Génie autoproclamé bourré d’angoisses existentielles, Kanye West a réalisé certains des meilleurs albums de rap du XXIe siècle. Alors qu’il en sort cinq en l’espace d’un mois, retour sur son parcours d’homme aux mille visages dans notre grande série d’été.
27 août 2010. le twitter de Kanye West prend feu après cette petite phrase où il n’oublie pas, naturellement, de se faire mousser en premier : “Moi et Jay bossons sur un album de 5 titres qui s’appellera Watch the Throne.” Kanye West a été été le beatmaker attitré de Jay Z et l’a relancé en produisant certains des morceaux les plus réussis de The Blueprint en 2001 (qui honnêtement fut pour Hova une première renaissance).
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Il devient ce jour-là le quasi-égal d’un type qui peut se lever chaque matin en se disant qu’il partage sa vie avec Beyoncé, qu’il a des disques d’or plein les armoires, des baskets à son nom et possède un club de basket de la NBA (à l’époque les Brooklyn Nets, qu’il a depuis revendus). Et quand on connaît l’ego de Kanye, inutile de vous dire que c’est un truc important, voire un aboutissement (le succès éclatant de My Beautiful Dark Twisted Fantasy ne l’a pas rassasié).
En partageant une pochette et un album (car Watch the Throne ne sera pas, au final, qu’un simple ep) comme John Coltrane et Duke Ellington ou encore Willie Nelson et Johnny Cash avant eux, Kanye et Jay Z décident, en plus d’écrire l’histoire de leur genre musical, de se faire grimper vers le haut tous les deux – emmenant Beyoncé, Rihanna et bien d’autres dans leur effort.
“Le plan, c’est de croiser nos talents pour prendre le pouvoir”
C’est Jay Z qui nous en parle dans Les Inrocks en 2009 à Londres, en pleine promo de son Blueprint 3, affalé sur le sofa d’un grand hôtel, très pédagogue et convaincu de son propos : “Le plan, c’est de croiser nos talents pour prendre le pouvoir. Prendre le pouvoir, tu as entendu, c’est l’objectif ! Faire du hip-hop la musique numéro un. Depuis des années, tous les reportages sur New York sont illustrés par le New York, New York de Sinatra, OK.”
“Moi j’ai fait cette chanson, Empire State of Mind, et je peux te dire que désormais, c’est celle-là qui va accompagner les reportages sur New York, tu verras.” Il poursuit. “Beyoncé, Rihanna, Kanye, moi et d’autres, nous allons faire des titres, des albums, des tournées ensemble, c’est un travail d’équipe tout ça.”
https://www.youtube.com/watch?v=Gt2oKbZKWEw
Ce qu’a aussi compris Jay Z, après avoir – comme le monde entier – constaté l’irrémédiable ascension de son copain Kanye depuis 2006, c’est qu’il a besoin de celui-ci, et plus que jamais. Alors que West l’a un peu délaissé sur les albums Kindgom Come et American Gangster, respectivement sortis en 2006 et 2007 (et qui n’ont pas été de francs succès), le retour de Kanye comme producteur sur Blueprint 3 a fait un bien fou à Jay. Au sommet de son art, Kanye attire les autres musiciens comme un aimant, et lorsqu’il lance l’idée Watch the Throne, tout le monde veut en être.
Un casting dingue et de multiples studios d’enregistrement
En octobre 2010, dans une interview accordée à MTV, Kanye confirme qu’il s’agit bien d’un album et non plus simplement de cinq titres. Les sessions commencent en novembre 2010, et vont tourner autour du monde. La première aura lieu à Hawaï, à aux Avex Studios.
Puis ce sont une demi-douzaine de lieux qui accueilleront la création de ce disque fou : le Mercer et le Tribeca Hotel de New York, le studio Barford Estate de Sydney en Australie, l’Electric Lady Studios situé à Greenwich Village, à New York encore, l’hôtel Meurice à Paris, et enfin les Real World Studios imaginés par Peter Gabriel, situés dans le comté du Wiltshire, en Angleterre. L’idée est de ne pas faire de ce projet un simple échange de fichiers, comme l’expliquera Jay Z en 2011 à Rolling Stone : “Si le but avait été de s’envoyer des mails, nous n’aurions rien fait. Il fallait qu’il se passe des choses en vrai.”
