Quarante-cinq ans de carrière, une douzaine d’albums et un style inchangé : histoire d’un mythe en musique.
La première manifestation artistique de Leonard Cohen date de 1956. Ce n’est pas une chanson mais un recueil de poèmes titré Comparons les mythologies – il y aura d’autres livres, jusqu’à la sortie en 1967 de son premier disque. Quelques décennies plus tard, le Canadien est devenu un des grands mythes de l’ère pop. Mais on ne lui fera pas l’affront de le comparer : Leonard Cohen est tout en haut, mais à part. En quarante-cinq ans de carrière, il n’a enregistré qu’une douzaine d’albums, traversant les époques et les courants sans jamais dévier de son cap. Un maître, dont le style a influencé plusieurs générations de contemporains (même ses pochettes de disques ont été reprises).
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Dans ses albums, les arrangements ont évolué, la voix a mûri. Mais dès le début, le style Cohen est là. Des chansons douces, hypnotiques et dangereuses comme un épais tapis neigeux. La voix comme une liqueur amère, adoucie par un contrepoint de chant féminin. Une ascèse sensuelle, entre profondeur et détachement. Du folk velouté à écouter dans le noir pour oublier le chaos du dehors. Rallumez la lumière, ouvrez les volets. Vous verrez Cassavetes, De Niro ou Bogart : cet homme est aussi un régal pour les yeux, un modèle de classicisme dandy qui n’a jamais eu besoin de se fabriquer une image (ni d’en changer) pour devenir quelqu’un. Plutôt rester soi-même, avancer à son rythme.
A propos de Cohen, on parle souvent de “vieux compagnon”, d’intimité. Avec Cohen, la confiance règne. Chanteur ami plutôt qu’à mythes. Ses chansons-havres ne racontent pas le monde mais le traversent en disant qu’on sera bien chez soi – île grecque, monastère bouddhiste ou monde intérieur. Leonard Cohen est un mythe au logis. Chacun de ses albums est comme le récit de voyage d’un capitaine au long cours, d’un guerrier au repos.
Vive la crise : il y a quelques années, des problèmes financiers poussaient Leonard Cohen à repartir en tournée après quinze ans d’abstinence. Aujourd’hui, à 77 ans, il démontre qu’il avait encore au moins un grand disque sous la semelle, de belles histoires à raconter d’une voix plus envoûtante que jamais. Son nouvel album s’appelle Old Ideas, manière de dire que rien ne change. Ou le come-back du type qui n’était jamais vraiment parti.
Songs of Leonard Cohen (1967)
Avec sa voix lugubre, quasi sépulcrale, ses compositions à la monotonie structurelle et ses images qui vacillent et vous brûlent comme des flammes, le Canadien fait une entrée en piste pour le moins remarquée en cette fin 1967 et offre le plus radical des contrastes avec le reste de l’actualité marquée par l’explosion psychédélique et les révolutions étudiantes. Faisant figure de clown triste – et à 32 ans de vieux schnock dans un monde où la jeunesse fait mine de s’emparer du pouvoir –, il semble prendre un plaisir masochiste à emprunter la voie la plus difficile : entre le chemin de croix et la remontée du torrent par le saumon lors du frai. Cette solitude de l’errance intérieure, jamais recueil ne l’a portée avec autant d’abandon et de majesté. Jamais chansons n’auront mieux su définir l’aveugle et impérieuse quête du désir, ni cerner l’incernable de l’amour avec cette précision tranchante dont le poète use dans Suzanne, Winter Lady ou The Stranger Song.
Songs from a Room (1969)
Ce deuxième album débute par Bird on a Wire qui va devenir l’hymne de toutes les âmes apatrides et sera adapté par un peu tout le monde (Tim Hardin, Joe Cocker, Johnny Cash, Judy Collins, Willie Nelson et même Serge Lama). Récemment, Kris Kristofferson a fait savoir qu’à sa mort il souhaitait que les trois premiers vers de la chanson soient gravés sur sa tombe en guise d’épitaphe. Tout aussi marquant, The Partisan, chanté pour partie en français, révèle une facette inédite de la personnalité de Cohen qui politiquement a toujours plutôt fait part de ses doutes que de ses certitudes. En 1969, alors que la génération Woodstock célèbre des (guitar) héros qui électrisent les masses, le Canadien à la triste figure incarne à l’opposé le parfait antihéros, trimballant dans sa valise de poète vagabond un petit pécule de chansons portées à la confession intime et à l’expression de l’en-soi (The Butcher, Seems So Long Ago Nancy).
Songs of Love and Hate (1971)
Enregistré comme le précédent à Nashville sous la direction du producteur Bob Johnson, réalisateur de Simon & Garfunkel ou Bob Dylan, ces “chansons d’amour et de haine” ont reçu en dernière instance la contribution de l’arrangeur d’Elton John, Paul Buckmaster. Accueillant avec retenue la dévastation d’Avalanche ou les déchirements de Dress Rehearsal Rag, ces orchestrations ont le don d’installer malaise et cruauté dans un certain confort, de souligner, derrière la savante alchimie des mots, combien haine et amour se tiennent finalement par la barbichette.
