Attendu depuis cinq ans, le premier album de Soko sort enfin, collection de beautés folk enfantines et monstrueuses. La sauvageonne aux nuits peuplées de cauchemars est aussi à l’affiche du prochain film de Virginie Despentes.
En 2006, une chanson se propage sur le net avec l’insistance gourmande d’un feu de prairie : la chanteuse, Soko, est française, actrice et novice. I’ll Kill Her devient un tube radio en Scandinavie, un sample chez le rappeur américain Cee Lo… Pareille carte de visite affole fatalement l’industrie : tout le monde veut alors accueillir Soko et son folk cubiste, bancal. Mais Soko est une forte tête : si elle signe un contrat, hors de question de livrer dans la foulée de cette chanson, inaudible pour elle, un album qui capitaliserait sur une réputation digne des premiers mois de Lana Del Rey. Soko refuse d’être actrice dans ses chansons, de continuer de raconter des histoires qui ne la concernent pas.
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Alors elle prend le temps de leur donner corps et âme : elle fuit. A l’étranger d’abord, où elle virevolte entre Los Angeles, Londres et New York ; au cinéma beaucoup (lire ci-dessous). Ainsi va Soko, fugueuse d’une réalité qui, littéralement, l’empêche de dormir. Son album, maintes fois repoussé, effacé, renié, recommencé à zéro, voit enfin le jour. Il s’appelle I Thought I Was an Alien et son titre ne ment pas : ce folk venu d’ailleurs, de trous noirs et de planètes désolées, n’a pas d’âge, pas de pays. Mais il se révèle d’une hospitalité étrange, aussi récalcitrante qu’insistante : des chansons à la fois oniriques et niquées, enfantines et monstrueuses, qui hurlent en chuchotant. En attendant de la retrouver au cinéma le 21 mars dans le Bye Bye Blondie de Virginie Despentes, elle nous a longuement reçus. Un entretien qui, comme elle, refuse le cirque social et les jeux de rôle.
Ça te fait quoi d’avoir figé tes chansons sur un objet, quelque chose qui restera ?
Soko – Ça me donne envie de vomir. Si je n’avais pas aussi peur de la mort, je n’aurais jamais enregistré d’album… Donner des concerts me satisfait amplement, j’aime le fait que le seul souvenir possible soit le moment vécu. Ça a été douloureux de faire un album : j’avais l’impression de mentir dès que j’appuyais sur la touche “record”. Aussitôt parvenue au but, je me retrouve devant un vrai problème d’autodestruction. Je vis très simplement, je n’ai pas de maison, pas besoin de plus d’argent et du coup, j’ai vraiment eu peur qu’un album me pourrisse, me transforme. Mais d’un autre côté, je ne voulais pas que les seules traces qui restent de mes chansons soient une vidéo à la noix sur YouTube.
Tu peux écouter ton album ?
(air horrifié)… Ce n’est pas possible ! Il me hante depuis cinq ans, m’empêche de dormir, me rend malade… Physiquement, je ne peux pas.
L’envie de faire de la musique, ça remonte à quand ?
A la maison, il n’y avait pas beaucoup de musique, à part des radios nases… C’est à 16 ans, quand j’ai quitté ma famille, que la musique m’a happée. Je vivais seule, mon ordinateur était mon seul ami, je téléchargeais sans répit. Ma première découverte, ça a été les Beatles – je connaissais seulement Yesterday… Je n’en revenais pas que ça existe. C’était comme si on ne m’avait jamais donné à manger de toute ma vie… La musique est alors devenue vitale, les chansons, mes compagnons de solitude. Je me suis transformée en autiste.
Au lycée, quand tu habitais encore à la campagne, tu ne connaissais personne avec qui parler de musique ?
Je n’avais aucun ami. Je suis farouchement solitaire. Par exemple, je suis incapable de dîner avec plus de trois personnes, je fais des crises d’angoisse dans les aéroports… J’ai quelques problèmes avec les gens (rires)… Petite, je sortais à peine de ma chambre. Ma mère m’engueulait pour que j’aille jouer dans le jardin, mais même ça, c’était un effort. Je préférais écrire, je vivais entièrement dans ma tête. A l’école, je me retrouvais totalement marginalisée car en plus d’être asociale, j’étais très bonne élève : j’ai toujours adoré apprendre. Aller à l’école, participer à cette compétition permanente représentait une vraie douleur. Aujourd’hui encore, je souffre qu’on me compare à d’autres artistes. Heureusement, j’avais l’anglais, fondamental. Cette langue m’est parfois plus naturelle que le français, notamment pour évoquer ma musique. Je ne me suis jamais sentie française. Mon père était russo-polonais, ma mère franco-italienne…
A quel moment commences-tu à faire de la musique ?
