À la fin des années 70, le punk laissait place à une cold wave “à la française”. Mouvement impalpable, farce médiatique, quelques dizaines de musiciens y ont fait leurs armes dans un bouillonnement créatif décomplexé, qui résonne encore chez les groupes d’aujourd’hui. Alors que Marquis de Sade se reforme le temps d’un concert à Rennes en septembre, retour sur ces fameux Jeunes Gens Modernes.
“Est-ce que j’étais jeune ? Oui. Est-ce que j’étais « gens » ? Pas sûr. Et moderne… ça reste à voir.” Jacno se marre devant la caméra de Jean-François Sanz et Farid Lozès, comme étonné qu’on lui pose encore la question. Depuis la parution du numéro 4 d’Actuel, en février 1980, sa génération est cataloguée comme celle des Jeunes Gens Modernes. Sur la couverture, cinq musiciens d’Artefact, Jacno et Marquis de Sade offrent leurs visages au mouvement en gestation. Contrairement à ceux de leur âge, ils “aiment leurs mamans » (page 82).
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“Ça avait fait un gros buzz à l’époque, alors que c’est un peu une invention de journaliste”, se rappelle Frank Darcel, ex-guitariste de Marquis de Sade. L’interview est partiellement bidonnée, les trois groupes affichés n’ont pas grand-chose à voir entre eux. Qu’importe : le concept est lancé. “Cela correspondait à tous les jeunes musiciens qui avaient subi de plein fouet le mouvement punk. Actuel nous a mis en vrac dans le même magazine, par souci de provocation”. L’accroche médiatique est artificielle, mais touche du doigt les spécificités de la scène artistique de l’époque.
Douche froide post-punk
À la fin des années 70, la variété inonde la radio. Téléphone fait un carton et le rock progressif n’en finit pas de se compliquer. “Le mouvement punk a permis de balayer un peu tout ça”, explique Frank Darcel. Quelques années après le Velvet Underground, la vague new-yorkaise, Television et Richard Hell et le punk anglais libèrent la créativité. “Notre point commun à tous est que nous n’aurions pas pu faire carrière avant. Nous n’avions pas un bagage technique suffisant pour entrer dans le rock tel qu’il était devenu, admet le Rennais. Le punk nous a liés, une opération journalistique nous a reliés.”
Décomplexée, avide de création, la génération anti-soixante-huitarde s’engouffre dans une scène post-punk rétro futuriste : la cold wave, musique de l’avenir jouée dans des oripeaux du passé. Les Stinky Toys, Suicide Romeo ou Taxi Girl à Paris, Marquis de Sade à Rennes et Marie et les Garçons du côté de Lyon partagent ce même étendard. Cette “armée de romantiques avec une esthétique de la désillusion”, selon les termes d’Etienne Daho, reste marquée par la Guerre Froide et une culture européenne.
http://www.youtube.com/watch?v=Fq_7dbaQ4QA
“Ce qu’il y avait de spécifique à cette scène, c’était peut-être une certaine forme d’élégance « à la française », à la fois bancale, nonchalante et érudite, cultivée, littéraire, même si toutes les références invoquées étaient loin d’être maîtrisées”, analyse Jean-François Sanz. Directeur artistique chez Agnès B, il a réuni tous les acteurs du mouvement dans un documentaire sorti en 2014. Au titre provocateur mis au point par Actuel, il ajoute un tréma. Placés sous le signe de la culture novö chère à Yves Adrien, ses jeunes gens deviennent “Mödernes” le temps d’un film et d’une exposition.
Vous avez dit moderne ?
Vingt ans avant la fin du siècle, cette modernité est partout. Dans la presse, d’abord, avec “Un regard moderne”, journal que Libération paye au collectif d’artistes Bazooka. “Nous avons été les premiers à remettre le terme au goût du jour”, insiste la dessinatrice et co-fondatrice de Bazooka Olivia Clavel, à l’origine de nombreuses pochettes d’albums de l’époque. Mathématiques Modernes, Modern Guy… Vieillot et désuet, le concept s’invite comme prétexte à l’excentricité.
La jeune génération rejette l’esprit hippie comme le nihilisme punk. La presse voit dans leur manque de revendications un symptôme inquiétant. ”Pour eux, on était des individualistes forcenés, constate Frank Darcel. On a juste arrêté l’hypocrisie et les faux-semblants et on s’est mis à parler argent et contrats sans prendre de gants.” Dans la capitale, les dandys hautains passent leurs nuits aux côtés de Pacadis, errant des Bains Douches au Palace.
Olivia Clavel les y a croisés. « À l’époque, on ne les prenait pas trop au sérieux, s’amuse-t-elle. Ils n’étaient pas des rebelles, ils n’avaient pas envie de changer la société. C’était plutôt un état d’esprit : une envie de sortir, de dessiner ou de faire de la musique, de vivre librement.” De l’art pour l’art ? Elle ne réfute pas l’expression.
Génération perdue
“Le mouvement était éclaté. Les gens ont vécu ces années de façons différentes selon leur provenance, leurs parcours, leurs goûts musicaux…”, résume Jean-François Sanz. Chaque ville a gardé sa scène, sa spécificité. “Ce qu’on vivait à Rennes, c’était une forme de postmodernisme : on recyclait des mouvements intellectuels et culturels de l’entre-deux-guerres”, se souvient Frank Darcel. Philippe Pascal, chanteur charismatique de Marquis de Sade, s’inspire de l’expressionnisme allemand dans son jeu de scène saccadé et scande des paroles en plusieurs langues. Les musiciens cultivent la distance et le bizarre. Les uns sont taxés de fascistes, les autres de royalistes. Il n’en est rien.
Par manque de structures, de managers et de labels intéressés, la spontanéité se perd et le mouvement commence à s’auto-parodier. Passé le coup de pub initial, les médias ne comprennent pas tout à ce mouvement protéiforme, qui convoque côte à côte futurisme, dadaïsme et littérature américaine de la Lost Generation. Les groupes se dissolvent, certains jettent l’éponge. Maurice Dantec quitte Artefact pour devenir écrivain.
“À ce moment-là, on laisse tomber les références intellectuelles, sourit Frank Darcel. Beaucoup s’orientent vers des sons plus légers, disco. La cold wave hexagonale finit par accoucher d’une sorte de pop française régénérée”. Etienne Daho, Niagara ou Daniel Darc en sont les enfants.
“Il y a un revival qui n’en finit pas autour de ces sonorités” assure Jean-François Sanz. Le mouvement n’a cessé d’avoir une influence souterraine, qui éclot de temps à autre, comme chez La Femme, Aline ou Lescop. “On gardera de cette époque quelques bons albums ainsi que des disques moins indispensables qui conservent une forme de charme bancal”. Et une expression dont les journalistes et fans ne se sont toujours pas lassés.
En concert : Marquis de Sade, le 16 septembre 2017 au Liberté (Rennes)
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