Depuis 1993, Leonard Cohen semblait avoir tiré un trait sur toute activité scénique. Poussé par la nécessité, il a pourtant repris en 2008 son bâton de Canadien errant et prouvé qu’il n’était toujours pas résolu à déposer les armes. Il sera en concert le mardi 7 juillet à Paris-Bercy.
Dans les années 60, les ménagères canadiennes regardent chaque après-midi Take Thirty, une sorte d’Aujourd’hui madame diffusé sur la chaîne CBC. Un jour de 1966, l’animatrice Adrienne Clarkson, des trémolos dans la voix, leur annonce qu’elle a l’honneur d’accueillir un jeune poète et écrivain très en vue de Montréal. Il s’appelle Leonard Cohen et a une fois encore défrayé la chronique avec son deuxième roman, Beautiful Losers. L’excitation de la présentatrice se teinte d’une angoisse qu’elle a bien de la peine à dissimuler. Peu de temps avant le début de l’émission, Cohen lui a en effet appris qu’il avait l’intention de pousser la chansonnette en direct. “Personne, dans l’équipe, ne l’avait jamais entendu chanter une note, racontera-t-elle en 2000. Nous étions terrifiés : nous craignions que notre adoration absolue pour lui en prenne un coup. Ce que nous voulions, c’était faire une interview très sérieuse avec Leonard Cohen le Poète. Finalement, l’entretien fut ridicule. Mais la chanson, elle, fut une révélation.”
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Pour sa première apparition télévisuelle en tant que chanteur, Cohen décide d’interpréter The Stranger Song. L’éloquence naturelle de sa voix monocorde, la beauté tranchante de ses textes et l’obsédant roulis de ses arpèges de guitare font aussitôt leur effet sur le public. Après l’émission, le Canadien, avec ce langage imagé et concis qui le caractérise, lâchera ces quelques mots : “Le temps est révolu, Adrienne, où les poètes, revêtus de longues capes noires, s’asseyaient sur des escaliers de marbre.” C’est de cette façon qu’il est entré dans la carrière musicale : comme un poète qui, après avoir saisi l’épée du verbe, a choisi de poursuivre son combat en prenant les armes de la chanson populaire.
UN ÉTERNEL RECOMMENCEMENT
Quarante ans plus tard, c’est le même homme qui terrasse tranquillement les foules lors de concerts marathons de trois heures. Depuis le 11 mai 2008, date à laquelle il a allumé les premiers feux d’une longue tournée internationale, Leonard Cohen dispense les bienfaits d’une oeuvre marquée du sceau de la grâce et de l’excellence. De Montréal à Paris, de New York à Athènes, de Sydney à Londres (où a été filmé le DVD Live in London), il abandonne dans son sillage le souvenir d’un humble géant, qui n’a pas sacrifié ses exigences sur l’autel de la banalité et de l’ennui. Alors même qu’elle touche à son crépuscule, la vie de cet homme semble briller comme une aube. L’auteur de Suzanne est de ces êtres rares dont chaque geste, chaque parole, chaque pensée porte l’empreinte d’un commencement.
En 2009, Cohen nous apparaît donc comme il était apparu en 1966 aux téléspectatrices de CBC. Et l’écoute de ses chansons reste une expérience fondatrice, qui nous ramène à chaque fois à la beauté des origines. Sa voix, ses textes et ses mélodies exhalent ce parfum de nouveauté vraie que seules les très anciennes histoires savent diffuser. Ce prodige n’a rien de paradoxal : il est l’apanage des hommes qui se sont fait du temps qui passe un ami bienveillant. Cohen s’est octroyé une liberté que beaucoup de ses contemporains ont cru bon d’abdiquer : celle de vivre et de créer à son propre rythme, à son propre pas. Quatorze albums étalés sur quatre décennies : le Canadien est un membre éminent de la confrérie des intermittents de la parole. Il sait la valeur sacrée du silence, et la haute responsabilité qu’engage le désir de le briser.
