Mick Jagger et Keith Richards ont fini par abandonner, ce printemps, les droits sur le morceau qu’avait été forcé de leur concéder Richard Ashcroft de The Verve. Une affaire qui dit beaucoup des processus créatifs et des rapports de force qui font l’histoire de la pop.
La scène, hilarante, a été captée en 2001 par les caméras du documentaire Being Mick Jagger. Le chanteur des Rolling Stones arrive pour un bal chez Elton John, dans un chic jardin anglais où des serveurs attendent au garde-à-vous les bras chargés de coupes de champagne, et tombe sur un quatuor de violonistes en train de jouer Bitter Sweet Symphony de The Verve, extrait de l’album de 1997 Urban Hymns. On l’entend alors lâcher, au grand amusement des musiciens : “J’adore cette chanson !”
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Fin mai, Jagger a fini par abandonner, de même que Keith Richards, ses droits d’auteur-compositeur sur “cette chanson”. La fin (provisoire) d’un long litige qui n’aura pas du tout amusé le principal intéressé, Richard Ashcroft. Mais qui, au-delà des points de vue opposés que l’affaire peut susciter – “The Verve, le groupe dont le plus gros single pompe les Stones” ou “The Verve, le groupe qui s’est fait piquer son plus gros single par les Stones” –, nous en dit beaucoup de l’artisanat et de l’industrie de la pop. Comment elle se compose, comment elle se vend, comment elle se possède, et à quel point peut s’avérer complexe cette question : à qui appartient une chanson, aux sens artistique et commercial du terme ?
Au départ de l’affaire, on trouve une boucle musicale obsédante de quelques secondes extraite de The Last Time, le dernier titre de The Rolling Stones Songbook, un album de reprises easy-listening du groupe britannique confectionné en 1965 par leur manager, Andrew Loog Oldham. Au moment de le sampler, Richard Ashcroft doit obtenir l’accord des ayant-droits dans ce grand jeu de pistes à quatre coins qu’est l’industrie musicale : un morceau de musique, c’est un auteur-compositeur qui l’écrit, un éditeur qui… l’édite, un interprète qui le joue, un label qui le presse.
L’interprète et le label perçoivent des droits sur l’interprétation, l’auteur et l’éditeur des droits sur la composition; en revanche, l’interprète et l’auteur ne sont pas forcément propriétaires du master ou des droits d’édition, cédés ou provisoirement délégués au label et à l’éditeur. Charge pour eux de s’employer à les faire fructifier en donnant ou non leur accord à leur réutilisation: samples, reprises, présence sur une compilation, bande-son de film ou de publicité… Pour citer l’un des exemples les plus célèbres, les Beatles et leurs héritiers ont ainsi droit à un veto sur l’utilisation par Universal de leurs masters mais ont perdu au début des années 1970, par un subtil jeu d’opérations financières, l’édition du catalogue Lennon/McCartney, rachetée par feu Michael Jackson et Sony.
Dans le cas de The Last Time, The Verve avait, selon l’actuel manager d’Ashcroft, obtenu auprès du label Decca, détenteur du master, le droit de sampler l’enregistrement. Le groupe, en revanche, n’a essayé qu’à la dernière minute d’obtenir l’accord des détenteurs des droits d’édition. Qui n’étaient pas les Stones mais un homme qui a joué un rôle central dans leur carrière (ainsi que dans celle des Beatles, qu’il contribua à diviser à la fin des sixties) : le manager Allen Klein (1931-2009). Ce dernier a réussi à arracher aux Stones, dont il gérait les intérêts, les droits d’édition de toutes leurs chansons jusqu’à Sticky Fingers inclus en les évinçant de Nanker Phelge, leur société d’édition de droits. Une opération qui lui a permis de se rémunérer et de faire la pluie et le mauvais temps sur la plupart des classiques du groupe. Qu’il s’agisse d’autoriser sans leur avis une utilisation publicitaire ((I Can’t Get No) Satisfaction pour les barres chocolatées Snickers, par exemple), de bloquer, jusqu’en 2002, la sortie d’une compilation couvrant toute leur carrière…
Ou encore de lancer des procédures pour utilisation non autorisée du catalogue contre Lil’ Wayne ou, donc, The Verve. En 1997, quand Jazz Summers, la manageuse du groupe britannique, et Ken Berry, le boss de EMI, viennent solliciter son autorisation, Allen Klein comprend qu’il est en position de force: alors que Bitter Sweet Symphony est déjà un tube énorme, il peut bloquer la sortie de Urban Hymns, dont les exemplaires sont pressés. D’où le deal léonin qu’il obtient : Ashcroft et EMI sont forcés d’abandonner l’intégralité de leurs droits d’auteur et d’édition à Mick Jagger et Keith Richards et à la propre société de gestion de droits de Klein, ABKCO. Soit, d’après le magazine Billboard, la somme d’environ 5 millions de dollars. Selon son biographe Fred Goodman, Klein déclara avec délectation à un ami, juste après : “J’ai été très méchant aujourd’hui.”
Pour l’instant, ABKCO, aujourd’hui dirigée par son fils Jody Klein, n’a pas changé de position. La victoire annoncée fin mai par Richard Ashcroft est donc un demi-succès: Jagger et Richards lui ont bien abandonné leurs droits d’auteur (y compris leur crédit sur le morceau) mais ABKCO reste le détenteur des droits d’édition. Même si, selon le manager du chanteur de The Verve, les Glimmer Twins ont réclamé que la société de leur ancien associé fasse le même geste…
“Vos riffs ne valent rien… Je veux mon argent”, chante Ashcroft à la fin de son dernier album solo, tel une Margaret Thatcher de l’indie rock. À la sortie du disque, le musicien expliquait au journaliste Kyle Meredith qu’une bonne partie de l’histoire de la musique est faite de “photocopies de photocopies de photocopies de photocopies de photocopies de photocopies”. Quoiqu’on pense du degré d’inspiration et de reproduction qui a présidé à Bitter Sweet Symphony, il est difficile de lui donner totalement tort quand on énumère les nombreuses ironies qui ont entouré l’affaire, qui montrent à quel point la création musicale n’est jamais purement affaire de génération spontanée, et souvent la proie de rapports de force.
Dans un autre dossier de plagiat présumé, celui du My Sweet Lord de George Harrison sur He’s So Fine des Chiffons, Allen Klein a d’abord défendu les droits du guitariste des Beatles, qu’il manageait, puis, après leur rupture, a racheté les droits du morceau pompé et a proposé de lui les revendre. Une indélicatesse qui lui valut un procès. La même année que Bitter Sweet Symphony, les Stones se sont eux aussi fait prendre le médiator dans le pot à confiture quand leur entourage a noté les similitudes entre Anybody Seen My Baby? et Constant Craving de k.d. lang, dont ils finirent par co-créditer les auteurs sans abandonner leurs propres droits. Au moment d’écrire The Last Time, trente ans plus tôt, ils s’étaient déjà nourris du This May Be the Last Time des Staple Singers, qui s’étaient eux même inspirés d’un chant traditionnel… Une dernière pour la route ? Si la reprise du morceau a tellement impressionné Ashcroft il y a un peu plus de vingt ans, on ne le doit pas tant aux Stones ou à Andrew Loog Oldham qu’aux orchestrations d’un arrangeur de génie, David Whitaker. Qui n’a, bien évidemment, rien touché du pactole de Bitter Sweet Symphony.
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