Avec son nouvel album, le duo des Tarterêts signe un des albums de rap français les plus mélancoliques de l’époque. Et finit d’imposer une esthétique inédite, celle de deux frangins à la recherche du salut dans la musique, même quand le succès n’y fait rien.
Au cœur du troisième album de PNL, qui paraît en cette rentrée et se place directement en tête des ventes, on peut entendre ceci : “La vie est belle/Tu verras, la vie est belle.” Mais cette banalité est assénée dans un vertige d’Auto-Tune si dense, si profond, si exagéré, que la formule ne peut que se comprendre dans un sens opposé. La vie est d’une tristesse sans fin et le duo français le chante à longueur de morceaux, entretenant une posture et une esthétique que le rap français n’avait jamais connues avant.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“Nique ta célébrité, nique ton buzz”
De Nabil et Tarik Andrieu, alias N.O.S et Ademo, on a tout dit et tout supposé depuis leur émergence fulgurante l’année dernière – en frôlant la théorie du complot pour certains. On le sait, les deux rappeurs s’autoproduisent et n’adressent pas la parole aux médias, sinon à travers un management qui s’en tient au strict minimum d’information. Ce n’est donc pas en interview mais en musique que le duo exprime sa vision désenchantée du monde, sur fond d’ego trip et de chronique de la bicrave. En soi, des codes classiques du rap.
Mais PNL les développe et les exalte d’une façon qui continue d’étonner : d’un morceau et d’un clip à l’autre, on assiste à la mise en fantasme de deux gangsters ultramélancoliques, que l’argent et le succès ne comblent pas. “Nique ta célébrité, nique ton buzz”, balancent-ils dans Naha, dont le clip a dépassé le million de vues en moins de vingt-quatre heures.
L’autre particularité de cette posture, celle qui l’installe justement comme une esthétique en soi, c’est le systématisme. Chaque morceau de PNL est une complainte plus ou moins défaitiste, plus ou moins hargneuse, plus ou moins vengeresse, mais toujours inondée par une mélancolie s’insinuant dans chaque recoin des textes et des prods. Pas un seul titre ne déroge à la règle et c’est encore plus flagrant, peut-être, avec Dans la légende qu’avec Le Monde Chico et Que la famille, les deux précédents albums de PNL parus en 2015.
Langueur et doutes existentiels
Même dans Bené, qui s’aventure pour la première fois en terrain dance-hall, le duo trouve le moyen d’étirer le beat dans une abstraction de nappes synthétiques élargissant encore le registre de la langueur. Mais juste après, les affaires reprennent avec un des morceaux les plus deep de l’album, Uranus, dans lequel reviennent clairement les doutes existentiels.
https://youtu.be/CLomliT_XTg
“Mon cœur ne sera pas toujours vide”
“Tout ça c’est pas l’avenir/Je m’attache pas à cette vie-là/Pourquoi se mentir/Ce présent n’est qu’un mirage.” Et plus loin : “La Lune ne sera pas toujours pleine/Mon cœur ne sera pas toujours vide/Et tard le soir, je traîne en attendant que ma peine se transforme en haine.”
La peine comme énergie paradoxale entre destruction et création, donc : à la fois cliché de l’écriture torturée (“poser des mots sur des maux”, ce genre de trucs) et condition au concept d’intranquillité, qui interroge la dispersion de soi et la salvation dans l’art, cette idée finit de placer les frères Andrieu dans un détachement au monde s’exprimant jusque sur l’artwork de Dans la légende.
On y voit en effet les contours discrets de la Terre, mais uniquement dans le reflet des lunettes d’Ademo et de N.O.S, qui sont donc ailleurs, en suspens, sans doute quelque part entre Uranus et Namek (planète de l’univers Dragon Ball que les deux frères se plaisent à citer régulièrement). Dans un délire à deux doigts du manga, de la science-fiction, presque du posthumanisme (l’Auto-Tune est techniquement une robotisation performative de la voix), PNL quitte le monde des hommes pour regarder plus loin que le réalisme, qu’il soit artistique ou social. “Le monde, je le vois de travers/Je le monte/Je le monte en l’air/Jusqu’à ce que ce putain de bonheur se montre”, divaguent-ils dans Jusqu’au dernier gramme.
