pas pensable. Notre problème, ce n’était pas les chansons elles étaient prêtes mais quelqu’un avec qui les faire voyager. Et lui est arrivé avec son bagage blues et soul, ce qui nous a changé des sonorités latinos. Le changement s’est fait en douceur, sans casse, sur des choses qui ont une valeur à nos yeux : le feeling musical, le travail, le dialogue. Quand on est, comme nous, fabricants de chansons, on veut que tout se passe bien à la confection : Howie et son équipe ont tout fait pour que ça se passe dans la détente, ils nous emmenaient en club, traîner avec les Chemical Brothers… Et quand ça bloquait, pendant une heure, il sortait sa console et passait des disques. On oubliait qu’on était en studio, on dansait et puis on reprenait. Il nous samplait sans arrêt, passait nos sons dans ses boîtes, triturait la matière. Nous, on était le matériau et Howie B, le sculpteur. Ce n’est pas un de ces maniaques qui passent des heures sur un son : il fonctionne plus à l’éclair de génie, à l’inspiration.
Mathias : Lui-même a été surpris par l’état de confiance. Il n’avait encore jamais eu autant de liberté sur un album. De temps en temps, il allait
tellement loin qu’on voulait l’arrêter, mais on se disait « Attends, laisse-le aller, l’animal. » Sur un mix, il pouvait transpirer comme un fou pendant deux heures et s’endormir de fatigue. Il fallait laisser vivre cette fougue. Il a poussé chacun dans la totalité de ses connaissances : il a fait sortir la culture jazz de Mich, le côté guitar-hero de Stéphane, le côté impro de l’accordéon, le côté reggae de la basse…
Pour un groupe à textes, la barrière de la langue a-t-elle été un obstacle ?
Stéphane : Il n’a pas demandé à se faire traduire les paroles. Il nous a dit « Votre musique est imagée. Le jour où je ne verrai plus d’images, ça sera mauvais signe et je vous demanderai de traduire. » Par pur feeling, ses atmosphères correspondaient aux chansons. S’il avait compris les paroles, Howie aurait peut-être forcé certains traits.
Quel a été son premier commentaire, son premier conseil ?
Stéphane : Il nous demandait souvent de respecter le silence, nous assenait que le silence était musical. Il nous a appris à jouer où il fallait. Nous, on jouait toujours tous en même temps, tous à fond, parce qu’on avait appris comme ça. Et là, il fallait être attentif les uns aux autres, que les interventions soient calculées et mettre tout l’influx, toute son intensité sur un truc qui n’allait peut-être durer que trois secondes.
Une chanson comme Ce pays a-t-elle été un révélateur pour le groupe ?
Stéphane : C’est surtout au moment de l’enregistrer qu’on s’est sentis décoller. On avait commencé par les chansons les plus faciles pour nous, Leila par exemple, pour se redonner confiance. Howie ne connaissait pas les paroles, mais le trip musical lui évoquait l’idée du voyage, de l’ampleur, et quand on a fini la chanson, il nous a demandé de continuer. Et on est repartis pour les quatre minutes supplémentaires sans paroles : ça a été un déclencheur. On se retrouvait, on se regardait, on s’aimait. Il y avait beaucoup de respect. Si on ne joue pas pendant que les autres le font, ça crée forcément un nouveau langage. C’est comme si on m’avait soufflé dans la tête après des années où les doutes s’y étaient entassés.
D’où vient le titre de l’album ?
Mathias : Il s’est imposé en fin d’enregistrement, il résumait bien ce qui venait de se passer, tout ce côté marché noir, trafic… Trabendo, ça veut dire « contrebande » en argot algérois. Ce sont ceux qui ramènent la marchandise. Ce côté trafiquant de sons, sans frontières, c’est un bon résumé de l’album. Surtout qu’Howie B est un pirate de première. Un Gitan.
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