Entre Ecosse et Suède, le navire mené par James Yorkston et le Second Hand Orchestra de Karl-Jonas Winqvist nous embarque dans un torrent de chansons sublimes. Détail de la traversée avec les deux capitaines.
C’est une rencontre dont nul ne sait vraiment comment elle est advenue, et un disque qui aurait pu ne jamais être enregistré. La collision entre le songwriter écossais James Yorkston et le maître d’œuvre suédois du Second Hand Orchestra Karl-Jonas Winqvist se perd dans les mémoires embuées.
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“Lui pense me connaître depuis vingt ans, dit James Yorkston, mais je ne me souviens pas de cette supposée rencontre ! Juste qu’il avait ce groupe génial, Blood Music !” La version, véridique ou rêvée, de Karl-Jonas Winqvist est plus précise.
“Il me semble que nous nous sommes d’abord rencontrés à l’occasion d’un festival suédois. Nous l’avions invité avec ses musiciens à une fête tardive. Nous étions, avec lui et King Creosote, les seuls à rester debout ! On grignotait des biscuits au fromage et je maintenais James éveillé avec mes questions de nerd de la musique. Mais si je lui en parle, je suis sûr qu’il dira non. C’était toi l’emmerdeur qui me réveillait avec tes questions ? Ben ouais, c’était moi !”
Une cargaison de chansons dans sa valise
Comme deux rivières affluentes, leurs récits finissent par s’accorder. “En 2019, poursuit Karl-Jonas, j’ai enfin pu l’inviter à jouer en solo à Stockholm, et on a eu la joie de le rejoindre sur scène avec le Second Hand Orchestra. On n’a pas répété, on a eu l’étincelle, celle qui ne se prévoit pas.” Et qui donc aboutira à une collaboration, réussie de justesse avant cette histoire de pandémie et de confinement dont vous avez peut-être entendu parler.
C’est avec une cargaison de chansons dans sa valise que James rejoint la Suède et un studio dans lequel trois jours suffiront aux musicien·nes réuni·es par Karl-Jonas (parmi lesquels Peter Morén de Peter Bjorn & John) pour magnifier des folksongs pourtant déjà chargées en sublime. Heureux d’avoir trouvé “l’excitation immédiate absolument indispensable, cet appétit de nouveauté, cette liberté à respecter”, James en communique l’impulsion à un Second Hand Orchestra qui, de l’aveu même de son conducteur, “n’est pas vraiment constitué des habituels pros des studios”. Mais qui plonge avec ferveur dans les chansons en leur apportant “sa magie particulière”, avec l’improvisation pour maître mot – “ce n’est pas du Charlie Parker mais elles étaient faites pour être étirées, et les musiciens libres de les interpréter comme ils le voulaient.”
La formule donne naissance à un “blend parfait d’Ecosse et de Suède”, comme l’explique Karl-Jonas, assemblage des “très écossaises histoires de James” et d’instruments traditionnels suédois. Comme un pied de nez à ce Brexit honni par Yorkston : “Je trouve ridicule que tant de gens choisissent de voter pour rendre le monde plus petit. Des gens vieux, effrayés… C’est du charlatanisme. J’en connais qui ont voté pour et qui maintenant sont en panique. Nous, on ne veut que l’indépendance, on ne cherche à virer personne ! Oh zut, vous m’avez amené à parler politique !”, conclut-il dans un éclat de rire.
La “Wide, Wide River” charrie dans son courant bien des nuances, de la sautillante ouverture “Ella Mary Leather” à la beauté terrible de “We Test the Beams”
Ce n’est pas folk, c’est de la pop
Car le grand songwriter ne se voit pas comme un porte-étendard, ni même… comme un folksinger. “Je détesterais me retrouver sur un CD des succès de la musique traditionnelle écossaise vendu à l’aéroport de Glasgow, s’amuse-t-il, j’écris des chansons, je pense à Ray Davies, à Cole Porter… à Jacques Brel ! Ce n’est pas folk, c’est de la pop. Certes, pas particulièrement populaire, mais grâce au label Domino, j’ai le luxe de faire des disques qui me ressemblent – ce que je me dois de faire.“
Lors de leurs échanges préparatoires, les deux compères avaient en tête “un mélange entre Veedon Fleece de Van Morrison et Neu!”, et on retrouve cette étonnante accointance dans la transe qu’induisent certains morceaux : “Il y a déjà une structure de drone dans la musique traditionnelle écossaise, et j’ai toujours adoré le drone.” There Is No Upside, par exemple, emporte à la fois le groupe et l’auditeur dans son énergie qui tourne en spirale.
Mais la Wide, Wide River charrie dans son courant bien des nuances, de la sautillante ouverture Ella Mary Leather à la beauté terrible de We Test the Beams. “Une chanson très sombre, la maison s’écroule, ça vient de mes conversations sur la folie du monde, mais elle sonne comme une chanson de Noël. C’est un choix délicat de mettre un morceau qu’on trouve très beau à la toute fin. Mettre les titres dans l’ordre, c’est comme confectionner nos cassettes d’ados, se souvient soudain le barde écossais fan de punk, quand je les copiais, on entendait toujours des fréquences radio en fond sur la bande, j’adorais l’atmosphère qui s’en dégageait”.
Karl-Jonas Winqvist de préciser : “On peut avoir de temps à autre l’impression que tout est foutu, mais je suis un optimiste. Mon premier vrai album s’appelait ‘There Is Hope’”
James nous dit aussi “rechercher cette dimension humaine qu’on trouve dans le son documentaire des enregistrements ethnographiques, ou encore chez Jonathan Richman.” A l’instar de l’inouï A Very Old-Fashioned Blues, il y a ici des chansons de détresse déguisées en irrésistibles chansons à boire (James a lui-même “arrêté de boire depuis six mois, et c’est vraiment beaucoup, beaucoup mieux”), une noirceur sublimée par la force étincelante de la musique.
Karl-Jonas Winqvist de préciser : “On peut avoir de temps à autre l’impression que tout est foutu, mais je suis un optimiste. Mon premier vrai album s’appelait There Is Hope.” Et le label qu’il dirige s’appelle Sing a Song Fighter, “un jeu de mots avec singer/songwriter, et il se trouve que ça définit parfaitement James. Les song fighters, pour moi, ce sont des gens obstinés qui chanteront quoi qu’il arrive.” Combatives à leur manière, les huit chansons issues de leur rencontre forment ensemble un des très grands disques de cette année chargée d’espoirs inquiets.
The Wide, Wide River (Domino/Sony Music)
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