Aujourd’hui, on peut bien sûr s’interroger sur la suractivité scénique d’un homme qui, ces dernières années, avait visiblement envisagé de se retirer lentement mais sûrement des affaires musicales. Absent des planches depuis 1993, Leonard Cohen ne donnait plus guère de ses nouvelles. Son dernier album, le très éthéré Dear Heather (2004), ressemblait à un geste d’adieu, exécuté avec un mélange de légèreté et de solennité qui collait parfaitement avec l’élégance du personnage. On se dit alors que notre homme s’était ménagé là une belle sortie par le haut. Sauf qu’un an plus tard, un très méchant coup du sort allait le ramener brutalement sur terre. Cohen découvrait en effet que Kelley Lynch, sa manageuse et conseillère de longue date, avait détourné la quasi-totalité de l’argent qu’il avait amassé au cours de sa carrière : près de huit millions de dollars étaient ainsi partis en fumée.
Avec cette clairvoyance désenchantée qui ne l’a jamais quitté, Cohen a fini par voir dans cette épreuve le signe que sa vie de nomade n’était pas achevée : il lui fallait reprendre son bâton de Canadien errant. A ceci près que, cette fois-ci, sa soif de voyage serait dictée par une nécessité extérieure, et non plus intérieure. Aujourd’hui, il ne s’en cache pas : sa tournée mondiale a été motivée par le besoin de se refaire, au sens financier du terme. Mais on est prêt à parier qu’il a aussi vu dans cette aventure un bon moyen de se refaire en tant qu’homme et en tant que musicien. Renaître à soi, encore et toujours : pour Cohen, cette idée-là a toujours été une juste définition du métier de vivre. On ne voit pas pourquoi il en changerait à 74 ans.
LIBERTÉ, BEAUTÉ, FRATERNITÉ
Ceux qui ont eu le privilège d’assister à ses concerts ou de visionner Live in London peuvent en témoigner : le crooner au chapeau n’arpente pas le globe pour s’adonner à un simple et misérable relevé de compteurs. Cohen n’a jamais eu l’attitude d’une star, d’un surhomme avide d’exercer ses super- pouvoirs sur un troupeau bêlant de fans. Sans fausse modestie, il a même souvent répété qu’il avait énormément appris de ses auditeurs. Il est peut-être le seul chanteur populaire qui considère son public comme un maître. Et il sait comment un élève doit traiter son maître : avec respect, mais aussi avec le désir jamais éteint de remettre en cause son savoir, de lui prouver que même l’esprit le plus érudit n’en a jamais fini d’apprendre. C’est ce que Cohen réalise sur scène : il rend hommage à tous ceux qui connaissent ses classiques sur le bout des doigts, tout en leur montrant qu’ils étaient loin d’avoir tout entendu, tout compris. Sa voix, plus pénétrante que jamais, puise dans ses chansons des vérités qu’on ne leur soupçonnait pas : ses interprétations soufflantes d’Hallelujah, de Bird on the Wire ou de Who by Fire font office de révélations.
Parce qu’ils font sans cesse appel à notre intelligence et à notre sensibilité, les concerts de Leonard Cohen exaltent tout ce qu’on peut avoir de meilleur en soi. Quitte à être taxé de mièvrerie, on affirmera même qu’ils ont le don de faire vibrer une corde qui, en ces temps de cynisme généralisé et d’individualisme forcené, n’a guère l’occasion de résonner : ils réveillent le sentiment de fraternité, la joie si souvent déçue d’appartenir à la communauté des hommes. Se rassembler autour de ce brave Leonard, c’est se retrouver enfin entre camarades. Un mot terriblement galvaudé, devenu insipide à force d’avoir été mâché et remâché par d’innombrables vieilles ganaches, mais auquel le Canadien a su rendre toute sa saveur. Assister à un concert de Leonard Cohen, où chacun peut goûter à l’avènement de la beauté sans se soucier de sa catégorie d’âge, de sa nationalité ou de son origine sociale, c’est renouer avec une humanité qui refuse de se laisser parquer dans des compartiments aussi artificiels qu’infamants. Qu’un type de cette trempe jouisse aujourd’hui d’une telle aura n’est que justice. Pour employer un mot auquel il a également su redonner tout son sens, on dira même que ça n’est que justesse.
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