En compilant sur EP C / B EP leurs premiers morceaux, les expérimentateurs New Yorkais de Battles déboulent enfin dans les bacs en Europe. L’occasion de faire le point avec leur leader, Tyondai Braxton.
Formé par quatre mercenaires déjà connus de nos services, John Stanier (Helmet, Tomahawk), Ian Williams (Don Caballero), David Konopka (Lynx) et Tyondai Braxton (fils du jazzman Tony Braxton), Battles s’est fait remarqué ces derniers mois par des prestations live abrasives aux quatre coins de la planète et notamment récemment lors de la Route du Rock collection Hiver et lors d’une soirée Nomade à la Fondation Cartier. C’est à l’occasion de ces concerts dans notre pays que nous avons rencontré Tyondai Braxton pour essayer d’en savoir un peu plus sur cette formation atypique.
Instrumentale, mouvante et d’une complexité excitante, la musique de Battles pourrait être considéré comme une sorte de post-rock, mais où une énergie cataclysmique aurait remplacé un trop plein de cellules grises. Auteur de trois EPs des plus intrigants, The Tras, EP C et B EP, parus sur différents labels indés américains (Cold Sweat, Monitor et Dim Mak), Battles a récemment rejoint la maison anglaise Warp. En attendant un premier véritable album, le label de Sheffield publie une compilation de ces trois EPs, intitulé EP C / B EP, dont lesinrocks.com vous propose aujourd’hui d’écouter deux titres, SZ 2 et Tras 2 pour rendre la lecture de cette interview un peu plus mouvementée.
Que peux-tu me dire à propos de ton histoire personnelle, de ton enfance
Tyondai Braxton : Je suis né à Mannathan, car mon père y jouait. J’ai un peu vécu à Woodstock, puis quelques années en Californie, mais la plupart de mes années de jeunesse se sont déroulées dans le Connecticut. Avant de revenir à New York. Le Connecticut est de toute façon une sorte de banlieue de New York, j’y ai donc toujours eu accès. Mon père étant musicien, j’ai eu, en grandissant, un accès constant à la musique, à des choses nouvelles ; ça va de pair avec une certaine ouverture d’esprit, une forme d’éducation plutôt libre. Mais je ne m’en rendais pas forcément compte, c’était un processus naturel que je prenais comme tel : c’était là, et c’est tout.
Grandir dans cette atmosphère a été assez excitant, jusqu’au point de vouloir faire ma propre expérience, ma propre éducation, me détacher de ce que je recevais naturellement. Jusqu’au point de prendre mon cheminement d’artiste très au sérieux.
Le destin te poussait-il forcément vers la musique ?
J’ai compris que je voulais en faire ma vie quand je suis arrivé au lycée. C’est devenu une conviction. J’étais entouré, comme tous les gens de ma génération, de gens passionnés par le rock, ou par le punk rock : ça s’est ajouté à l’influence qu’a eue ma famille sur mon éducation musicale, je l’ai intégré à ce que je possédais déjà pour faire ma propre cartographie.
Tu sentais la nécessité de prouver quelque chose ?
Que ce soit conscient ou pas, ça a dû arriver, effectivement. Quand on est dans ma position, avec un père célèbre, il faut réussir à se détacher de ça, à prouver que l’on prend les choses très au sérieux, qu’on les fait avec soin et passion. Qu’on est soi-même. Je veux prouver ma lutte pour trouver mon chemin propre, différent du sien. C’est une mission, mais peut-être une mission secondaire : je fais d’abord ce que je fais parce que j’adore ça, parce que j’adore créer, être artiste. C’est au-dessus de tout le reste. Mais cela n’occulte quand même pas ma volonté de me séparer de mon père, de manière artistique et saine.
Et Battles ? Comment vous êtes-vous formé ?
J’ai rencontré Ian en 2002, son groupe Don Caballero venait de se séparer, et il était venu de Chicago pour s’installer à New York. J’adorais son groupe depuis longtemps, je l’ai vu jouer au CBGB. Je l’ai invité à mes propres concerts, et nous sommes devenus amis ; sans, du moins au début, essayer de jouer ensemble. Nous avions beaucoup de choses en commun, esthétiquement parlant, quelques points communs aussi dans notre approche de la confection de la musique. Cette impression de partager beaucoup de chose s’est renforcée quand nous avons commencé à enregistrer ensemble. Même ce qui nous séparait nous servait, ça créait une grande dynamique musicale et créative.