Et il va s’en passer des choses. Il suffit simplement de jeter un coup d’œil à la liste de ceux qui ont bossé sur ce disque pour se rendre compte de l’ampleur du projet. Dans le désordre : Q-Tip, Beyoncé, Frank Ocean, GZA, Justin Vernon de Bon Iver, Ryan Leslie, Kid Cudi, Virgil Abloh, The-Dream, Riccardo Tisci, Pharrell Williams et Chad Hugo, Swizz Beatz, Mr Hudson, Bruno Mars, Seal… Une folie totale.
Le premier extrait de ces sessions, H.A.M, produit par Lex Luger, un jeunot de 20 ans repéré dans l’entourage de Gucci Mane, sort en janvier. Il ne figurera pas sur le disque mais sur la BO du nanar Projet X. Les sessions se prolongent jusqu’en mai et le disque sort le 8 août 2011 dans la foulée d’un second single, Otis, qui sample Otis Redding. Le disque est signé par les deux, mais Kanye est le grand architecte de sa réussite absolue.
Deux singles parfaits pour enfoncer le clou
Lift Off et Niggas in Paris, envoyés comme singles dans la foulée de l’album, enfoncent le clou dans les charts. Nous sommes au beau mileu de l’année 2011 et Jay Z et Kanye se partagent le monde avec ce disque de conquête, à la pochette dorée, gavé d’influences soul et de militantisme cool – qui épouse les années Obama à merveille.
Une grande tournée commence le 28 octobre 2011 à Atlanta, pour 57 dates à travers le monde. Le spectacle est total : la plupart des morceaux sont joués sur scène par le duo, mais les deux s’offrent également des petits moments à eux, qui au final se révéleront assez dramatiques pour Kanye. Car si Kanye est le grand architecte du disque, sur scène il manque cruellement de charisme face à Jay Z – qui lui en a à revendre.
Planté sur lui même, Hova envoie avec son flow inimitable, dans des tenues d’une sobriété effarante. Kanye, lui, fait dans la gesticulation et la fanfreluche, laissant la place du patron à son aîné. Lors des trois prestations que Kanye et Jay donnent à Paris en juin 2012 (dont une qui se concluera par douze versions de Niggas in Paris jouées d’affilée), cela saute aux yeux.
En coulisses, Kanye en souffre terriblement, et pense déjà à la suite. A Paris, justement, il a décidé d’établir son camp de base pour la suite. Début 2013, quelques mois seulement après la fin de la tournée Watch The Throne, les Studios de la Seine, situés près de Bastille, sont réquisitionnés par les équipes de Kanye.
Kanye West déjà sur le coup d’après avec Rick rubin : Yeesus
L’endroit est totalement barricadé, disponible 24 heures sur 24 pour les équipes de celui que tout le monde, en son absence, appelle le “King”. Certains journalistes, qui ont eu vent de l’histoire, prennent leurs infos au McDonald’s qui se trouve à côté des studios. On y aurait vu passer Travi$ Scott, Chief Keef, RZA, des Français comme les Daft Punk, Brodinski ou Gesaffelstein, le tout sous la houlette du grand Rick Rubin.
Au total, ce sont plus de cinquante titres qui seront enregistrés en quelques semaines, dans une cadence de travail absolument dingo. Kanye a demandé à disposer, dans l’hôtel particulier qu’il loue, du même matériel que celui dont il peut jouir aux Studios de la Seine, pour ne pas rater une miette de sa géniale tourmente créatrice.
Loin des stades qu’il a mis à genoux avec Jay Z, il travaille sur son album le plus personnel, le plus fou, le plus cascadeur, qui s’appelera Yeezus – en toute humilité. Au final, l’album ne contient que dix morceaux, triés sur le volet par Kanye et Rick Rubin, lequel traverse ce disque comme un véritable gourou. Le résultat est absolument extraordinaire : un disque sans filtre, à la production totalement futuriste.
