[25 ans d’Inrockuptibles hebdo] L’un écrit des livres et a sorti un disque. L’autre fait des disques, mais sa vie est un roman. Entre Michel Houellebecq qui flashe sur Iggy Pop en 1973, et l’Iguane, qui s’inspire de La Possibilité d’une île pour son album Préliminaires, l’admiration est mutuelle. Rencontre en avril 2009.
Le 25 avril 2000, ce magazine offrait la une de son numéro 240 à Michel Houellebecq, sous le titre “Houellebecq rockstar ?” L’écrivain (et rock critic à l’occasion) venait d’enregistrer un album de poèmes mis en musique (Présence humaine – ndlr). Il y déclarait : “J’ai très bien marché aux mythes forts du rock, je ne me vois pas discuter avec Iggy Pop ou Lou Reed. J’imagine bien qu’Iggy Pop existe en vrai, mais je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’il est réel.”
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Neuf ans plus tard, Michel Houellebecq et Iggy Pop se rencontrent pour la première fois dans un bar d’hôtel parisien, pour l’entretien croisé qui suit. Tout est devenu possible grâce à La Possibilité d’une île. Quelques années plus tôt, Iggy Pop (rockstar sans point d’interrogation) l’avait lu et aimé.
Coïncidence, il a plus tard été sollicité pour composer la musique d’un documentaire sur le tournage de La Possibilité d’une île, le film réalisé lui aussi par Houellebecq. Du coup, il a poussé l’exploration de l’île jusqu’à l’enregistrement de Préliminaires, un album complet inspiré par le livre.
L’information ressemblait presque à un canular. Pourtant, entre l’humain las Michel Houellebecq et l’éternel rock’n’roll animal Iggy Pop, le courant est passé – même si le voltage est incertain. Ils ne se ressemblent pas, non. Mais chacun s’est retrouvé dans l’œuvre de l’autre, au bord de l’amer.
Pendant que Houellebecq tournait son film sur les rivages volcaniques de Lanzarote, Iggy Pop était peut-être en face, dorant son corps d’iguane au soleil de Miami (où il vit). Deux artistes insulaires et exigeants, préoccupés par les correspondances entre l’art et la vie, le dépassement de soi et le bonheur des chiens.
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Michel, comment te sens-tu face à Iggy Pop ?
Michel Houellebecq – C’est une expérience étrange et totalement heureuse. Je prends une bière avec Iggy, il a fait cet album inspiré par mon livre… Je l’ai découvert quand j’avais 15 ans, en achetant 1969 des Stooges. A cet âge-là, les adultes, c’est un autre monde. Et s’ils sont célèbres, comme les rockstars, on ne peut même pas imaginer les rencontrer.
C’est très étrange, mais il m’est arrivé quelque chose d’encore plus étrange. J’ai reçu un mail de Nikita Mandryka (dessinateur de la série Le Concombre masqué – ndlr), un auteur de bandes dessinées dont je lisais les livres quand j’avais huit ans. Pour moi, cet homme n’existait pas, il était quelque part, je ne sais pas où. Il m’a fallu trois mails pour que je me persuade qu’il était le vrai Mandryka. C’est un peu la même chose avec Iggy Pop.
Que représente-t-il pour toi ?
Michel Houellebecq – Un des chocs esthétiques de ma vie. Rencontrer Iggy, c’est comme rencontrer Baudelaire ou Dostoïevski, mes découvertes de ces années-là. 1969 fut une expérience définitive. Je me souviens très bien du magasin où j’ai acheté le disque, c’était à Meaux. Je me souviens de ce moment précis, quand le type a mis le disque sur la platine et que je l’ai écouté au casque.
Plus que de l’admiration, j’ai éprouvé de la proximité. Ce n’était pas 1969, mais 1973. Ce n’était pas “all across the USA” mais c’était la France. C’était “Another year for me and you, another year with nothing to do”… Je n’avais pas 21 ans mais 15… C’est comme si j’avais pu écrire cette chanson. C’est ce qu’on cherche dans l’art, fondamentalement : quelque chose qui exprime notre expérience de la vie.
“Ma première réaction à la lecture de La Possibilité d’une île n’était pas le rire, c’était : ouais, quelqu’un parle pour moi ici !” Iggy Pop
Une des chansons des Stooges, qui est devenue un slogan, s’appelait No Fun. T’es-tu identifié à ces deux mots ?
