Génie autoproclamé bourré d’angoisses existentielles, Kanye West a réalisé certains des meilleurs albums de rap du XXIe siècle. Alors qu’il en sort cinq en l’espace d’un mois, retour sur son parcours d’homme aux mille visages dans notre grande série d’été.
Le 9 novembre 2007, Donda West, 58 ans, s’allonge sur la table d’opération du chirurgien plastique Jan Adams, à Los Angeles. Au programme : une abdominoplastie, une réduction mammaire et une liposuccion. Tout se passe pour le mieux et Donda est renvoyée chez elle après cinq heures et demie d’opération, avec des boîtes d’analgésique Vicodin plein le sac à main.
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Le lendemain, Donda s’évanouit à son domicile. Un ami appelle le 911. Elle décède aux urgences quelques heures plus tard. L’autopsie dédouane le chirurgien mais échoue à déterminer la cause du décès en raison de “la multiplicité des facteurs post-opératoires”.
Pour Kanye West, elle est toute trouvée : c’est de sa faute à lui, le fils unique qui fit déménager sa mère à Los Angeles, ville de strass et de paillettes, sans parvenir à la protéger, elle qui l’éleva seule et fit office de momager, saluant son génie depuis sa plus tendre enfance, jusqu’à écrire un livre sur leur relation : Raising Kanye, Life Lessons from the Mother of a Hip-Hop Superstar.
Disparu, l’œil solaire qui lui faisait pousser des ailes d’Icare moderne. Un froid polaire lui glace l’âme : c’est le vent de la solitude, du cœur brisé et de la culpabilité, capable de ruiner un être humain, surtout s’il a l’ego de Kanye West et qu’il appréhende le monde avec le ressenti et le premier degré d’un enfant de 10 ans.
Un carton planétaire en pleine période de deuil
Anéanti, Kanye s’investit à fond dans le boulot. Il donne la réplique à la Britannique Estelle sur le titre American Boy, qui cartonne à l’international dès sa sortie en janvier 2008. “Un titre plutôt gai et dansant à un moment où je ne savais plus quoi faire de moi-même”, expliquera-t-il en décembre de la même année dans une grande interview aux Inrocks.
”C’est là qu’on voit le côté dérisoire de la vie. Tu es en tête de tous les charts du monde et tu es l’un des mecs les plus tristes sur Terre. Tout le monde me disait : ‘Alors Kanye, génial ce titre avec Estelle, tu peux en être fier’, et je n’avais envie que de choses très simples : pouvoir passer encore quelques instants avec ma mère.”
Il se consacre aussi à l’imposante tournée mondiale qui se profile : le Glow in the Dark Tour, dans laquelle il entraîne Rihanna, Lupe Fiasco et N.E.R.D. Voici donc réuni pour la première fois sur scène le Child Rebel Soldier, supergroupe formé quelques mois plus tôt par Fiasco, West et Pharrell Williams, sur la base d’un single commun, Us Placers (qui doit tout à un sample de The Eraser de Thom Yorke).
Un robot géant pour Gold Digger
Supergroupe très éphémère puisqu’il ne sortira que deux singles – un remix d’Everyone Nose (All the Girls Standing in the Line for the Bathroom) de N.E.R.D. et Don’t Stop! – avant de splitter en 2013. Mais revenons à cette supertournée qui débute le 16 avril 2008 et ne prendra fin que début décembre, après quarante-neuf concerts disséminés entre Europe, Asie, Amérique latine et Océanie (Nouvelle-Zélande + Australie), avec en guests Gnarls Barkley, Jay-Z, Chris Brown et Nas.
Kanye noie sa peine, tout le monde le sait, mais le show s’avère magistral, chaque morceau étant repensé en fonction de la scénographie qu’il élabore avec Es Devlin, Martin Phillips et John McGuire, allant jusqu’à créer un robot géant pour Gold Digger. Se profile déjà le paradoxe qui ne cessera de planer sur sa vie : Kanye touche le fond tout en côtoyant les sommets.
