Qui, de l’œuf pop art et de la poule pop-music, est arrivé en premier ? Malgré certains frottements passagers, notamment en Angleterre, la musique pop et l’art pop ont mené des existences séparées, dont les trajectoires se rejoignent artificiellement au sein du fourre-tout de la culture pop.
Contrairement aux apparences, la pop-music n’est pas la femelle du pop art. Ni sa fille, ni sa maîtresse cachée, ni sa chienne galeuse. Tout au plus s’agit-il entre eux d’une histoire de poule et d’œuf, tous les deux étant apparus sensiblement au même moment (fin 1950-début 1960) et aux mêmes endroits (USA et Angleterre), sans que l’on sache avec exactitude dans quel ordre. Sur le papier, l’emploi du mot pop à propos de musique semble être une conséquence directe de l’impact du pop art sur toute la création artistique et médiatique de l’époque. L’Angleterre, d’où émergea le terme pop art (sous la plume du critique Lawrence Alloway), inventa dans la foulée la pop-music. Sauf qu’en y regardant de près, on verra des traces d’utilisation du terme « popular music », et de sa version abrégée « pop », pour définir des formes d’écriture très spécifiques de l’entertainment américain depuis les années 20 ou 30, notamment le style Tin Pan Alley et, par extension, celui des show tunes de Broadway, qui eurent une incidence très forte sur la pop des années 60.
Mais c’est surtout la différence fondamentale de nature entre pop art et pop-music qui empêche entre eux toute collusion : le pop art stigmatise, tout en l’accompagnant, la culture populaire, tandis que la pop-music est l’un des avatars de cette même culture. En caricaturant un peu, les confondre équivaut à mettre sur le même niveau Duchamp et les fabricants d’urinoirs.
Le seul véritable lieu d’hébergement commun du pop et de la pop, c’est cette bulle à dimension variable appelée « culture pop » et qui, dans les années 60 mais encore plus aujourd’hui, autorise des raccourcis et des greffes pas toujours heureuses entre les arts plastiques et graphiques, la musique, la photo, le cinéma, la mode, la BD et un galimatias de noms, signes et symboles ayant un rapport plus ou moins étroit les uns aux autres.
La confusion, notamment, entre pop art et graphisme pop (soit un recyclage des codes pop en chartes graphiques et typographiques, très utilisé dans les pochettes de disques et affiches des sixties), a contribué à amincir la frontière entre les artistes pop et leur terrain d’investigation, à savoir la subculture.
L’exemple le plus parlant de glissement progressif, on le trouve chez l’artiste pop anglais Peter Blake. Dès la fin des années 50, Blake mêle des images de musiciens rock (américains pour la plupart) à ses collages et assemblages, où figurent par ailleurs des strip-teaseuses ou des catcheurs. De même, le portrait des Beatles qu’il met en chantier en 1963, et qu’il achèvera seulement en 1968, possède encore une dimension iconique. Mais dans l’intervalle, l’artiste et son sujet ont fini par se rejoindre, Blake réalisant le collage de la pochette de Sergeant Pepper en 1967.
Chez les Anglais, bien plus impliqués que leurs collègues américains dans l’édifice d’un art pop accompagnant au plus près la révolution musicale du début des années 60 (le portrait des quatre Beatles par Blake affiche en son centre la date 1962, soit l’an 01 de l’avènement de la pop-music), la distance entre haute et basse culture demeurera toujours très ténue. Les Beatles, encore, figurent au centre de la fresque politico-kitsch d’Adrian Henri, L’Entrée du Christ à Liverpool (1962-1964), tandis que le son de la musique pop illustre le documentaire de Ken Russell pour la BBC, Pop goes the easel, qui présente un panorama des artistes pop anglais, de Peter Blake à Derek Boshier.
Autre raison des rapports étroits entre art et pop en Angleterre : certaines futures pop-stars majeures des sixties ont d’abord fréquenté les écoles d’art londoniennes avant de fonder un groupe. Les Rolling Stones, les Kinks et surtout les Who en retiendront quelques leçons et les mettront immédiatement à profit. Notamment le guitariste des Who, Pete Townshend, qui se souviendra de son passage à la Ealing School of Art au moment d’échafauder ce qui demeure l’objet pop (musical et artistique) ultime : l’album The Who sell out de 1967, qui mélange jingles, pubs et pop-songs, le tout enrobé dans une pochette qui ne dissimule pas sa filiation avec le pop art américain.
L’Angleterre a sophistiqué le terme pop en matière de musique, la pop-music apparaissant comme une forme élaborée du rock primitif tout en étant aussi sa face lisse, son visage doux et commercial, en même temps plus intelligent et plus affable. Il était donc assez logique que l’art de l’époque se reconnaisse dans cette double ambiguïté et la reprenne à son compte.
