En 1988, Leonard Cohen accorde un entretien aux Inrockuptibles. A la rencontre d’un homme qui manie à merveille l’art de la dialectique. Interview tirée du hors-série des Inrocks consacré à Leonard Cohen, disponible sur l’appli iPad des Inrocks. Leonard Cohen sera en tournée en France en septembre, et prépare un nouvel album pour 2011.
La chanson-titre de votre nouvel album, « I’m Your Man », trace le portrait d’un homme caméléon, prêt à tout pour l’amour d’une femme. L’opposé de l’image que l’on peut avoir de vous.
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C’est vrai que ce que dit cette chanson est nouveau pour moi, comme la musique. Elle est un peu comique, car le personnage est prêt à n’importe quoi pour avoir cette femme.
Et cela vous ressemble ?
Oui, c’est moi. C’est dangereux de s’identifier totalement à une chanson, car une chanson représente une certaine vérité à un certain moment. Il est dangereux de l’accepter comme un slogan. Je reste fidèle aux nécessités de l’imagination. C’est la seule fidélité qu’un écrivain doit embrasser. Mais c’est vrai que dans ma vie il y a eu des choses qui m’ont amené à ce que je suis aujourd’hui. De temps en temps, on se trouve dans des situations bouleversantes : je m’y trouvais pendant l’écriture de ce disque, je pense que les chansons le reflètent.
Etait-ce une période de doute ?
Le doute et la croyance, on se promène entre les deux. Plus la croyance est grande, plus le doute est grand, c’est connu… Je ne sais pas quel est le but, car je ne suis pas encore mort ! De temps en temps, on a une perspective un peu plus généreuse sur soi-même, de temps en temps on est vraiment dans la merde.
Cette dialectique du doute et de la foi est très féconde chez les artistes…
Moi, je n’ai pas réussi à trouver de solution pour ma vie, je me sens comme lorsque j’avais 15 ans. Le contexte est différent, mais sur le fond, c’est la même chose. Je ne suis pas sociologue, je ne suis pas philosophe, je ne sais pas du tout ce qui se passe autour de moi. J’essaie d’être généreux avec mes amours, mes amis, ma famille, mes associés dans le travail, mais je me sens comme à 15 ans.
Vous avez donc les mêmes angoisses, les mêmes doutes que lorsque vous étiez jeune…
Il y a quelque chose de différent : la perspective que donne l’expérience et une certaine puissance, la force d’avoir été accepté par la terre. Je ne parle pas du tout professionnellement, mais je veux dire qu’on doit être là, que ce n’est pas une faute d’être ici. Ça, c’est une évolution. Le reste, les angoisses, les doutes, tout ça existe encore, même plus intensément parfois. La réussite professionnelle est quelque chose qu’on ne peut pas toucher. C’est ainsi : je suis heureux d’avoir un public dans le monde entier, même s’il est modeste, mais ça ne m’apporte pas de confort.
Mais ça doit être rassurant.
C’est rassurant à un certain niveau, parfois cela apporte une espèce de bonheur, mais cela augmente aussi les problèmes et les conflits : ce n’est pas du tout la solution pour une vie. Je crois que chacun paie un grand prix pour sa vie, il n’y a pas de free rides, tout le monde paie, tout le monde paie le maximum pour chaque vie. Je pense que le maximum pour moi, en comparaison de ce que les autres ont à supporter, n’est pas grand-chose. Mais pour moi, c’est le maximum.
Pensez-vous être quelqu’un d’égoïste ?
Je pense que la quantité d’égoïsme est plus ou moins la même en chacun. Il y a toujours un grand désir de domination, c’est évident, mais certains esprits sont plus raffinés, ils ont réussi à circonscrire un peu l’ambition, cette ambition féroce que tout le monde possède. J’ai appris à faire comme si je n’étais pas dévoré par le désir. Mais il y a des gens, comme par exemple mon ami Phil Spector, qui s’attachent à ne pas supprimer cet égoïsme, mais à le laisser sortir, le glorifier, et d’un certain point de vue c’est magnifique. Il y a quelque chose de magnifique chez quelqu’un qui ne résiste pas à exprimer son égoïsme.
Il y a une forme d’égocentrisme dans vos chansons…
Dans les chansons ou dans l’art, si je peux utiliser ce mot (je ne sais pas du tout si ce que je fais est de l’art), on essaie d’arriver à un équilibre en soi. On peut faire quelque chose qui existe de manière gracieuse dans le monde, qui n’a pas l’odeur de l’ego et du désir, qui en possède une autre, l’odeur de quelque chose qui est accepté, pas stérilisé, mais lavé dans l’imagination, quelque chose qui ne pue pas. La création est le seul endroit où l’on peut établir quelque chose qui possède un équilibre, une grâce, une raison. Nous, nous n’avons pas de raison d’être. Nous sommes ici, c’est tout. Se chercher une raison d’être, c’est ridicule.
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