Tout wannabe-démiurge qu’il soit, le kid de Chicago n’en reste pas moins un être humain avec son lot de problèmes et son cœur qui bat. A ce moment-là, son cœur bat justement pour sa fiancée, Alexis Phifer, créatrice de mode qui décide pourtant de le plaquer, lassée qu’on lui préfère une tournée. L’artiste est de nouveau à terre.
Kanye & Roland : la fin des années 2000
Comme pour le décès de sa mère, la seule façon de s’en relever est la voie créatrice. Malgré le Glow in the Dark Tour, le producteur devenu rappeur prend le chemin des studios, l’un en Californie, l’autre à Honolulu, et s’y enferme trois semaines, au mois de septembre, avec une bardée de producteurs et un lot d’idées fixes. Résultat : 808s & Heartbreak, un album qui marquera autant sa carrière que l’histoire de la musique.
En un titre, Kanye West propose un autre monde, le sien, composé de plusieurs Roland TR-808 et d’un cœur brisé. En traduisant sa peine à l’aide des sons simples mais uniques de cette boîte à rythmes lancée par le fabricant japonais Roland en 1980 avant de faire un gros flop et d’être remplacée par la TR-909, Kanye la transforme en double électronique.
A l’image de la TR-808 – qui créa de nouveaux sons bien à elle en cherchant à reproduire ceux des instruments traditionnels –, Kanye obtient une complainte autotunée aussi inédite que l’album qui la contient en tentant de capturer des sentiments humains universels. 808s… est le disque de rupture des années 2000.
Celui dans lequel l’auditeur décharge ses aigreurs et ses colères, pleure toutes les larmes de son âme, embrassant la catharsis qui lui tend si gentiment les bras, tout en apercevant là-bas, au bout du tunnel, un petit brin de lumière, celle qui perce dans la voix bourrée de morgue de Kanye, prêt à cracher un cocktail Molotov à la gueule du premier venu (on est très loin de Coldplay et James Blunt).
Un cœur rouge en forme de ballon dégonflé
La pochette est de la même teneur : exit l’ourson qui constituait son doppelgänger sur les pochettes des albums précédents, place à un cœur rouge en forme de ballon dégonflé moulé dans une matière organique, posé sur un fond gris métallique. “C’est peut-être un signe… Oui, c’est ça, je suis peut-être devenu un homme”, nous dira-t-il.
Au moment de son album précédent, Graduation, Kanye lâchait à qui voulait l’entendre : “Le prochain album est ce qu’on est censé obtenir une fois diplômé : ‘un putain de bon travail’, ça sera ça le titre.” Deux ans plus tard, le ton n’est plus le même.
Lors d’une conférence de presse à Auckland dans le cadre de sa tournée, Kanye lâche : “C’est comme de perdre un bras et une jambe et de devoir trouver un moyen pour continuer à marcher sans.” Au journaliste qui lui demande ce qu’il compte voir en Nouvelle-Zélande, il répond : “Le derrière de mes paupières.”
Une jérémiade cheesy n’ayant rien à voir avec le rap pour certains
Même ambiance dans son interview aux Inrocks : “C’est un album de survie… Je n’avais pas de plan précis, juste envie de faire passer ce que je ressentais à ce moment-là : de la tristesse, du désespoir. Je pensais à Phil Collins, à Gary Numan, à tous ces trucs qui te font monter des frissons quand tu es mal.”
“J’avais en tête toutes ces chansons que tu entends dans les allées d’un supermarché vide et qui te retournent le cœur ; ces titres pop très eighties, vocodés ou joués au synthétiseur. J’ai écouté énormément de morceaux comme ça après la mort de ma mère, des choses à la fois très dramatiques et très commerciales. Je voulais retrouver ce son qui me rappelait l’enfance, qui était pour moi comme un refuge.”
Sur le modèle de la TR-808, 808s & Heartbreak ne suscite pas un enthousiasme immédiat. Certains n’y voient qu’une jérémiade cheesy n’ayant rien à voir avec le rap, alors envisagé sur un mode viriliste à la 50 Cent avec filles en string et salle de sport.
