Inoubliable Deschiens, acteur de cinéma discret, éditorialiste absurde sur France Inter, Morel fait aussi le chanteur.Avant de tourner dans la France entière, il est allé revoir sa Normandie. Nous l’avons suivi.
Celles de Morel pourraient aussi bien être chantées dans un cabaret de la rive gauche que voyager dans les croisières spatiales : rien n’est ici de son époque, d’une époque. On y croise des mambos décalqués, du folklore napolitain de pizzéria Vesuvio, du jazz marlou, de l’easy-listening de sous-préfecture, des envolées oniriques à la Danny Elfman, le compositeur attitré de Tim Burton : elles parlent avec une légèreté glaçante de la mort d’un copain ou des profanations de tombes.
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[attachment id=298]Pour la première fois, hors sans doute quelques refrains dégueulasses et houblonnés pour nazillons lobotomisés, une chanson ose évoquer l’interdit, l’indicible : Treblinka. De quel droit ? Morel n’a aucun droit : juste un devoir. “J’ai longtemps douté de cette chanson. J’avais peur de faire mon Jean Ferrat – c’est pour ça que je passe par un personnage pour raconter cette histoire.” Des questions – sur sa légitimité, son statut, sur l’imposture de faire le chanteur –, François Morel s’en pose beaucoup.
Il en chante même une, à voix haute, d’une voix d’enfant : C’est pourquoi qu’on vit ? Dans ses spectacles, il revient ainsi souvent à l’enfance : les adultes vus à travers le regard pas tout à fait innocent des enfants dans le spectacle Les Habits du dimanche ; l’enfance vue par un père : on ne sait pas quel regard est le plus effrayé. “Je puise à la fois un confort et une source d’angoisse dans l’enfance. Je me suis posé très jeune des questions existentielles : l’étonnement constant d’être au monde. Quand je redescends dans l’enfance, j’évite de crever trop d’abcès : je ne veux gêner personne. J’ai mis des proches mal à l’aise, notamment avec ma chanson Papa, et je n’aime pas ça…”
Des enfants, torgnolés à qui mieux mieux par leur mère (la fidèle Yolande Moreau) et leur père (l’impayable Morel), il y en avait dans Les Deschiens. De 1993 à 2002 sur Canal+, cette parenthèse insensée créée par Jérôme Deschamps, Macha Makeïeff et leur troupe d’acteurs en Tergal poussa quotidiennement mémé dans les orties. Dans cette troupe, Morel trouve une famille.
Pas un hasard : il n’a écrit qu’une fois dans sa vie une lettre de motivation à un metteur en scène, et c’est Deschamps. “J’aimais le côté rigoureux, polémique et hilarant de son théâtre. Je me souviens d’une pièce où une partie du public sortait en hurlant qu’on n’avait pas le droit de se moquer des handicapés.” En guise d’audition, il improvise un monologue monocorde : les interrogations d’un type qui se demande s’il doit être artiste, comme le veut sa mère, ou fromager, comme son père.
“Ils sont à la fois consternés et hilares, ils croient que je raconte vraiment ma vie.” Il est retenu : il restera avec Makeïeff et Deschamps pendant près de quinze ans, avant de s’affranchir au début du siècle. “Après les Deschiens, j’ai eu peur de rester monsieur Morel de la fromagerie Morel pour le reste de mes jours. Tout m’échappait, c’était assez violent… J’avais besoin de vivre mes propres projets, de les écrire…” On lui parle alors de sa carrière étrange, discrète, presque réticente, au cinéma : il évoque la pauvreté des scénarios qu’on lui propose.
[attachment id=298]Même s’il avoue garder dans son calendrier “quelques trous, juste au cas où se présenterait une occasion”, on sent bien qu’en remplissant son emploi du temps sur de longs mois à l’avance, il s’organise à sa façon pour rester sur les planches : Le Soir, des lions… pendant des mois, mais aussi en parallèle le numéro de duettistes doux-amer avec Olivier Saladin dans la pièce Bien des choses. “Je me sens moins à ma place sur des plateaux de cinéma. Je n’ai pas été assez regardant, je n’ai peut-être pas pris le cinéma suffisamment au sérieux. Mais je trouve cette économie trop brutale : en une semaine, un film se retrouve piétiné, éjecté. Sur scène, je peux construire au fur et à mesure. Je préfère cet artisanat.”
Il revient alors à la question initiale : qu’est-ce que vous faites dans la vie ? “Je suis un homme de spectacle, je suis bien sur scène. C’est le moyen que j’ai trouvé pour vaincre ma timidité. Quand je joue, je me dépasse enfin, je suis à ma place.” Une concitoyenne de Saint- Georges-des-Groseillers le reconnaît, l’interrompt, et lui demande de signer des autographes. “Excusez-moi, j’écris mal, vous n’aurez qu’à recopier”, dit-il en lui rendant sa feuille. Pas mal pour un homme qui ne se trouve pas absurde.
Photos : Frédéric Mei & Manuelle Toussaint
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