Ce fut un début lent. On a fait quelques petits enregistrements et sessions, pour voir, puis nous avons inclus Dave (Konopka, de Lynx), notre guitariste, ainsi qu’un bassiste, pour essayer des choses, nous amuser un peu, de manière très relâchée. Mais quand John (Stanier, batteur de Helmet) est arrivé, le groupe s’est officiellement formé. C’était réel, nous étions ensemble, un groupe.
Musicalement parlant, que partagiez-vous ?
J’avais déjà fait partie de groupes, avant, mais je jouais plutôt en solo ; John, lui, avait cette culture de groupe. Et nous avions une attirance commune pour l’utilisation de boucles, et pour la volonté d’utiliser des idées de bases très minimales pour arriver à un résultat plutôt complexe, par couches successives. Stylistiquement, notre approche était différente, nos musiques étaient différentes ; mais ça a nourri le groupe et ce qu’il crée.
Quelle était votre philosophie ?
La force de ce groupe est que chacun de ses membres a une grande conscience de lui-même, de ce qu’il est individuellement capable d’apporter. Mais cette force ne serait rien sans son pendant communicatif, sans notre capacité à échanger les uns avec les autres. Je sais qui je suis, j’ai conscience de ce que je sais faire, j’ai beaucoup joué en solo, c’est aussi le cas des autres ; mais la vraie question, dans le groupe, celle que nous cherchons à résoudre, est notre capacité à articuler ces fortes individualités, à mettre en musique nos forces propres. Ca nous a pris beaucoup de temps de trouver tous ces contrepoints, de faire répondre nos propres styles. Notre processus créatif tient à ça : trouver des points communs et des correspondances.
Comment avez-vous réussi ?
A tous petits pas, comme un enfant apprenant à marcher. Nous prenions de toutes petites parties, des idées très minimales, puis on travaillait tous dessus. C’est d’ailleurs toujours de cette manière que fonctionne Battles. Des petites phrases articulées les unes aux autres, qui essaient de se répondre et de se correspondre. Des petites conversations, des appels et des réponses. Mais nous ne cherchons pas non plus le compromis, et là réside toute la difficulté : nous prenons ces phrases, ces bouts de morceaux tels quels, puis la question est de leur trouver une articulation. Le compromis n’est pas de mettre telle ou telle chose de côté : le compromis se retrouve dans notre manière d’interagir les uns avec les autres.
Avec le temps, je pense que nous avons réussi, sur scène, à travailler ces morceaux de manière expressive, humaine, spontanée. Mais aussi texturées que soient ces performances, elles sont toujours basées sur un processus très simple d’appel et de réponse.
Concrètement, comment écrivez-vous vos morceaux ?
Encore une fois, tout est basé sur de toutes petits phases musicales. Des boucles, par exemple, qui peuvent au final ne plus avoir du tout cette forme. On enregistre chacun nos bouts, et chacun peut ensuite les écouter et trouver sa propre réponse, puis cette évolution est transmise à nouveau, etc. On construit ainsi les fondations d’un morceau, et une fois qu’elles sont solides, les choses peuvent s’ouvrir totalement et largement.
Essayez-vous de provoquer quoi que ce soit, chez l’auditeur ?
Quand je joue en solo, j’utilise des vaisseaux pour tenter de signifier quelque chose. Mais la force de Battles est, tout au contraire, dans sa relative neutralité : tout repose sur les appels et les réponses, sur la manière dont c’est joué, mais ce n’est rattaché à rien. L’auditeur pourra donc appliquer notre musique au sentiment ou à la sensation qu’il voudra.
On parle parfois de math rock, il y a donc un certain aspect scientifique dans ce que vous faites ; mais il y a également, en contre point, une apparence très physique Que pensez-vous de cette articulation ?
Il existe des milliers de techniques pour écrire un morceau, les nôtres peuvent peut-être être considérées comme scientifiques, ou je ne sais quoi. Mais au final, tout ce que l’on veut, c’est mettre le disque dans la platine, appuyer sur lecture, et apprécier ce qu’on entend. On veut aimer la musique, pouvoir y pénétrer. C’est important de trouver un équilibre : on peut partir d’un concept, de quelque chose qui semble extrêmement cérébral, mais on peut finir avec l’impression d’être un groupe de rock qui fait plus qu’il ne pense. C’est une lutte. Et la pensée cachée derrière l’action est peut-être ce qui emmène la musique plus loin.