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“Le hip-hop était devenu trop limité pour moi, nous affirme Kanye. Beaucoup de rappeurs se censurent à un moment donné car ils ont peur d’aller au-delà de ce pré carré qu’ils maîtrisent parfaitement. Je connais des rappeurs très malheureux, qui savent qu’ils ont manqué le coche et qu’ils sont désormais contraints de respecter les codes du genre, avec la plus grande tristesse. Et il n’y a rien de plus moche qu’un type triste avec une casquette.”
La période Amber Rose
Il faudra attendre quelques mois pour que le monde artistique et journalistique crie au génie devant cet homme mis à nu, et plusieurs années pour que l’on perçoive l’influence primordiale de cet album mélancolique sur Drake, Frank Ocean ou The Weeknd.
Kanye West se remet, mais pas complètement. Une faille demeure, persiste, saigne même, tout au fond de lui. Il se perçoit en victime d’une grande injustice, celle de la vie qui va comme elle va, sans forcément le privilégier ni le placer en son centre puisque la vie n’est pas ce roman qu’il persiste pourtant à écrire, perdu dans une illusion égotripique depuis son premier son.
Au cours de l’année 2008, le rappeur se rapproche d’une certaine Amber Rose, repérée dans le clip What Them Girls Like de Ludacris. En avril 2009, l’ancienne strip-teaseuse pose nue sur un canapé, la tête sur les genoux d’un Kanye West tout habillé, pour la campagne de pub des baskets qu’il a designées pour Louis Vuitton. Kanye est love, tout semble rouler, si ce n’est l’invariable présence de lunettes noires sur son nez, signe annonciateur d’une folie cachée.
Elles sont encore là, ces lunettes, ce 13 septembre 2009 où Kanye se rend avec Amber à la cérémonie annuelle des MTV Video Music Awards. Sur le tapis rouge, les deux, hilares, picolent du Hennessy à la bouteille, elle moulée dans une robe python, le crâne rasé, lui en chemise de vinyle noir, l’air stupidement hautain.
Une redite du ”dérapage” Justice
Quelques heures plus tard, la jeune Taylor Swift remporte le prix du meilleur clip pour l’affreux You Belong with Me. “J’avais imaginé ce que ça ferait d’en recevoir un, un jour, mais je ne pensais pas que ça puisse réellement arriver”, déclare-t-elle en convoquant des sommets de niaiserie. C’est alors que Kanye débarque sur scène, lui chope le micro et balance : “Beyoncé a fait l’une des meilleures vidéos de tous les temps”.
Car oui, Beyoncé était nommée dans la même catégorie pour le clip de Single Ladies, inspiré d’une chorégraphie exécutée par Gwen Vernon et deux danseuses en 1969 au Ed Sullivan Show. Dans le fond, Kanye a bien raison, mais la méthode employée passe mal et rappelle son précédent coup d’éclat contre Justice le soir de 2006 où ils avaient remporté le prix du meilleur clip pour We Are Your Friends aux MTV Europe Music Awards.
Là aussi, Kanye avait débarqué sur scène en plein discours du réalisateur SoMe pour expliquer à quel point son clip à lui, Touch the Sky, aurait dû gagner. “Il a couté des millions et il y avait Pamela Anderson dedans !”, argumente-t-il.
Trois ans plus tard, c’en est trop, l’industrie du divertissement le méprise. Le coup de grâce vient de Barack Obama, qui le traite en off de “crétin” lors d’une interview filmée à CNBC. L’extrait leake et Kanye devient l’ennemi public numéro un, l’abruti, le sexiste, le mégalo, le mauvais rappeur, le mauvais joueur, le mauvais tout court.
Direction Honolulu pour un nouvel album
Il plie bagages pour Hawaï, où il loue les trois pièces d’enregistrement d’Avex Honolulu Studios, et monte un “rap camp” avec Nicki Minaj, RZA, Kid Cudi, Q-Tip et Pusha T. Nuits et jours sont dédiés au brainstorming collectif et à l’écriture, hormis quelques sessions basket par-ci par-là. Nicki Minaj est plutôt du matin.
