Tandis qu’on réédite Nipples, brûlot hérétique de 1969, authentique manifeste historique de la Free Music européenne, le festival Banlieues Bleues consacre deux soirées exceptionnelles à l’actualité plurielle du saxophoniste allemand Peter Brötzmann. La folle et salutaire énergie de sa musique terroriste circule toujours parmi nous. Et c’est une bonne nouvelle.
Jazz et Free Music
C’est clair que la Free Music s’est affirmée en partie en prenant de la distance par rapport à la tradition spécifiquement jazz et américaine de l’improvisation. Notre but était de tenter de se débarrasser de cette influence très intimidante pour parvenir à toucher les sources les plus intimes de notre musique, à atteindre nos propres racines culturelles. Pour une part, nous avons engendré ce processus et sommes parvenus à nous émanciper d’un certain nombre de contraintes formelles dans lesquelles nous ne nous reconnaissions pas ? mais, avec le recul, je m aperçois que nous ne nous sommes jamais aventurés vraiment bien loin de la sphère du jazz.
Bien sûr nous avons des influences culturelles différentes de celles des Américains, nous avons grandi dans des contextes politiques, sociaux, raciaux, différents, mais fondamentalement la musique est une seule et même chose, et pour ma part j’ai toujours eu le sentiment de faire une musique qui à sa façon, sans appartenir directement à la tradition jazz, s’y référait en grande partie. Le jazz c’est la musique de mon enfance, celle à laquelle je retourne continuellement (Monk, Billie Holiday ) ? et je sais maintenant qu’elle m a marqué profondément, que c’est une influence fondamentale de mon style. Ceci étant il est très délicat pour un européen de pouvoir affirmer que sa musique s’inscrit dans l’histoire du jazz. Le jazz demeure pour moi l’expression géniale de la communauté afro-américaine. En revanche je peux dire que j’ai appris énormément de cette tradition. Et puis, nous Européens, nous avons également une façon qui nous est propre d’exprimer le blues. Ça sonne différemment du blues afro-américain, mais nous pleurons, nous rions, nous sommes désespérés de la même façon’
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Politique
Les années 60 étaient une période à part, où la musique, notamment en Europe, était étroitement liée à des mouvements politiques radicaux qui à la fois l’englobaient et la dépassaient largement C’est très directement dans ce contexte révolutionnaire que nous avons élaboré notre discours musical et que le terme Free s’est imposé pour le définir. C’est vrai que nous étions tous submergés d’un désir de libération, d’affranchissement définitif vis-à-vis des traditions occidentales, de la société de nos parents encore sous l’emprise de la 2e guerre mondiale C’était bien sûr une utopie : rien en ce monde n’est libre ! Mais ce furent des années enthousiasmantes, extraordinairement créatives, qui nous ont appris beaucoup sur nous mêmes (nos désirs, nos limites) et nous ont permis de recréer un espace à l’improvisation dans le champ de musique européenne, de lui redonner un statut dans la sphère occidentale.
Révolution
J’ai commencé à faire de la musique pas avec l’idée de faire la révolution, mais avec le désir d’aller plus loin, de dépasser ce qui me servait de modèle ou de référence. C’était une période d’innovation, de remise en cause fondamentale des langages dans lesquels nous évoluions, et ça dans tous les domaines (littérature, peinture, musique ). Stockhausen de son côté, à la même époque, à Cologne, révolutionnait le monde de la musique électronique. Tout ça coexistait C’est vrai que nous avions le désir de changer les choses pour les rendre meilleures, et que nous avions la sensation que c’était possible. Mais il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Je pensais quand j’étais enfant et que j’apprenais à l’école les choses désastreuses que les Allemands avaient fait pendant la 2e guerre mondiale, que s’en était fini de toute cette merde, que ça appartenait définitivement au passé. Et puis j’ai eu dix ans, douze ans, quinze ans, et je me suis aperçu que cette même merde était partout à l’ uvre sur la terre (la Corée, le Vietnam,?) ? et si je regarde autour de moi aujourd’hui je ne peux que constater que c’est toujours la même chose, partout, ça n’a jamais arrêté un seul instant. C’est vrai que nous avions le désir de faire de notre musique une arme pour au moins ouvrir les esprits, proposer un espace de déconditionnement. D’une certaine manière je continue de penser qu’à mon niveau, je peux encore grâce à ma musique ouvrir des consciences. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà quelque chose.
