On compile et réédite les années Columbia (1962-68) du pianiste et compositeur de jazz Thelonious Monk. L’occasion de revenir sur quelques disques phares d’une carrière marquée par le sceau du génie.
Genius of Modern Music, Vol. 1 & 2 (Blue Note / EMI) |
Sont regroupés là en deux disques essentiels, à la fois les tous premiers enregistrements de Monk en leader, et conséquemment quelques uns des chef-d’ uvres incontournables du bebop naissant. Le premier volume, compilation de 3 séances datant de l’automne 1947, est le recueil précieux d’un pianiste de trente ans, d’emblée en pleine maturité artistique, posant les bases esthétiques de sa musique révolutionnaire. Entourés de quelques jeunes loups du bebop (Art Blakey notamment, à la batterie), en quartet, trio, et quintet, Monk grave les premières versions de thèmes immortels à la poésie singulière qui allaient devenir de véritables hymnes (Ruby My Dear, Well You Needn’t, Monk s Mood et l’emblématique ‘Round Midnight) et impose avec la force de l’évidence ses harmonies dissonantes, sa modernité paradoxale, truffée d’archaïsmes, son style abrupt, à la fois primitif et ultra-sophistiqué?
Le second volume, enregistré quatre ans plus tard, en 1951/52, voit Monk consolider son univers en apportant de nouveaux thèmes géniaux (Four in One, Criss Cross, Eronel, Straight Non Chaser, Ask Me Know, etc.) et en multipliant les expérimentations orchestrales. Les deux quintettes enregistrés lors de ces séances sont des modèles d’équilibre instable, parfaitement en phase avec la poésie monkienne, inquiétante et labyrinthique.
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Plays Duke Ellington (Riverside/Warner) |
En 1952 Monk quitte Blue Note pour signer avec le tout jeune label Riverside. S’il est alors unanimement reconnu comme un génie par ses pairs, il demeure pour le public un musicien bizarre, à la modernité agressive et mystérieuse. Orrin Keepnews, producteur de Riverside, propose alors à Monk d’enregistrer en trio, en compagnie d’Oscar Pettiford à la contrebasse et Kenny Clarke à la batterie (le must en matière de rythmique bop !), un répertoire inattendu, entièrement composé de thèmes d’Ellington ? à la fois pour permettre au public de se familiariser au style novateur du pianiste à partir d’un répertoire connu et « accessoirement » de mettre en évidence une filiation esthétique alors très peu évidente. L’idée est géniale, Monk accepte aussitôt. Le résultat est somptueux. Monk en mélodiste hors-pair rend un hommage éblouissant à la poétique ellingtonienne en s’accaparant totalement la matière thématique, à la fois parfaitement respectée dans l’esprit et comme insensiblement métamorphosée, transmuée en son propre univers, discontinu, abrupt, lyrique et puissamment moderniste. Les « affinités électives » entre ces deux personnalités majeures de la musique afro-américaine, ici révélées, ne feront que s’accentuer au fil du temps. Un chef-d’ uvre.
With John Coltrane (Riverside/Warner) |
C’est en 1957 que Monk retrouve sa « cabaret card », confisquée au tournant des années 50 pour d’obscures affaires de drogue, et peut ainsi de nouveau jouer dans les clubs de sa ville, New York. Il met sur pied un nouveau quartette et engage la nouvelle sensation du saxophone ténor, alors en rupture du quintette de Miles Davis : John Coltrane. La formation investit pour quelques semaines un petit club de Greenwich Village, Le Five Spot, et enregistre dans la foulée quelques rares séances en studio, regroupées sur ce disque. Le succès est phénoménal.
Le lyrisme tourmenté du saxophoniste, mettant alors au point sa fameuse technique des nappes de sons à l’harmonie indéfinie, s’accorde comme par magie aux préceptes monkiens, faits d’ellipses, de parcimonie expressive et de dissonances savantes. Les deux hommes aussi dissemblables peuvent-ils être se sont reconnus : le résultat est confondant de beautés brutes et d’intuitions précieuses. Cette collaboration n’aura finalement duré que six mois, mais marque une date importante, sinon essentielle, à la fois dans la carrière respective des deux musiciens, et dans l’histoire du jazz moderne.
Brilliant Corners (Riverside/Warner) |
Ce disque extraordinaire consacre la rencontre du pianiste avec un autre immense musicien, le rival de Coltrane à cette époque d’apogée du hard-bop, le colosse fragile du saxophone ténor, Sonny Rollins. C’est peut-être l’un des disques les plus extrémistes de Monk. Propulsé par une rythmique exceptionnelle (Max Roach à la batterie, Oscar Pettiford à la contrebasse), Monk balance ses compositions les plus décapatantes et singulières et engage sa formation dans des territoires sauvages encore inexplorés. Tempi démultipliés et dans l’instant immensément ralentis, harmonies tordues, mélodies abruptes à la vénéneuse poésie, entente quasi-télépathique avec Rollins, swing intense ? Monk a quarante ans et est au sommet de son art !
The Complete London Collection (Black Lion) |
Nous sommes en 1971, Monk n’a plus de maison de disque ni de groupe régulier depuis 1968 et c’est la fin de son contrat avec Columbia. La folie semble gagner du terrain et le pousser irrémédiablement hors scène. Il accepte néanmoins de participer à une sinistre tournée « all stars » montée par George Wein, avec quelques stars du bebop sur le retour (Dizzy Gillespie, Kai Winding, Sonny Stitt, Al McKibbon, Art Blakey) au cours de laquelle il se contente de jouer les accompagnateurs, neutre et fantômatique. Pourtant lors du passage de la formation à Londres, Monk accepte la proposition d’Alan Bates, jeune producteur du label Black Lion, d’enregistrer un nouveau disque en trio et renaît miraculeusement. Entouré de McKibbon et Blakey (soit la même formation que celle qui enregistra la toute première séance du pianiste en trio, trente ans auparavant), Monk revisite une dernière fois ses territoires et se montre d’une fraîcheur d’inspiration intacte, sa musique sonnant comme à la première heure, à la fois lyrique et ironique.
Ces faces historiques, marquée du sceau du génie, sont les dernières enregistrées par le pianiste. Il s’enfermera par la suite dans un mutisme quasi-définitif et mourra d’une hémorragie cérébrale le 17 février 1982.
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