Michel Houellebecq – Oui, mais c’est difficile de parler de ces choses. Je m’identifie aussi à I Wanna Be Your Dog, j’ai des sentiments profonds pour les chiens… Je me souviens de plein de chansons, mais le premier moment est le plus important, je le garderai jusqu’à la fin de mes jours.
Iggy, comment as-tu découvert Michel Houellebecq et La Possibilité d’une île ?
Iggy Pop – C’est le seul livre de lui que je connais pour l’instant. J’étais tombé sur un article qui m’avait donné envie. J’ai commencé par quelques poèmes traduits, qui m’ont intrigué. J’aime les circonstances dans lesquelles j’ai acheté le livre.
Je m’apprêtais à partir en tournée, je savais que j’allais avoir quelques jours off en France. A Miami, j’ai commandé le livre avant de partir, en traduction anglaise, et je l’ai mis dans mes bagages. Je me suis retrouvé quelques jours dans cette ville de Normandie où il y a un casino, dans l’hôtel où Proust a vécu, Cabourg je crois.
Pendant trois ou quatre jours, j’ai vécu avec le livre. Je me sentais mieux après l’avoir lu. A certains passages, je me disais : “Ah, toi aussi !” Je me suis amusé, j’ai été intéressé et impressionné.
J’ai rangé le livre et, environ un an plus tard, j’ai été contacté par Erik Lieshout, réalisateur du making-of du film de Michel, qui voulait de la musique pour son documentaire. Il ne savait pas que j’avais lu et aimé le bouquin. J’étais très heureux.
A ce moment, je cherchais à faire quelque chose seul, sans groupe. Ça tombait très bien. Je suis devenu assez obsédé par ce projet. J’aurais pu me contenter de leur donner deux chansons acoustiques, tout le monde aurait été content, et j’aurais gagné plus d’argent ! Mais je me suis complètement investi, j’avais plein d’idées.
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As-tu relu le livre pour préparer l’album ?
Iggy Pop – Non, j’ai cherché dans mes souvenirs, dans les passages qui ont eu un impact émotionnel immédiat sur moi. Il y avait celui où le héros passe un mauvais moment avec sa femme et sa copine en Espagne, poum, une chanson. Il y avait le personnage du chien, poum, une chanson. La marche sur la plage, poum, une chanson. J’ai tout fait à l’instinct.
La chanson du chien, c’est parce que j’avais vu des images du documentaire où Michel auditionnait des chiens. C’est ce que j’ai vu de mieux dans ce film. C’était drôle. Il y avait plus de vie dans le casting des chiens qu’avec les acteurs.
Michel, quand tu écrivais ton roman, écoutais-tu de la musique, avais-tu de la musique en tête ?
Michel Houellebecq – Non, pas vraiment. A part le début de la Messe en si de Bach, qui est une pièce très douloureuse, immédiatement tragique, sur l’agonie du Christ.
Iggy, la littérature a toujours été une source d’inspiration pour toi ?
Iggy Pop – Oui, j’ai toujours eu un ou deux livres autour de moi, que ce soit William Burroughs ou Allen Ginsberg. Même la lecture d’un magazine merdique peut m’être utile. Le simple fait de lire, les mots en général, c’est important.
L’échange entre les mots et soi, ça crée une bulle agréable, c’est à ce moment que naît la musique intime, dans la tête. Celle qui vous protège de la musique extérieure, des idées communes. Les livres sont moins exigeants que les disques, dans un sens. Un livre, c’est comme une guitare acoustique.
Je n’aime pas lire sur un écran, j’aime l’objet livre, sa forme. On peut le mettre dans la poche, on peut le poser près de soi, je peux lire en étant bourré… C’est un objet personnel. Alors que la musique me demande de l’énergie.
Surtout avec le rock, qui m’attrape et ne me lâche pas. J’en suis à ce point dans ma vie où j’ai besoin d’être réveillé depuis au moins deux heures avant de pouvoir écouter de la musique énergique. Les livres sont moins exigeants, même s’ils demandent plus d’attention.
Michel Houellebecq – La musique peut être plus énergisante. Je sais que je lirai jusqu’à la mort, parce que c’est facile, on peut être paralysé et continuer à lire, à y trouver du plaisir. La musique est plus physique. Et parfois, je veux sentir que grâce à la musique mon esprit et mon corps vont dans la même direction.
J’utilise beaucoup Iggy dans ma vie : je mets un disque de lui, je commence à bouger et je me sens vivant. La musique, même quand elle est désespérée et douloureuse, est un signe de vitalité. L’exception, c’est la dernière période de Liszt, c’est si triste, si proche de la mort et si facile à approcher. C’est la musique de l’agonie.