Plus tard, vers 21 ans. J’allais souvent voir des groupes en concert. A chaque fois, je me mettais devant – d’abord parce que je n’y vois rien mais aussi pour ressentir les émotions des musiciens. J’adorais ce lien direct, je rêvais d’être sur scène, avec ces gens qui donnaient l’impression de tellement s’amuser, de tellement souffrir, d’être tellement dans leur monde…
A tes débuts, un guitariste t’accompagnait. Tu n’étais pas musicienne ?
J’ai mis du temps à m’y mettre. J’ai acheté ma première guitare après un de mes concerts à Brighton, je n’en pouvais plus de dépendre d’un guitariste… Je voulais que ça devienne entièrement ma musique. Je ne suis pas bonne guitariste mais ça me suffit pour jouer mes chansons, véhiculer des mots, un chant. Je travaille tous les jours – un besoin vital – mais sans discipline, sans heures fixes. A 20 ans, j’ai commencé à remplir des carnets d’idées de chansons, de paroles, à enregistrer des bribes de mélodies sur mon téléphone. Je fredonnais les arrangements, il me fallait donc apprendre à jouer, histoire de gagner mon autonomie.
Qu’est-ce qui te pousse à écrire ?
Chaque chanson est destinée à quelqu’un. Du moment qu’elle a touché cette personne, le reste, je m’en fiche. Elle ne m’appartient plus, j’en suis purgée. Ma vie tient dans mes carnets (elle sort un lourd calepin de son sac, noirci de dessins, de textes, d’accords de guitare)… Si je les perds, je n’ai plus de vie. J’en ai huit qui dorment à Los Angeles, trois dans ma valise… Les quelques fois où j’ai cru qu’on me les avait volés avec mon sac ou que je les avais laissés sur scène, j’ai fait des crises d’angoisse dingues. Ce sont mes grimoires.
Es-tu capable de ne rien faire ?
Je n’ai pas pris un jour de vacances depuis trois ans. Je suis une grosse workaholic. Je fais tout moi-même, je ne peux rien déléguer : les pochettes, les photos, le site, les vidéos, les livrets… J’ai peur de mourir jeune, alors je n’ai pas une minute à perdre. C’est pour ça que je suis si peu douée pour le cirque social : pas question de gâcher mon temps. Le fait que je vive en nomade accentue ça : je ne suis souvent que deux semaines dans un endroit, il faut donc tout vivre à fond. Chaque jour doit être potentiellement le meilleur de ma vie.
Tu vis en nomade entre Paris, Londres, New York et Los Angeles. Ça te manque, les racines ?
A 25 ans, j’ai cru que j’avais une maison à moi, à Los Angeles, avec mon hamac dans le jardin, mais le bail n’a pas été renouvelé. Je me voyais acheter un canapé, un frigo à remplir, mais j’ai dû repartir malgré moi. J’ai eu tellement de responsabilités très jeune – j’ai quitté ma campagne pour Paris à 16 ans, je me suis acheté un petit appart à 19 ans – qu’à 21 ans j’avais déjà l’impression d’être une mamie. J’ai alors “J’ai peur de mourir jeune, alors je n’ai pas une minute à perdre” ressenti le besoin de voyages sans bagages, de rencontres, d’expériences. Il me fallait ça avant d’avoir des bébés, une famille.
Il y a cinq ans, tu es devenue une star internationale sur le net avec ta chanson I’ll Kill Her.
(elle coupe)… Je déteste cette chanson. C’est la deuxième que j’ai écrite et j’aurais préféré que personne ne l’entende. Je n’étais pas honnête, je racontais des histoires, j’étais encore actrice. Dans la musique, j’aime entendre et voir les souffrances, les plaies, les cicatrices des musiciens. Là, je racontais un truc qui ne m’était jamais arrivé. J’ai alors freiné les choses et refusé de sortir alors un album. Je venais de signer avec un label, on voulait trop vite me mettre des responsabilités sur les épaules. Alors j’ai disparu, j’ai voyagé, fait du yoga… Je voulais juste écrire des chansons qui avaient un sens pour moi. Je ne voulais pas de tournées, pas de promo, pas voir ma tête dans les magazines. J’annonçais mes concerts sur Facebook la veille. Ça me touchait que les gens viennent me voir parce qu’ils l’avaient décidé.
Tu chantes beaucoup chez toi ?
Au-delà du plaisir, c’est aussi important que de manger. Je suis au bord de la transe quand une chanson est sur le point de naître, je ne réponds plus au téléphone, aux mails… Ça suit souvent le même schéma : je suis bloquée, je me couche à 8 heures du matin, j’essaie d’écrire entre deux épisodes de South Park, je me sens très mal, suicidaire même et, au bout de quatre jours, je prends ma guitare et la chanson me tombe littéralement dessus.
As-tu l’impression de tromper la musique quand tu tournes au cinéma ? Et vice versa ?