Kanye hurle, envoie des lasers absolument partout, les lyrics sont ultra introspectifs, on passe de la haine de soi à l’egotrip le plus fou (I Am a God, rien que ça), les prods de Daft Punk téléscopent la voix de Bon Iver ou un sample de Nina Simone. Bref, en dix chansons, qui sortiront en juin 2013, Kanye West ouvre encore une nouvelle brèche.
Sur une moto arrosée par un ventilé avec Kim Kardashian
Yeezus est un ovni qui le projette encore plus loin que ses disques précédents. Le succès critique est extraordinaire, le disque est décrit par Rolling Stone comme le plus sombre de Kanye mais aussi comme son plus extrême.
Après avoir, en compagnie de Jay Z, œuvré à la constitution d’une certaine noblesse hip-hop dont il ne sera clairement – et il l’a compris – jamais le suzerain (Jay et Beyoncé, définitivement sacrés couple royal, prennent toute la place), Kanye tente donc avec Yeezus un geste radical, punk, qui lui permet de reprendre sa liberté (en témoigne le clip absolument cinglé de Bound 2, tourné sur un fond vert, le montrant Kim Kardashian et lui couchés sur une moto arrosée par un ventilo – Seth Rogen et James Franco réaliseront une parodie absolument hilarante de cette vidéo intitulée Bound 3).
Le disque, pour lequel il assure une promotion plus que discrète, n’est pas un grand succès de ventes aux Etats-Unis, s’effondrant dans les classements dès la deuxième semaine. En revanche, la cote de Kanye, elle, n’a jamais été aussi haute. Côté privé, c’est la révolution. En juin 2013, lui et Kim annoncent la naissance de leur premier enfant, prénommé North. Kanye est papa, mais pas le temps de niaiser.
Une tournée entre Madonna et Robert Hossein
En septembre, il entame une grande tournée solo pour laquelle il convie Kendrick Lamar en première partie. Sur scène, Kanye est encore plus exubérant que lors des concerts qui ont suivi Watch the Throne. La mise en scène frôle le mauvais goût : on est parfois entre Madonna et Robert Hossein. Mais au final, Kanye emporte le morceau grâce aux titres foudroyants de Yeezus, qu’il mixe parfaitement avec ceux de ses albums précédents.
La tournée achevée, on murmure que Kanye est déjà reparti en studio avec Rick Rubin et Q-Tip pour une suite éventuelle de Yeezus, qui pourrait débouler début 2014. C’est pourtant sans album et du côté de Florence, en Italie, qu’on le retrouve pour une cérémonie de mariage qui sacre l’union du couple Kanye West-Kim Kardashian.
Quelques mois plus tard, en décembre, c’est un morceau dédié à North qui tombe sur le net, Only One, et qui révèle un Kanye plus cheesy que yeezy. En janvier 2015, c’est un autre titre, FourFiveSeconds, qui sort avec un casting fascinant : autour de lui, Kanye a rassemblé Rihanna et Paul McCartney, eh ouais. Macca revient donner un coup de main sur un All Day qui arrive en mars et dont Kanye donnera, aux Brit Awards 2015, une version live ahurissante en compagnie de Stormzy, Skepta, Theophilus London ou encore Vic Mensa.
Kanye West sait que l’Angleterre est farouche mais nécessaire à toute conquête. Il est annoncé comme tête d’affiche à Glastonbury, mais les aficionados du festival “rock” ne l’entendant pas de cette oreille, une pétition regroupant 140 000 signatures est lancée pour l’évincer du line up. Kanye s’en fout.
Le 28 juin, il grimpe sur la scène du festival, sous les lazzis. Il s’offre une reprise de Bohemian Rhapsody pas super réussie, et il est rejoint par l’humoriste Lee Nelson, sans que cela ne fasse rire personne. Ce concert sera une catastrophe pour Kanye, et une nouvelle blessure pour son ego, encore loin d’être satisfait (la suite dans notre prochain numéro).
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