La musique semble occuper une place essentielle dans votre vie et dans votre oeuvre de sculpteur. Ce qui me lie à la musique est à la fois spirituel et sexuel, car pour moi c’est la genèse de tout. Par genèse, je veux parler de pulsion, de rythme, de sexualité, de la jubilation de la naissance. […]
La musique semble occuper une place essentielle dans votre vie et dans votre oeuvre de sculpteur.
Ce qui me lie à la musique est à la fois spirituel et sexuel, car pour moi c’est la genèse de tout. Par genèse, je veux parler de pulsion, de rythme, de sexualité, de la jubilation de la naissance. Sur ce plan, la musique afro-américaine me paraît être la plus vivante, la plus incarnée. Et l’incarnation, c’est l’art du sculpteur. Un art qui se retrouve complètement dans cette pulsion rythmique, forgée, du piano de Cecil Taylor, de la voix de Leena Conquest, des cordes tirées, pincées, frappées, de Mingus dans le film de John Cassavetes, Shadows. C’est une énergie qui me stimule vraiment, très contemporaine. Et qui est d’autant plus importante pour moi aujourd’hui, dans cette ère de l’interdit du toucher, du corps, cette ère de la virtualisation qui est peut-être une nouvelle forme de terrorisme que nous subissons. Une sorte de puritanisme international est en train de se mettre en place, réglé par Internet. Je crois que la sculpture, c’est-à-dire l’art du toucher, est plus urgente que jamais, de même que tout art qui ne serait pas dans la dénégation du corps. Comme le jazz qui, à mon sens, est une effraction dans le puritanisme américain.
Quels sont pour vous les plasticiens qui travaillent dans ce sens ?
En fait, je ne fais pas de différence entre Fragonard et Charlie Parker. Puisque Parker est Bird, l’oiseau, ce qui signifie rapidité, célérité d’exécution. Cela rejoint dans sa pratique le geste rapide de Fragonard, son traitement pictural rythmé. On retrouve cette même pulsion très rythmique dans le geste de Claude Monet. D’ailleurs, ses Nymphéas sont très proches de la sculpture puisque c’est une peinture à 360 degrés. Monet, c’est vraiment mon héros, le plus grand peintre du xxème siècle. Il a agrandi son atelier et peint les Nymphéas au moment de la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire en plein massacre. Pourtant, c’est une peinture qui n’a pas donné dans cette complaisance de la pulsion de mort, qui s’y est même opposée. Et c’est ce que j’aime : une peinture jubilatoire comme vraie pulsion de vie.
En littérature, retrouvez-vous cette même jubilation ?
Le livre qui m’a bouleversé ces dernières semaines, c’est le livre de Geneviève de Gaulle, La Traversée de la nuit. Un vrai bijou, que je vais acheter en plusieurs exemplaires pour l’offrir à mes proches. C’est le témoignage d’une femme en camp de concentration, dotée d’une grande force de résistance. Ce qui me bouleverse, c’est que cette femme survit en pensant précisément aux Nymphéas de Monet, à la jubilation vivante de cette peinture. Opposer le plaisir à l’horreur est un acte de résistance immense. De manière plus générale, mais un peu pour la même raison, j’adore Philippe Sollers. Paradis et Femmes restent mes livres de chevet, parce qu’il y est question de plaisir et de jubilation, donc encore une fois de résistance. Roland Barthes me passionne aussi :
cela me touche de voir un puritain formaliste, travaillant sur le langage comme une matière, finir par tendre au plaisir après toute une vie. Pour moi, être le contemporain d’un parcours qui va du degré zéro de l’écriture au plaisir du texte, c’est une expérience merveilleuse, parce que c’est une question fondamentale de notre époque.
Vos cinéastes préférés ?
J’adore cette façon qu’a Cassavetes de vouloir atteindre le niveau du chef-d’oeuvre sans un sou.
Son rapport au cinéma est nourri uniquement par le symbolique et jamais par le commercial. John Cassavetes n’a aucune limite dans sa créativité, et c’est ce que je recherche chez les artistes. Au fond, je me fous que quelqu’un soit cinéaste, écrivain ou musicien : ce qui m’intéresse, c’est sa capacité à la transgression, sa faculté à dépasser tout ce qui risque d’entraver sa pratique créative. Sinon, j’adore Jean Rouch. Tout particulièrement son film Les Maîtres fous. Il s’agit de la découverte par les Occidentaux de la capacité d’extase, de transe, de la cérémonie via des masques dogons. Et mes sculptures ont quelque chose à voir avec ces masques, c’est-à-dire avec la cérémonie.
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