Je déteste les chanteuses-actrices et les actrices- chanteuses. Pour moi, il s’agit de deux vies qui n’ont rien à voir. La musique n’est pas un caprice, c’est vraiment intime, juste moi et mes démons. Le cinéma représente parfois juste un travail, je ne choisis pas les gens sur le plateau, je ne contrôle rien… En ce moment, je culpabilise vraiment de délaisser la musique, je suis en panique. Sur plusieurs films, je me serais cassée si je n’avais pas été payée. Sur d’autres, je prends le même plaisir qu’avec la musique. Sur le tournage de Bye Bye Blondie, je suis devenue très proche de Virginie Despentes, je l’appelle dès que j’ai un problème, elle me donne les meilleurs conseils du monde. Là, je sors du tournage d’Augustine (d’Alice Winocour, lire encadré – ndlr), un film sur le premier cas d’hystérie qu’on ait étudié. Chaque soir, je rentrais chez moi en me disant que je vivais une des expériences les plus intenses de ma vie. J’ai tourné des scènes d’une violence incroyable. Devant cent personnes, il fallait que je simule un viol par un amant imaginaire, j’arrachais mes vêtements, hurlais comme une démente, me tordais par terre, faisais trembler chaque partie de mon corps… J’ai fini par souffrir de vrais symptômes d’hystérie – alors que je ne suis pas du tout une adepte de la méthode (Stanislavski – ndlr) au fond. Mais ma main se paralysait ou je perdais toute sensation dans ma jambe… La nuit, je me réveillais en nage.
Tu écris tes rêves ?
Je les consigne chaque matin. Pendant le tournage, c’était comme si quelqu’un d’autre écrivait à ma place. Quand je montrais mes carnets à la réalisatrice, elle était effrayée… Elle m’avait demandé de ne rien lire sur l’hystérie avant le tournage mais là, tout y était : des cris comme “Oh maman, sauve-moi” (voix monstrueuse) ou l’impression que mon corps était couvert de plaques de métal qui tapaient le sol dans un vacarme insupportable… Ça m’a complètement dépassée.
Ta peur de la mort est-elle liée à ton histoire ?
Au décès de mon père, j’avais 5 ans. Il s’est couché, a fait une rupture d’anévrisme et ne s’est jamais réveillé. Un homme en pleine santé… Ça a déterminé ma vie : chaque personne autour de moi pouvait ainsi mourir d’un instant à l’autre. Ça explique mon besoin de faire des choses en permanence. Et puis… pendant toute mon enfance, je suis restée persuadée que c’était de ma faute. Je faisais des cauchemars dingues, qui finissaient presque toujours par la mort de quelqu’un. J’avais l’impression que mes rêves tuaient les gens. Mon deuxième album s’appellera My Dreams Dictate My Reality et c’est exactement ça. J’ai longtemps eu l’impression d’avoir deux vies : celle du jour et celle des rêves. Mes carnets sont pleins de ces cauchemars. En ce moment, je sens une présence sombre dans ma chambre. Une main approche peu à peu et m’étrangle. Je me réveille en hurlant, en étouffant. C’est pour ça que je dors si peu : pour ne pas laisser entrer les démons.
Soko au cinéma
De la veste à franges au cuir clouté, du chapeau de paille à l’iroquoise, de peace and love à no future, il n’y a qu’un pas. Virginie Despentes vient de le faire franchir à Soko dans son film Bye Bye Blondie. Adaptant son propre roman, l’auteur de King Kong Théorie y fait de Soko l’incarnation jeune et punkette de Gloria (Béatrice Dalle), amoureuse à travers les âges d’une fille rencontrée à l’adolescence et retrouvée trente ans plus tard.
Soko punk ? Une sorte d’évidence qui n’attendait qu’à être révélée par le cinéma. Garçonne et effrontée, avec sa jolie voix éraillée, Soko-l’actrice confirme ici tout le bien qu’on pensait d’elle après l’avoir vue en femme de ménage obstinée dans A l’origine de Xavier Giannoli, rôle pour lequel elle fut nominée pour le César du meilleur espoir en 2010. Avant cela, les spectateurs très curieux (ou très jeunes) avaient pu la découvrir dans Mes copines de Sylvie Ayme en 2006 ou dans Clara, cet été-là de Patrick Grandperret en 2002. Celle qui apparut “longtemps” aux génériques en tant que Stéphanie Sokolinksi n’est pas une débutante, mais c’est la musique qui l’a fait exploser. Spike Jonze ne s’y est pas trompé en lui faisant interpréter une voix dans son court métrage d’animation, Mourir auprès de toi, et en tournant une partie du clip de sa dernière chanson I Thought I Was an Alien.
On verra bientôt Soko dans Augustine d’Alice Winocour, qui se déroule en 1885. Elle y remet en cause les théories du docteur Charcot (Vincent Lindon) sur l’hystérie féminine. Encore un rôle sur mesure.
Jacky Goldberg
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