L’imagination au pouvoir : les bandes originales se sont doucement émancipées du diktat de l’image, pour mieux laisser parler la musique, surtout électronique. L’exercice périlleux des scores imaginaires en a séduit plus d’un, à commencer par Brian Eno.
You don’t have to worry, Mr Adamson. I won’t breathe a word » : quelques mots, murmurés par une voix de femme, étrangement moite. Ils pourraient provenir de n’importe quel film de détective, en noir et blanc, avec sans doute Humphrey Bogart dans le rôle du privé. Cette voix-là, pourtant, ne surgit pas d’un film. Elle est calée entre deux morceaux instrumentaux, sur Moss Side Story, le premier album solo de Barry Adamson, ex-bassiste de Magazine. Sur ce disque, sorti à la fin des années 80, Adamson tentait d’exorciser ses démons et ses vieux maîtres : son album est une autobiographie déguisée en score de film noir, remontant le temps jusqu’à son enfance dans le Moss Side de Manchester, quartier peu reluisant, aux bagarres dignes des plus belles chorégraphies de West Side Story, double rose de ce Moss Side ténébreux. Sur cet album, Adamson cristallisait avec brio tout l’héritage des Lalo Schifrin, Ennio Morricone et autres Elmer Bernstein, ses modèles avoués. Il avait d’ailleurs, quelques mois plus tôt, en 1988, repris le thème que Bernstein avait composé pour le film d’Otto Preminger, L’Homme au bras d’or, le temps d’un maxi qui réinstallait le jazz hurlant au c’ur de la new-wave.
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Avec Moss Side Story, il mettait en sons des images qui n’existaient pas, sinon dans sa tête, et revendiquait l’exercice, officialisant ainsi la naissance des musiques de films imaginaires. A l’époque, son disque faisait office d’ovni. Pourtant, subrepticement, Moss Side Story ouvrait une brèche, dans laquelle s’engouffrèrent les électroniciens, notamment ceux qui gravitent autour des labels d’abstract hip-hop comme Mo’Wax et Pussyfoot. Ces artistes-là, DJ Shadow et Howie B en tête, sont tous des petits maîtres du sampling et du collage : leur musique et leur technique de composition en font de véritables fouineurs, toujours à l’affût de sons, d’accords plus ou moins incongrus ou mystérieux. Pour eux, les bacs de BO ressemblent à une mine inexplorée dont il faut extraire les pépites et les diamants. Une mine où la musique est instrumentale, c’est-à-dire que l’on peut facilement hacher, dépecer, morceler, mettre en boucles : une musique qui flatte l’imaginaire, puisqu’elle recourt rarement aux chants ou à la narration classique des chansons pop.
Luke Gordon, alias Spacer, et Sie, artistes de la maison Pussyfoot, confiaient il y a quelques années que les BO étaient l’un des moyens les plus sûrs pour « nourrir le sampler ». De sorte que ces musiciens-là, à force de bouffer du score, se retrouvent en train de composer des musiques pour films imaginaires. Ainsi, Pussyfoot avait édité Pussy Galore, une compilation de musiques de films imaginaires d’espionnage, rendant hommage aux travaux d’orfèvre de John Barry ou Jerry Goldsmith. Dans la même veine, David Holmes a construit ses albums autour de thématiques cinématographiques revendiquées, allant même jusqu’à intégrer un regard de spectateur critique comme titre d’un album : This Film’s Crap, Let’s Slash the Seats (Ce film est pourri, détruisons les fauteuils). Dramatiques, tout en tension et crevasses, ses disques intègrent les présupposés de la musique de film, utilisent des bruits quotidiens de portes qui grincent ou claquent, mêlent musique concrète et house, histoire de captiver l’oreille de l’auditeur, devenu spectateur aveugle.
L’exercice a d’ailleurs été repris et systématisé par le label électronique Leaf qui, depuis Londres, commet une série de compilations (trois au compteur) intitulées Invisible Soundtracks : sur ces disques, des trublions électroniques de tous bords créent des miniatures supposées illustrer des films invisibles. To Rococo Rot, Gescom (alias Autechre), Fridge et Four Tet se sont notamment laissés aller à cet exercice périlleux, pour en ressortir avec les honneurs. Cela dit, l’écoute de ces disques donne l’impression que les artistes présents cherchent à créer des miniatures postcinématographiques, plus proches de Brian Eno et de ses Music for Films que des compositions de Morricone ou Barry. Le travail d’Eno semble en effet le plus fécond et le plus séminal au regard des électroniciens. Peu importe, d’ailleurs, que les musiques qu’il a composées correspondent ou non à de vrais films. L’intérêt est ailleurs, dans le mystère qui entoure Music for Films, ainsi que l’explique Sean du groupe Autechre : « Un putain de disque, que j’écoute sans arrêt, sans jamais arriver à le comprendre entièrement. » C’est sans doute cela qui fascine dans les musiques de film : leur mystère, insondable dès lors qu’elles ne sont plus rattachées à aucune image, à aucun lien cinématographique. Elles deviennent alors des fantasmes idiomorphes, des abstractions orphelines en quête de territorialité. Des usines à rêves.
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