Iggy, il y a beaucoup de blues dans ton disque. Dirais-tu qu’il y en a dans le roman de Michel ?
Iggy Pop – Si tu le penses, je ne dirai pas le contraire. Quand tu écoutes une chanson de Muddy Waters, il y a ces choses qui disent : “Ça ne va pas plaire à tout le monde, mais c’est pourtant comme ça.” Il y a une rébellion du langage : je prends la parole, j’ai quelque chose à vous dire et je me fous de ce qu’on en pensera.
Je vois ça dans le livre, oui. Je l’ai relu dans un avion et certains passages qui parlent des relations entre les parents et leurs enfants sont terribles… L’idée qu’on est esclave de ces petites merdes… Ouah, yeah ! (il éclate de rire)…
Michel Houellebecq – Je comprends que mon livre puisse faire rire.
Iggy Pop – Mais ma première réaction n’était pas le rire, c’était : ouais, quelqu’un parle pour moi ici ! Et la seconde réaction, c’était la réflexion : est-ce que ce que je lis est juste ? Est-ce que j’ai envie que ce soit juste ?
Michel Houellebecq – Tu as dit quelque chose de très important : “Quelqu’un parle pour moi.” C’est exactement ce que j’ai ressenti avec 1969 : quelqu’un parle pour moi, et c’est beau, ça prouve que je ne suis pas une merde. Ça exprime ce que je ressens d’une belle manière, ça prouve que je ne suis pas rien, tel que je suis. Quelqu’un parle pour moi, et il est célèbre. C’est très important pour rester en vie, ne pas mourir avec ses sentiments.
“Tu as dit quelque chose de très important : ‘Quelqu’un parle pour moi.’ C’est exactement ce que j’ai ressenti avec 1969 : quelqu’un parle pour moi, et c’est beau” Michel Houellebecq
Iggy, tu as dit que ton personnage préféré dans le livre était le chien…
Iggy Pop – Ça m’est encore arrivé en relisant le livre : en fait il y a trois chiens, et j’ai aussi trois chiens. Et à chaque fois que le chien meurt dans le livre, je suis ému. Ça fait écho à ma vie. J’ai eu un chien au Mexique, un bâtard, on a vécu ensemble quelques années. Mais j’étais de plus en plus occupé, et il était trop gros pour prendre l’avion.
J’ai fini par le laisser en pension, et je lui rendais visite, c’était mieux que rien. Aujourd’hui, j’ai trois chiens parce que ma femme en voulait. Au départ, j’étais très jaloux de cette intrusion. Puis je suis devenu très proche de l’un des trois, qui me rappelait mon ancien chien. C’est un bon chien. Je le sais parce qu’il fait des efforts pour être un bon membre de la famille. Il aime nous voir ensemble, ça le rend heureux.
Michel Houellebecq – C’est aussi ce que j’ai ressenti quand mon chien est arrivé. Il avait trois mois, il est resté dans sa petite boîte pendant environ deux heures avant d’en sortir. Je lui ai donné des petites tapes et je crois qu’il a compris très vite quels humains il devait aimer. Et il l’a fait. C’était un moment étrange. Je l’ai vu comme une mission. Il avait la mission de rendre ces gens heureux, de les aimer. Et il le fait. C’est incroyable. C’est une source de joie pure, parfaite.
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Iggy, tu chantais I Wanna Be Your Dog avec les Stooges. L’un et l’autre, préféreriez-vous parfois être des chiens ?
Iggy Pop – Je ne peux pas dire ça. Et toi, Michel ?
Michel Houellebecq – Je sais parfaitement que c’est impossible. Mais dans la chanson King of Dogs, tu parles de ça, non ?
Iggy Pop – Oui, mais d’une manière objective. Quand j’avais 13, 14 ans, je vivais avec une chatte. J’avais des boutons, je ne connaissais rien aux relations sexuelles, je n’avais pas l’âge de conduire une voiture, j’étais obligé d’aller à l’école… Bref, je me sentais totalement merdique.
Et dès le printemps, je voyais ma chatte qui se roulait par terre en prenant le soleil. Je me disais qu’elle avait une vie plus plaisante que moi. Je pense parfois à ça. Objectivement, il doit y avoir pas mal d’avantages à être d’une autre espèce que la nôtre. Evidemment, il n’y a pas que des avantages, ils ont besoin des hommes pour leur ouvrir les portes.
