L’art multimédia le plus intelligent vu depuis longtemps. Des lignes, des carrés, des colonnes de chiffres et des données numériques : le CD-Rom des Jodi, artistes atypiques et férus de programmation informatique, ressemble à un noeud d’informations illisibles.
Cela commence sans crier gare, le CD-Rom à peine introduit dans la machine. Une pluie de fichiers noirs, une irruption de pustules informatiques qui criblent soudain le bureau de l’ordinateur. Invasion méthodique, régulière, ordonnée, façon armée des ombres ou plutôt côté obscur de la force. Une prise de pouvoir soudaine sur l’outil informatique, avant même que la moindre commande ne soit actionnée. Ce CD-Rom-là se déclenche tout seul. Et c’est un vomi continuel de lignes, de séries numériques, de décomptes chiffrés et de suites cabalistiques (001° ; 000° ; 001° ; 001° ; 001°…) qui se déclenche. Une véritable machine dans la machine. Un processus de prise de contrôle qui passe par l’émission de petits bruits, un alphabet ânonné par une voix métallique, des bribes de mélodie. Des sons insoupçonnés émis par l’ordinateur, celui-là même qui sert habituellement à taper des textes, à envoyer du courrier. Et c’est une succession d’écrans blancs sur lesquels la souris se met soudainement à dessiner et de pages noires prises d’une fièvre de compte à rebours anarchique, de fichiers qui s’ouvrent et se referment, s’obscurcissent, s’auto-effacent, se couvrent de chiffres. De grésillements et de sifflements. De sonneries et d’essoufflements. Jusqu’à ce que l’ordinateur plante. Se gèle sur une mosaïque de chiffres autonomes, comme vidé, surchauffé. Grillé.
De tous ces symptômes d’infection d’un ordinateur par un virus, le duo d’artistes Jodi a fait une oeuvre. Un travail lancé depuis déjà quatre, cinq ans à Barcelone. Une ville qu’on imagine, un peu vite, choisie pour sa scène électronique, son festival de musique Sonar, ses DJ… Regard désolé des Jodi. S’ils ont choisi la capitale catalane, c’est pour le climat, la lumière, le soleil. Des gens normaux. Moins conventionnels sont leurs travaux, axés sur le potentiel d’erreurs ontologiques à la machine. Des oeuvres qui exploitent les failles de l’intelligence artificielle et fissurent l’idéologie de la convivialité qui voudrait (iMac en tête) que l’ordinateur soit forcément amical. Le CD-Rom des Jodi n’est ainsi que lignes, carrés, colonnes de chiffres et de données. Un inextricable noeud d’informations illisibles, à l’état brut. Esthétique du bug. Un travail qui recherche la peur de l’utilisateur, la crainte du virus, de l’entité inconnue surgie en l’espace intime que constitue le rapport de l’individu à son ordinateur. Ecologie des médias. « Le système de la machine constitue un véritable environnement entre les fichiers, les dossiers, les applications. Contrairement à la télévision, l’ordinateur est un espace à trois dimensions. C’est un habitat. Nous installons notre travail dans cet environnement, et nous laissons le soin à l’utilisateur de l’activer par la souris, le clavier. En fait, nous attirons son attention sur l’intérieur de la machine. Exactement ce que les autres tentent habituellement de dissimuler. »
Dans une tradition encore récente d’expression artistique, les Jodi utilisent donc le CD-Rom comme un espace d’interventions, au potentiel de réactions inédit. Mais leur démarche reste avant tout conceptuelle. Contrairement aux pirates qui lancent des virus sur le Net, aux crackers qui brisent les codes d’accès de sites interdits, ils ne modifient pas le réseau. Plus qu’une action, leur démarche ressemble à un parasitage, comme un trouble jeté dans la machine pour étudier sa réaction. « On s’intéresse beaucoup aux modes de déplacement des virus (« bugs » en anglais). Comment se manifestent-t-ils une fois parvenus dans votre ordinateur ? Comment s’y prennent-ils pour effrayer l’utilisateur ? Quelles en sont les implications graphiques ? Ça revient à décoder un langage de la peur. Certaines personnes collectionnent les virus, comme on collectionnait autrefois les araignées et les reptiles. »
Lors du récent festival Nouveau cinéma/nouveaux médias de Montréal qui les avait invités à présenter leur dernière création, les Jodi distribuaient leur CD-Rom comme on se refile des flyers. Sans le moins du monde se soucier de sa valeur pécuniaire. Question de contacts, de diffusion, de distribution. Les deux artistes s’inquiètent d’ailleurs des risques qui pèsent sur la liberté de circulation sur le réseau et sur son utilisation par les artistes. Attablés à la table d’un café de Montréal, dans l’enceinte d’Ex-centris, nouveau complexe de cinéma entièrement équipé en numérique, les Jodi restent malgré tout sceptiques quant aux perspectives d’art multimédia. « A Barcelone par exemple, très peu d’artistes s’intéressent au multimédia. La plupart de ceux qui travaillent dans ce domaine sont graphistes et bossent pour des sites d’entreprises. » Peu impressionnés par le luxe du bâtiment québécois, également destiné en théorie à devenir un centre d’art lié aux nouvelles technologies, ils préfèrent commenter l’interface utilisateur-ordinateur,
et son potentiel d’intervention artistique : « Le moment où vous allumez votre ordinateur est un instant de grande fragilité. Il vous demande « Etes-vous d’accord pour ouvrir cette disquette ou ce CD-Rom ? » Est-ce bon signe ou mauvais signe ? Etait-ce prévu ou est-ce accidentel ? La question crée un lien entre votre espace privé et l’espace public. Elle vous fait prendre conscience des risques que vous prenez en ouvrant votre machine à l’extérieur. »
A écouter les Jodi, on prend plaisir à entendre des praticiens du multimédia enfin se poser des questions qui dépassent l’enjeu du support. Comme si, avant beaucoup d’autres, les Jodi avaient dû perdre leur fascination première pour la machine et le réseau, pour en distinguer les enjeux humains. Un rapport décomplexé aux nouveaux médias qui s’explique en partie lorsque les deux artistes décrivent leur méthode de travail. De l’encodage et du désencodage à n’en plus finir pour parvenir à leurs fins et instiller une dose d’aléatoire dans leur logiciel. Un travail obsessionnel et incroyablement concret. De la programmation à l’état pur, à la limite de la recherche mathématicienne. Evacuée donc la question de l’image multimédia, de la représentation électronique, le plus souvent figée dans un académisme pompier à faire frémir. Mais plongés dans leurs calculs, comment se sont-ils rendu compte de la qualité artistique de leur démarche ? « Par hasard, répondent-ils. On a un jour commis une erreur de programmation et on s’est rendu compte que c’était une image. »
Jade Lindgaard
Le CD-Rom des Jodi est en vente sur le site du label de musique Mego (www.mdos.at). Et aussi http://404.jodi.org
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