“Mes rêves ne me font plus bander”
On a beaucoup reproché – et on continue de reprocher – à PNL de “ne rien dire”, comme si le rap devait forcément être assigné à un discours conscient, moral, politique, en gros “servir à quelque chose” au-delà de la musique en soi. Mais que dit, en creux, cet univers de mélancolie et de désillusion sur lequel des millions de personnes se jettent ?
PNL, c’est l’histoire de deux frangins d’origine algérienne (par leur mère) et corse (par leur père). Ils viennent de la cité des Tarterêts à Corbeil-Essonnes, dans le 91, et revendiquent en chanson un imaginaire fait de réussite et de revanche sociale, pour finalement scander ceci une fois le succès atteint : “Mes rêves ne me font plus bander” (DA).
En mettant de côté les bonus tracks des deux versions commercialisées (une “orange” et une “rose”, avis aux synesthètes), Dans la légende se termine carrément sur ces mots, noyés dans un torrent d’Auto-Tune bouleversant : “Plus je monte, plus j’ai mal.”
Maxime de Abreu
Et ci-dessous, notre playlist anthologique (et non-exhaustive) de la mélancolie dans le rap français.
Suprême NTM J’appuie sur la gâchette (1993… J’appuie sur la gâchette, 1993)
Les choses sérieuses commencent pour le rap français, et NTM pose les bases sans blaguer. La violence, la rage, la tristesse s’expriment d’emblée avec des morceaux comme J’appuie sur la gâchette, dont le beat en dit autant que le texte.
IAM Né sous la même étoile (L’école du micro d’argent, 1997)
1997 : le rap français est déjà grand. L’école du micro d’argent fout une claque à toute une génération en évoquant, avec poésie, la vie en banlieue et les inégalités dans une série de morceaux inoubliables.
Fabe Au fond de nos cœurs (Détournement de son, 1998)
Avant de dire au revoir au rap, Fabe signe une poignée de beautés brutes continuant d’élargir les potentiels d’écriture des pionniers. Du rap typiquement « à l’ancienne », mais qui n’a pas pris une ride.
Lunatic La lettre (Mauvais œil, 2000)
Booba, alors accompagné d’Ali, aiguise un flow et une plume en passe de devenir les axes majeurs du rap français. La lettre en est bien une : à la fois mélancolique et déterminée, c’est une lettre d’intention.
Oxmo Puccino J’ai mal au mic (L’amour est mort, 2001)
C’est le grand prince, avec Kery James, de la mélancolie dans le rap français. Ici, Oxmo signe un classique qui apporte une élégance nouvelle à une musique s’imposant petit à petit au grand public.
Sniper Sans (re)père (Gravé dans la roche, 2003)
Ca n’a pas forcément bien vieilli, mais Sniper fut en son temps un groupe de premier plan. Avec Sans (re)père, il parle de l’absence du père et de repères dans une France qui ne s’occupe pas assez de sa jeunesse.
Booba Pitbull (Ouest Side, 2006)
Classique parmi les classiques de B2O, Pitbull emprunte des notes de piano célèbres pour y poser un texte désespéré, dont les mots restent gravés dans l’histoire: « Comment ne pas être un pitbull quand la vie est une chienne?» Toujours en avance, Booba s’apprête alors à imposer l’auto-tune dans le rap français.
Kaaris Or noir (Or noir, 2013)
Avec un premier album ultra bourrin, l’ex-poulain de Booba dévoile toutefois, par-ci par-là, une sensibilité à fleur de peau. Or noir, qui exalte la solitude d’être au monde, donne carrément son titre à l’album.
Nekfeu Plume (Feu réédition, 2015)
Dans sa grande palette de flows et de textes, Nekfeu tisse des liens entre les amours tristes et l’acte d’écrire. Il promet, dès son premier album, de perpétuer quelque chose de grand dans le rap français.
{"type":"Banniere-Basse"}