Pas mal d’artistes pop anglais ont ainsi été entraînés malgré eux dans la déferlante pop soulevée par la musique, profitant de cette dynamique pour intégrer tout un système et réduire l’art à son pur aspect cosmétique et décoratif. Tout le décorum bariolé du Swingin’ London est une conséquence directe de cette gigantesque confusion, le mot de la fin revenant quand même à Richard Hamilton et sa pochette entièrement blanche pour le double album des Beatles en 1968, symbole d’un apogée mélancolique et suicidaire où, au trop-plein d’images, de formes et de couleurs, succédait brutalement ce grand vide, appuyant l’idée que la fête était bien finie.
De Blake à Hamilton, de la naissance aux funérailles, toute la pop-music première époque se retrouve cloisonnée entre ces deux parenthèses. Le reste ne sera plus ensuite que ressassement des mêmes codes, jusqu’à l’épuisement au début des seventies, laissant place ensuite à un éternel recyclage qui dure encore au travers des pochettes de disques, des logos et des objets inspirés par cet âge d’or.
Aux Etats-Unis, l’art et la musique pop n’ont jamais cherché à se mettre en ménage. A l’origine du pop art, ou tout au moins sur le palier qui y conduit, on trouve bien un musicien, mais il ne s’agit pas d’un musicien « pop » : John Cage sera en effet l’un des pionniers, dans le New York du début des années 50, à s’intéresser à la différence entre le réel et la reproduction, ainsi qu’aux rapports entre arts et médias, influençant de manière considérable quelqu’un comme Rauschenberg. Le pop art n’a, au départ, rien en commun avec le rock, trop balbutiant et approximatif pour servir de support à la représentation. L’Elvis de Warhol, sérigraphié en 1964, a d’ailleurs plus à voir avec le cinéma qu’avec le rock. Le bellâtre gominé y est représenté en cowboy, colt en main et poignard à la ceinture. Déjà pris pour modèle en 1955 par Ray Johnson (Elvis Presley n° 1), il ressemble plus à un paumé qu’à une idole en pleine ascension.
Moins puissamment symboliques que les paquets de lessive Brillo ou les boîtes de soupe Campbell’s, moins dociles surtout que les Marilyn ou Liz Taylor glacées par le celluloïd, le chanteur rock ou pop n’intéresse pas ou peu les artistes pop. Ce qui, en revanche, aiguise leur appétit, et en particulier celui de Warhol, c’est l’incomparable pouvoir qu’a le rock de transformer en quelques semaines de bons garçons du Kansas ou de l’Ohio en superstars. Mais le pop art a déjà vécu, ses divers représentants s’émancipant dans des directions nouvelles et multiples, lorsque Warhol (lui-même en pleine période cinéma expérimental) s’acoquine fin 1965 avec le Velvet Underground, offre au groupe une résidence à la Factory, transforme ses concerts en shows multimédia (les fameux Exploding Plastic Inevitable) et finance le premier album du groupe, The Velvet Underground & Nico, dont la pochette bananière marque à l’époque les esprits plus sûrement que la musique, qui passe, quant à elle, totalement inaperçue. Mais s’agit-il encore de pop-music ou simplement des premiers flirts poussés entre le rock underground et un art total, tridimensionnel, qui conduira à l’ébullition psychédélique des années suivantes ? Warhol n’est-il pas tombé sur un os en pensant cornaquer un groupe anonyme qui lui filera aussitôt entre les doigts ?
Si le pop art a une influence sur la pop-music, celle-ci sera tardive et involontaire, au travers du punk et de la malignité de ce Warhol d’opérette qu’est Malcolm McLaren. Les Sex Pistols, vraies créatures pop façonnées autour d’un concept, auront l’impact planétaire dont fut privé le Velvet. Et le mouvement punk dans son ensemble, notamment en Angleterre, fera fructifier à sa manière l’héritage pop au travers de pochettes, de collages, d’affiches et de détournements des symboles de la société de consommation dont il était à la fois le produit et le parasite, le fruit et le ver.
Quant à la pop-music, elle a souffert de tellement d’outrages depuis son avènement qu’on se demande bien à quoi rattacher ce terme. Aux Beatles roses et naïfs des débuts, ou aux démiurges barbus de la cathédrale Abbey Road ? Et ensuite ? A Abba ou aux Pale Fountains ? A Pink Floyd ou à Britney Spears ? A Depeche Mode ou à Elliott Smith ?
Très judicieusement, une programmation musicale diffusée dans le parcours de la rétrospective sur le pop art à Beaubourg mélange des sucreries pop sixties et les pop-songs hautement élaborées de Love, des Kinks ou des Byrds, des perles nacrées de Sagittarius ou de Tomorrow et des pièces expérimentales de LaMonte Young ou John Cage. On se rendra sûrement compte sur place de l’évidente accointance entre ces musiques et les uvres exposées, ce qui accrédite l’idée que si la pop-music ne fut pas la femelle du pop art, elle demeure en toutes circonstances, depuis quarante ans, l’une de ses fidèles et dévouées ambassadrices.