Fluxus
Quand j’ai commencé à jouer je me suis retrouvé plongé dans un milieu d’artistes avant-gardistes qui habitaient la même ville que moi, des peintres, très engagés dans le mouvement Fluxus, comme Joseph Beuys, Nam June Paik Je me suis mis à traîner avec eux, à les aider dans leurs installations, à participer à des happenings en leur compagnie J’ai passé avec eux des nuits entières à les aider, à intervenir dans leurs conversations, à partager leurs enthousiasmes, leurs dégoûts, leurs intuitions. J’ai beaucoup appris de cette période, notamment de ma relation avec Nam June Paik, et ça a nourri ma musique, ça m a conforté dans mon désir de rompre avec la tradition, ça m a décomplexé. Il y a toujours eu à chaque époque des relations diffuses entre les artistes uvrant dans des domaines différents, simplement parce que nous partageons le même monde et que nous réagissons chacun de notre façon aux mêmes réalités. Ma relation à Fluxus, elle, est directe, et m a ouverte très consciemment de nouvelles perspectives.
L’Afrique
J’ai toujours été très attiré par la dimension africaine du jazz et de la musique noire-américaine. Je pense que c’est parce qu’on est toujours fasciné par ce qui nous est le plus étranger, les qualités que l’on n’a pas. L’Afrique pour moi a toujours incarné le mystère. Je me suis intéressé à toutes ses formes d’expression artistique (peinture, sculpture, musique, poésie ) et j’y ai toujours trouvé la source d’un émerveillement infini, d’un savoir qui m échappait. Dans ma carrière, j’ai eu la chance de jouer avec les plus grands batteurs européens (Han Bennink, Tony Oxley ? des musiciens fantastiques qui m ont accompagné pendant presque vingt ans), mais quand j’ai commencé à jouer avec des musiciens africains comme Louis Moholo, ou afro-américains comme Andrew Cyrille ou Hamid Drake, j’ai juste été en contact alors avec un autre monde. Ils ont une approche différente du rythme, de la pulsation, qui est lié à leur héritage et que les Européens ne peuvent vivre avec la même intensité.
Trio
Pour un saxophoniste, la configuration du trio est très certainement la plus efficace, celle qui lui laisse le plus d’espace et lui impose le moins de contrainte. J’ai toujours apprécié cette situation de jeu. Si on remonte le cours de ma carrière on s’aperçoit que j’ai joué dans toutes les formules orchestrales mais que le trio revient continuellement ? depuis mes débuts avec Peter Kowald, en passant bien sûr par celui constitué avec Fred Van Hove et Han Bennink, puis avec Harry Miller et Louis Moholo. Pour moi il ne fait aucun doute que c’est en trio que je trouve le mieux à exprimer ma musique.
Magie
La relation qui nous unit dans ce trio est de l’ordre de la magie. Ces deux musiciens ont des personnalités tellement fortes et singulières. Hamid est un puit de science. Il connaît l’histoire du jazz sur le bout des doigts, toute l’évolution de la batterie jazz depuis ses origines, mais il a en plus un savoir extrêmement précieux, quasi ethno-musicologique, sur une variété incroyable de traditions rythmiques glanées tout autour du monde, qu’il parvient à intégrer dans son jeu à tout moment. Pour ce qui est de la basse, j’ai toujours eu une conception assez basique de l’instrument : je considère qu’un contrebassiste n’a pas besoin d’être un grand virtuose, mais qu’il doit apporter au groupe les fondations sur quoi construire. William peut apporter ces bases, en s’ancrant très fort dans la tradition jazz, comme un Jimmy Blanton des temps modernes, et être simultanément d’une très grande liberté dans ses propositions.
Chicago
Je suis allé à Chicago pour la première fois il y a environ vingt ans. Avant New-York était ma ville d’attache aux USA, comme tout musicien de jazz. Et puis j’ai découvert Chicago. J’y ai fait une série de concerts, à une ou deux reprises, dans de minuscules clubs, la plupart du temps en solo ou en duo, et puis un soir, il y a environ douze ans, un musicien est venu me rejoindre sur scène, un magnifique batteur : c’était Hamid Drake. On a fait ce concert en duo et on ne s’est plus quitté. Après ça j’ai rencontré tout un tas de musiciens via l’une personnalités les plus importantes de la scène de Chicago, le journaliste et producteur John Corbett, qui m a ouvert à la singularité de cette scène.