Que signifient, pour toi, les mots avant-garde et expérimentation ?
C’est marrant : le mot avant-garde ne me pose pas de problème, mais Ian et John le détestent. Je trouve pour ma part qu’il est plutôt neutre, car totalement ouvert, par définition. La question est d’ailleurs intéressante : ça veut dire quoi, « avant-garde » ? Qu’est ce que signifie « être expérimental » ? On expérimente quand on fait des recherches sur des sons, mais en termes de genre, il est impossible d’aller plus loin que cette définition minimale. Les gens qui expérimentent essaient simplement, avec des moyens et méthodes diverses, d’arriver à un résultat le plus parfait possible ; quelle que soit sa forme.
Avant-garde : ça veut dire bizarre, pas commercial ? Je n’en sais rien. Mais je sais que ça permet d’aller à peu près où on veut de manière confortable ; impossible pour un groupe catalogué comme pop.
Ian et John, eux, exècrent le mot : il est hors de question pour eux que nous soyons un « art band » ou un groupe expérimental’ On retrouve encore une fois cet équilibre entre les convictions individuelles et leur articulation au sein de Battles.
On vous qualifie parfois de super-groupe Ca vous dérange ?
C’est juste un petit slogan de journaliste, assez marrant, basé sur le fait que nous provenons tous de groupes plus ou moins connus ou réputés. Mais, au risque de me répéter, cette histoire est la force du groupe : nous sommes tous des musiciens qui ont eu la chance de se raffiner, de se décanter avant d’appartenir à Battles.
Mais ceci dit, le terme ne me dérange pas, il m amuse plus qu’autre chose.
Quelle est l’importance de Battles dans l’esprit d’individualités si fortes ?
Je pense qu’elle est de plus en plus forte. Je connais les gars depuis quelques temps, et je me rends clairement compte qu’appartenir à Battles, y jouer et lui apporter quelque chose, est pour eux un challenge. Quelle que soit la force avec laquelle on essaie d’imposer ses idées, jouer avec des gens qui ne pensent pas forcément comme toi t ouvre toujours les yeux et l’esprit, t offre de nouveaux horizons. Je sais, pour ma part, que Battles m a énormément appris, que des horizons se sont ouverts. Nous retirons tous quelque chose de Battles. Et quand nous sommes sur scène, nous nous épatons nous-mêmes, mais nous devons surtout épater les autres : tout ce que l’on fait n’existerait pas si on ne le faisait pas pour les autres membres du groupe. Rester constamment frais, et humble, est un bel acquis.
Et conserver une grande abnégation ?
Oui, clairement. Nous avons tous un certain âge, et Battles n’est pas un groupe de rock monté par des jeunes types de 18 ans. C’est une unité puissante, soudée. Même si nous ne devons pas rester collés les uns aux autres chaque seconde de la journée. C’est un groupe très mature, tout le monde y est fortement lié.
Que représente New York, pour vous ?
C’est pour moi la ville la plus active du monde : la scène musicale y est incroyable, en renouvellement constant, tout bouge en permanence. Il y a des hauts et des bas, comme partout, mais il y a un flux continu de gens et de groupes frais qui veulent profiter de l’énergie qui y règne ; et apporter leur propre énergie. C’est génial de rester dans cette atmosphère, car elle impose une certaine productivité, tout comme elle exige une grande fraîcheur, la capacité de se remettre en question.
New York est une ville extraordinairement pressée : si tu t’assis cinq minutes dans la rue, que tu regardes les gens s’y presser, rusher pour faire ci ou ça, se dépêcher d’aller ici ou là, tu ne peux t empêcher de te lever, et de pénétrer cette activité folle. Une super ville.
C’est peut-être un cliché, mais le 11 septembre a-t-il avivé cette énergie, et la volonté qu’elle ne s’éteigne jamais ?