New Skin for the Old Ceremony (1974)
Après trois disques à la relative monochromie, cet album enregistré à New York avec le producteur et arrangeur John Lissauer se distingue par ses nombreuses variations de couleurs sonores, du très urbain Is This What You Wanted au Jurassic folk de Leaving Green Sleeves. On y trouve certains des plus beaux joyaux mélodiques de son répertoire (Lover Lover Lover, Who by Fire). Et si l’amertume le dispute à la tendresse, ce disque assez torturé fait aussi la part belle à l’autodérision avec un Field Commander Cohen, burlesque antithèse à The Partisan.
Death of a Ladies Man (1977)
Avec Phil Spector aux manettes – mais surtout à la gâchette, l’essentiel de l’enregistrement s’étant déroulé sous la menace d’un revolver –, ce qui devait être une rencontre au sommet entre un sorcier des mots et un génie des sons va accoucher d’une souris. Cette “mort d’un homme à femmes” conserve néanmoins quelques vertus qui découlent de ses défauts. Ecrasée par les orchestrations de Spector qui, la folie mégalomane aidant, a fini par transformer son fameux Wall of Sound en muraille de Chine de l’incommunicabilité, la tristesse cohenienne apparaît plus nue et pathétique que jamais.
Recent Songs (1979)
C’est parce que sa mère mourante manifestait la nostalgie des musiques traditionnelles juives entendues au cours de son enfance que Cohen, accompagné ici par les membres du groupe The Passenger, auparavant aux côtés de Joni Mitchell, donne à ce disque son petit air nomade souligné par la présence du violon et du oud. Un très beau recueil endolori par le deuil mais qui globalement passa inaperçu.
Various Positions (1984)
La traversée du désert se poursuit avec ce septième album studio que sa maison de disques Columbia, sous prétexte d’une qualité musicale jugée insuffisante, refusera de sortir aux Etats-Unis, laissant ce privilège à un petit label indépendant. Signe des temps, l’habillage musical est désormais essentiellement électronique. Ce qui n’entame en rien l’exceptionnelle qualité des compositions, ne nuit ni à leur intelligence ni à leur singularité. La plus célèbre d’entre toutes, Hallelujah, aura un destin bien à part qui va complètement échapper à son auteur via John Cale puis Jeff Buckley et enfin le dessin animé Shrek. Cohen avouera un jour à Bob Dylan, qui lui posait cette question indiscrète, que l’écriture d’Hallelujah avait pris quatre ans.
I’m Your Man (1988)
C’est par un brillant pied de nez que Leonard Cohen refait surface après une absence peu remarquée. Lâchant définitivement la guitare pour le synthé, il dégaine son album le plus imparable depuis longtemps, criblant ses cibles de flèches empoisonnées par l’humour noir et le cynisme. De cet alliage improbable, blessant et consolateur, Cohen fera un succès. Sur un accompagnement digne de Depeche Mode, il livre des chansons grimaçantes et jubilatoires comme Everybody Knows ou First We Take Manhattan, qui seront presque des tubes et le remettront en selle.
The Future (1992)
Trois ans après la chute du mur de Berlin, l’oiseau de mauvais augure revient planer dans un ciel assombri. Le regard est plus perçant que jamais, la griffe plus acérée. Album apocalyptique au sens religieux du terme, qui délivre dans la bonne humeur (Closing Time) ou la mélancolie (Waiting for the Miracle) ses prophéties de malheur, The Future constitue un tour de force musical pour ce presque sexagénaire. Et un point de rupture irréversible dans son approche du monde : “Tout est foutu, dit-il alors au micro d’une radio. Il y a quelques années, on me disait ‘Leonard tu es déprimé et déprimant’. Aujourd’hui je me sens au centre d’une certaine fraternité. Nous sommes nombreux à avancer sur ces terres désolées. Je ne me sens pas désespéré d’avoir abandonné tout espoir. C’est un sentiment réconfortant de savoir que tout est foutu.”
Ten New Songs (2001)
C’est au retour d’une longue retraite dans un monastère californien que l’anachorète du désespoir conçoit ce dixième album studio. Plus minimaliste que jamais, accompagné par sa fidèle choriste Sharon Robinson qui en compose les musiques synthétiques, il franchit avec ce disque à la sensualité endolorie un cap vers une forme de sérénité à laquelle ses vieux os ne pensaient jamais avoir droit. Les passions assoupies, New York, 1968 la compassion, à l’image du très beau Here It Is, peuvent venir secourir cette âme harassée qui dix ans plus tôt avouait “Le pessimiste prédit la pluie. Moi, je suis trempé depuis longtemps.”
Dear Heather (2004)
Plus entouré de femmes que jamais, avec Sharon Robinson, Anjani Thomas sa nouvelle compagne et la productrice Leanne Ungar, le vieux séducteur semble n’avoir plus pour seul objectif que de goûter chaque instant avec l’attention que méritent les choses rares et fugaces. C’est cette conscience aiguë de sa propre précarité dont Cohen témoigne sur ce disque très lo-fi où la gourmandise du jouisseur soulage une certaine mélancolie de la finitude.
Old Ideas (2012)
Dans la foulée d’une tournée mondiale marathon, Leonard Cohen revient sur disque avec sans doute son album le plus réussi depuis I’m Your Man. Un disque influencé par ses retrouvailles avec Montréal, où sa voix toujours plus profonde et caverneuse se pose sur des instruments à cordes trop longuement délaissés. Un Cohen déjà classique.
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