Chicago est une véritable plaque tournante de la vie musicale des USA, un espace rare où tous les genres ont la chance de s’interpénétrer. Cette ville possède une vraie communauté de musiciens très actifs et ouverts sur tous les aspects de la musique d’aujourd’hui. La plupart ont leurs propres groupes, travaillent à leurs projets spécifiques mais sont étonnamment disponibles pour participer aux univers de leurs confrères. Il n’y a pas de frontières étanches, mais un vrai esprit de groupe qui fait que les hommes et les idées circulent très librement comme nulle part ailleurs. Tout le monde s’intéresse à son voisin et d’une façon ou d’une autre est impliqué dans un projet qui ne lui appartient pas en propre. New York par exemple est à l’opposé de cet esprit : tout le monde est replié sur son petit groupe, sur lui-même dans une attitude très frileuse et identitaire.
Nouvelle génération
Des gens comme Ken Vandermark ou Mars Williams sont d’extraordinaires musiciens. Ils ont une vraie connaissance des différentes traditions dans lesquelles ils s’expriment, ils ont une conception de la musique totale, qui va au-delà des notes. Ils connaissent toutes l’histoire du jazz américain, ont une vraie ouverture sur la free music européenne que je représente, c’est une vraie différence par rapport à notre génération. Quand nous étions jeunes, nous ne possédions pas toutes ces informations, nous étions beaucoup plus naïfs mais aussi peut-être plus instinctifs et spontanés. Il était plus facile en un sens pour nous d’inventer notre propre musique parce que le poids de l’histoire pesait moins, nous étions beaucoup plus insouciants. Pour eux chaque note, chaque style, chaque technique de jeu sont référencées. C’est très difficile dans ce contexte de garder sa spontanéité. Mais ils sont encore tous jeunes et extrêmement sérieux et motivés. Je crois dans cette génération.
Improvisation
Dans les premiers temps, nous basions notre conception de l’improvisation libre sur la pratique instrumentale : la chose la plus importante c’était de libérer l’instrument des conventions qui lui étaient attachées, de le pousser dans ses derniers retranchements techniques et expressifs, d’oser les sonorités les plus sauvages, les moins policées. Ça passait par un rapport très concret, très matériel à l’instrument, c’était très instinctif. Aujourd’hui, après toutes ces années, nous nous sommes chacun forgé un vocabulaire, une syntaxe propres, nous sommes beaucoup plus conscients de notre langage, nous avons explorés la plupart des territoires de l’improvisation, c’est très rare que nous nous retrouvions dans des situations inédites, que nous n’avons pas déjà rencontré une fois ? nous maîtrisons la plupart du temps absolument ce qui se passe. Ce qui est intéressant désormais c’est de parvenir à exprimer tout ce qu’on a en tête, de le combiner avec nos possibilités techniques, et ça, confrontés chaque fois à des situations différentes. Selon la formule orchestrale dans laquelle on se trouve, les interlocuteurs que l’on a, on ne joue pas de la même manière. Que ce soit en trio ou en big band, ces contextes nous poussent à organiser différemment nos discours. C’est là à mon sens que de l’inédit peut surgir.
Revival
Toutes les formes de revival sont à condamner. Ça n’a jamais rien donné de bon. Le free jazz revival que l’on voit fleurir un peu partout en ce moment à mon sens n’apportera rien de neuf esthétiquement. Mais il y a un côté bénéfique, comme dans tout phénomène: un nouveau public, jeune et enthousiaste qui s’ouvre à ces formes de musique non formatées. Je ne sais dans quelles directions la musique va s’engager dans les années à venir, mais je pense qu’il est indispensable que les formes les plus avant-gardistes soient de nouveau disponibles. Le free jazz appartient désormais à l’histoire des formes prises par la musique au cours du temps, il est bon que les gens le sachent pour pouvoir aller ailleurs.
Énergie
Dans un mois j’aurais 60 ans. Ça fait quarante ans que je suis sur scène à jouer ma musique. C’est clair que ça demande de la force et de l’énergie pour persévérer, continuer et se renouveler. Mais en dehors de cet aspect quasi-physique, toutes les dimensions humaines sont nécessaires pour faire de la bonne musique : du désir, de l’amour, du rire Je sais que l’on m a forgé au fil du temps l’image du type qui éructe dans son saxophone et déborde d’énergie Bien sûr c’est une dimension essentielle de mon univers, ce flux d’énergie, cette façon de me projeter dans le son’ Mais si l’on écoute bien ma musique dans toute sa diversité, je pense qu’on peut y trouver des choses très tendres, très douces, des ballades, toute la gamme très complexe des émotions que peut éprouver un homme dans sa vie.
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