Michel Houellebecq – Oh là là, ça me rappelle les six premiers mois de mon chien. Je vivais dans une maison où il y avait beaucoup de portes. Quand mon chien avait besoin de sortir, il n’aboyait pas, il pouvait attendre pendant des heures derrière une porte.
Je le cherchais, je poussais les différentes portes et je finissais par le trouver. C’était très émouvant. Puis il a appris à aboyer. Ça change la conception de la vie, quand on a un chien. Ça pourrait presque être le sujet d’un livre.
En dehors du roman, qu’évoquent pour vous les mots “la possibilité d’une île” ?
Iggy Pop – Un bel endroit, débarrassé de tous les problèmes. Ou bien un endroit où mes problèmes sont liés à mes envies et sont réglés. Un endroit où j’ai tout ce que je veux, où je suis satisfait. Il y a des moments où je suis sur cette île.
Dans les cinq à dix dernières années de ma vie, depuis que je vis à Miami, j’ai connu des moments comme ça, d’exaltation. Quand je peux aller me baigner dans l’océan dès que j’en ai envie. Et puis des moments d’épanouissement sexuel et de temps libre.
Je suis en train de perdre ça actuellement, les choses vont un peu trop bien pour moi, ça apporte des responsabilités. Dans le livre de Michel, je suis touché par cette idée qu’il faut revoir ses exigences de vie à la baisse. Petit à petit, le Daniel de la fin se contente de ce qu’il a, il abandonne l’idée d’avoir plus. Il sait qu’il ne sera pas vraiment heureux, mais que ça va aller comme ça.
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Ces néo-humains au bonheur modéré, toute la question de ce qui fait le bonheur, c’est quelque chose que je comprends vraiment. Quand la maison est rangée, que tout est en ordre dans ma vie, je suis content. En plus, je sais que par rapport à la plupart des gens je fais partie des privilégiés, gâté par la vie, après tout.
Mais c’est difficile, parce que quand tu arrives à un certain âge, les gens commencent à mourir autour de toi. D’abord les parents, puis des gens avec qui tu as grandi. Tu reçois un coup de fil qui dit : “Devine qui est mort ?”
Et toi Michel, as-tu atteint l’île ?
Michel Houellebecq – Non. Absolument pas. Je suis très anxieux à propos de tout. C’est un peu pervers d’écrire des livres. Le fait d’avoir écrit un bon roman m’a rendu heureux. Mais ce n’est presque rien, on oublie vite la raison initiale qui nous a rendus heureux. Après l’écriture de La Possibilité d’une île, j’étais heureux, je savais que c’était un bon livre.
La bonne idée aurait été de mourir à ce moment-là. Ensuite, j’ai eu des problèmes. Je ne suis pas en paix avec la vie, pas du tout. Et c’est vrai qu’après un certain temps on apprend à ne recevoir que des nouvelles de gens qui meurent. Les gens meurent, ils ne résistent pas.
Iggy Pop, avec son corps de danseur et de superhéros, incarne une puissance physique. Est-ce quelque chose que tu envies ?
Michel Houellebecq – Je n’ai pas exactement cette image de lui, celle de la musculation. Je me souviens d’une très bonne interview d’Iggy, dans les années 1970, j’avais 18 ans. Il racontait qu’il s’était produit devant des étudiants vêtu d’une robe de femme enceinte, et il se demandait si ce public de merdeux cool allait pouvoir encaisser ça, s’ils allaient pouvoir le supporter…
Cela a été un exemple pour moi : quand je suis monté sur scène pour lire des poèmes, c’était avec le sentiment que les gens ne pourraient pas supporter ce que j’allais leur dire, je savais que je n’étais pas là pour être aimé. A travers les disques et plusieurs bonnes interviews d’Iggy, j’ai appris que, parfois, il faut être là pour la détestation. Il faut trouver cette force, c’est un besoin.
Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Michel Houellebecq – A peu près rien, je suis dans une mauvaise période. C’est pourquoi je suis particulièrement heureux que le disque d’Iggy existe. C’est comme un cadeau de Noël. C’est inattendu et immérité. Le disque est formidable, il me conforte dans l’idée que le livre était bon.
Une de mes personnes préférées dans le rock fait un très beau disque d’après un de mes livres préférés : c’est un rêve paradisiaque pour moi, je ne pouvais même pas l’envisager. Et je ne peux que le répéter très bêtement : je suis très heureux que tout cela soit arrivé.
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