Je me sens légitime de parler pour n’importe quel artiste, qu’il soit de New York ou pas d’ailleurs : à la seconde où on voit ce qui se passe, on se sent la plus petite merde sans utilité possible. Soudainement, quelque chose de terrible et de concret arrive, tu tiens une guitare, et tu te demandes ce que tu fous avec ça dans les mains, ça a l’air totalement surréaliste. Mais après cette réponse initiale existe une nouvelle réponse : on se remet en selle, avec une force et une volonté plus forte encore qu’avant, avec l’envie de montrer que cette soif de progression, d’art en perpétuel mouvement, ne peut absolument pas mourir, s’éteindre. On se sent tous responsables, consciemment ou non, on a tous cette mission. C’est aussi ce qui nous permet de tenir.
Comment l’atmosphère a-t-elle évolué, ces quelques dernières années, avec les maires Giuliani ou Bloomberg ?
Quel que soit le pouvoir en place, il y a toujours une opposition. Si un groupe joue dans un loft abandonné, la police fera une descente et stoppera le concert : ça a toujours été comme ça, et ça n’a pas foncièrement changé avec ces deux administrations. Mais j’ai l’impression que Bloomberg est légèrement plus libéral (au sens anglo-saxon du terme) que Giuliani et qu’il y a donc, peut-être, un peu plus d’activité artistique en cours dans la ville. Plus de galeries, d’expositions, de concerts.
Plus de possibilités pour la controverse politique, également. La répressivité d’un Giuliani, qui tendait à ne vouloir qu’un art conservateur pour sa ville, appelle toujours un retour de balancier quand les choses se libèrent un peu. Il y a toujours des problèmes sous l’administration Bloomberg, mais il me semble quand même un peu plus relax, et les choses se passent un peu plus librement. Mais quoiqu’il arrive, l’opposition est là, l’a toujours été, et le sera toujours.
L’architecture de la ville, sa géographie très anguleuse, a-t-elle un quelconque impact sur votre musique ?
C’est un ensemble, ça va beaucoup plus loin que l’architecture. J’adore la manière dont la ville est construite, son apparence. En particulier parce que j’ai longtemps vécu dans le Connecticut, où les maisons sont toutes semblables, interchangeables, classiques. On arrive ici, et où que l’on tourne la tête se dresse un bâtiment incroyable. Ca m a pris quelques années pour m y faire. Je vis ici depuis six ans. Mais quand on a vécu ailleurs, les premiers mois sont assez furieux : plus que partout ailleurs, on est ici constamment sur stimulé, l’esprit fonctionne à grande vitesse en permanence. On s’y habitue, on peut y puiser une grande énergie : et cette énergie explique aussi la manière dont on joue.
Quels sont les groupes importants, à New York, en ce moment ?
J’adore Black Dice, Animal Collective, ou Gang Gang Dance. Ce sont des groupes extraordinairement innovants. Et bien plus que ça : ces gens sont frais, et on peut sentir le plaisir qu’ils prennent à tenter des choses, à explorer des idées neuves. J’adore aussi Dirty Projectors, je ne sais pas s’il est déjà connu ailleurs qu’ici. Incroyable, une musique parfois orchestrale et totalement déconstruite, parfois électronique, sur laquelle il chante avec une drôle de voix, parfois de crooner étrange. Surréaliste, jamais entendu un truc comme ça. Le batteur de Black Dice, Hisham Bharoocha, a un projet parallèle nommé Soft Circle, excellent. Tous ces gens entretiennent la flamme.
Et les clubs, les salles ?
Il y a énormément d’endroits géniaux à New York, certains anciens, d’autres très récents. Nous jouons demain dans une ancienne banque, sur Wall Street, totalement refaite par des architectes géniaux : un endroit totalement incroyable. Il y a des tonnes de possibilités ici pour créer ces endroits très à part, uniques. On peut jouer de la musique dans des endroits très bizarres, dans des contextes étranges ; et ça peut avoir une influence extraordinaire sur ce que l’on joue.
Vous avez la réputation d’être extraordinaires sur scène : est-ce une pression supplémentaire, quand vous enregistrez en studio ?
Pour être franc, nous n’avons pas commencé à enregistrer nos nouveaux morceaux, on verra bien à ce moment là. Mais j’ai confiance en ce groupe, et je sais que nous savons comment il faut jouer, comment il faut faire les choses. Je veux que ce disque soit bon, qu’il soit surprenant. C’est, je parle en tous cas pour moi, la seule pression que je pourrai ressentir en entrant en studio C’est vrai qu’il faudra être à la hauteur de ce que les gens ont connu de nous sur scène.
Propos recueillis par Thomas Burgel.