Après ses Polaroids de SDF parisiens venus des pays de l’Est, Jean-François Joly poursuit son enquête photographique sur les grandes détresses, avec un reportage sur les chiffonniers du Caire, ces « intouchables » égyptiens.
Au milieu des années 50, poussés par l’extrême misère qui régnait en Haute et Basse-Egypte, des paysans quittèrent leurs terres pour venir s’installer dans un quartier est du Caire, Imbaba. Ces déracinés, chrétiens coptes pour une très grande majorité, se dirigèrent vers les décharges afin de trouver la nourriture nécessaire pour leurs porcs, chèvres et ânes. Dispersés par les autorités à la fin des années 50, ils s’implantèrent dans six quartiers à la périphérie du Caire. Aujourd’hui, on estime à environ 45 000 le nombre de personnes vivant sur ces différents sites. Ezbet El Nakhl, situé dans la banlieue nord, est l’un d’entre eux.
Ezbet El Nakhl, littéralement « la plantation de palmiers », est loin de ressembler à une paisible campagne égyptienne. C’est une banlieue modeste, desservie par le métro à environ quarante minutes du centre du Caire. Il faut encore marcher vingt minutes pour atteindre le site sur lequel sont installés les zabbalines. Sorti d’un dédale de ruelles dans un quartier populaire, alors que le flux de la population grouillante et sonore se raréfie, le bidonville apparaît. Immense terrain sur lequel plusieurs centaines de constructions faites de bric et de broc vieille tôle, bois, carton, bâches de plastique sont érigées. Ces abris de fortune logent et servent d’ateliers aux familles de zabbalines. Certaines sont installées là depuis le début des années 60. Le périmètre du bidonville est ceinturé par des habitations en « dur » occupées par certains chiffonniers. Les dispensaires, l’école et le centre social fondés par soeur Emmanuelle dans les années 80 sont là, au coeur du quartier.
Accompagné par Labib, celui qui vingt-cinq ans plus tôt offrit à soeur Emmanuelle sa cabane à chèvres afin qu’elle partage le quotidien des zabbalines d’Ezbet El Nakhl, je vais à la rencontre de ces familles de chiffonniers. A la fois surpris et curieux de ma présence parmi eux, ils m’accueillent avec une très grande générosité. Chaque jour, durant plusieurs semaines, je partagerai leur quotidien.
La journée d’un zabbaline commence très tôt. Dès 4 h du matin, les pères et leurs garçons partent sur des chariots tirés par deux ou trois ânes vers les quartiers du Grand Caire : Héliopolis, Madinet Nasr, Matariyya… qui leur ont été attribués par les wahiyah (personne qui détient le monopole du ramassage des ordures). Quelques chiffonniers se sont unis dans l’achat de pick-up, car les autorités essaient constamment d’interdire le ramassage des ordures par les charrettes à ânes. Quel paradoxe quand on sait qu’il n’y a aucun service municipal de collecte des ordures ! Que deviendrait une mégalopole de plus de 15 millions d’habitants si du jour au lendemain il n’y avait plus de ramassage de ses poubelles ?
Les déchets ainsi collectés sont déposés devant les habitations. Leur part de travail terminée, les hommes se retrouvent dans quelques « coffee-shops » du bidonville pour boire et fumer le narghilé pendant d’interminables parties de dominos. Pendant ce temps, femmes et enfants s’éreintent au tri des ordures. Le tri, effectué à la main, consiste à récupérer tout ce qui peut être recyclé ou servir à nourrir les cochons. Ainsi, plus de 93 % des déchets vont être réemployés : les os pour la fabrication de colle et peinture, les cartons et papiers vont être recyclés, les verres et certains plastiques seront refondus. Seuls certains sacs plastique et les couches-culottes ne peuvent être recyclés. Chaque jour, environ 5 tonnes de plastiques sont brûlées. Les fumées noires et odorantes montent vers le ciel d’Ezbet El Nakhl tandis que des particules particulièrement polluantes retombent sur les habitations du site. Ces retombées seraient à l’origine de nombreux problèmes pulmonaires chez les enfants et certains adultes.
L’association qui travaille pour le développement social et économique des chiffonniers d’Ezbet El Nakhl se bat quotidiennement afin qu’un grand nombre d’enfants puissent être scolarisés. En effet, il n’est pas facile pour une famille de zabbalines de laisser aller ses enfants à l’école, ce seront autant de petites mains de moins pour effectuer le tri des ordures. Parfois, une solution intermédiaire consiste à envoyer un seul enfant par famille à l’école. Chaque famille trie quotidiennement environ 1 tonne de déchets. Ainsi, plus de 650 tonnes sont recyclées chaque jour rien que sur le site d’Ezbet El Nakhl. Bien que non reconnus par les autorités, les zabbalines contribuent pour une grande part à l’économie du pays.
L’argent gagné par la famille est géré par le chef de famille. Les zabbalines ne croient pas plus aux systèmes économiques qu’aux banques. Ils ne confieraient pour rien au monde leur maigre pécule. Les chiffonniers portent sur eux toutes leurs richesses. Les femmes ornent leurs oreilles, bras et cou de bijoux, tandis que leurs maris conservent constamment le portefeuille contenant toutes leurs économies.
Les conditions de vie des zabbalines n’ont que peu évolué depuis quarante ans. Leur situation est toujours aussi précaire et difficile face aux autorités égyptiennes qui se refusent à toute reconnaissance de leur existence légale. A l’aube du troisième millénaire, quel sera l’avenir de cette communauté de chiffonniers dans un contexte économique, social et religieux de plus en plus hostile à leur présence dans les rues du Caire ?
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Jean-François Joly
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