La rappeuse met son réveil à 6 heures, saute le petit déjeuner au grand dam de Kanye, et se rend directement en studio vers 10 heures 30. Un jour, elle se retrouve à piquer du nez devant ses petits camarades. “Quand je me suis réveillée, il était en train de me regarder de la façon la plus étrange dont un humain m’a jamais regardée. Il a retiré ses lunettes de soleil et m’a dit ‘Oh, elle dort ?’ Je voulais ramper sous terre et mourir”, raconte-t-elle à Complex.
Minaj, qui se retrouve sur le projet via Drake, est étonnée que Kanye, qu’elle prend pour “un rappeur conscient” (celui qui reprocha à Bush de s’en “foutre des Noirs” en direct à la télé en 2005 en pleine catastrophe Katrina), veuille d’une “fille qui s’habille ouvertement sexy”. Quelle n’est pas sa surprise lorsqu’elle découvre toutes les images de femmes nues qui pullulent sur l’ordi de West.
“Il matait du porno lorsque nous étions en studio (…) Il adore la nudité”, ajoute-t-elle. Un autre jour, Kanye encourage sa créativité en lui lançant : “Qu’est-ce que tu veux dire ? Il ne s’agit pas de faire rimer des mots, mais de savoir ce que tu veux vraiment dire.”
Perfectionniste aux méthodes brouillonnes
“Le fait qu’il me l’a dit sans même me regarder, il était sur son ordi à mater des filles nues je pense, c’était une expérience déterminante. A part Wayne (Lil), personne ne m’avait jamais encouragée à m’améliorer dans mon travail.” Perfectionniste aux méthodes brouillonnes – les fenêtres s’accumulent sur son ordinateur et son attention semble voltiger allègrement –, Kanye West n’a qu’un objectif : revenir avec un album si magistral que l’industrie ne pourra que l’adouber.
Pusha T raconte : “C’est l’individu le plus méticuleux qui ait jamais existé. J’ai écrit Runaway quatre fois, et ce qu’il ne savait pas c’est que je vivais moi-même une relation tumultueuse dans ma vie privée. Donc ce mec me demande d’écrire un morceau sur une relation et de dire que je suis le pire connard du monde. Il me dit ‘yo, sois plus connard. On a besoin d’un plus grand connard !’ (…) Après quelques jours, je lui dis : ‘Je vais à l’étage m’isoler et faire ce que j’ai à faire.’ Et voilà : ‘24/7/365, pussy stays on my mind’. Tout commence là.”
“24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours sur 365, les chattes me restent en tête” : Pusha cite ici l’une des phrases les plus désabusées de Runaway, morceau phare de My Beautiful Dark Twisted Fantasy, le grand album qui sortira effectivement de ces sessions d’enregistrement. Sur ce titre, Kanye “porte un toast aux connards, aux trous du cul, aux sacs à merde”, se regardant, enfin, dans le miroir.
Une histoire d’amour entre Kanye et une femme-phénix
Mais le génie est ailleurs. Composé de couches et de couches de samples, de voix, de sons, My Beautiful Dark, comme on le surnomme bien vite, se déploie sur le modèle du paon faisant la roue. Sa complexité musicale se pose en miroir du cerveau bouillonnant de Kanye, où les persona s’affrontent, et trouve son pendant dans le court métrage qui l’accompagne, signé de son collaborateur de longue date Hype Williams.
Bien avant Lemonade, l’album visuel de Beyoncé, et dans la lignée du Thriller de Michael Jackson – son idole absolue – comme du The Wall des Pink Floyd, le film raconte l’histoire d’amour entre Kanye et une femme-phénix aux allures de sphinx qu’il sauve des flammes, métaphore de sa relation avec l’ovni Amber Rose.
Kanye y conspue les médias, le monde des apparences, et rend hommage à Michael Jackson tout en s’interrogeant sur les travers du culte de la personnalité. “Tu sais ce que je déteste dans ton monde ?, lui lance la femme-phénix interprétée par la mannequin Selita Ebanks. Vous essayez de changer, de démolir tout ce qui est différent de vous. Vous avez coupé les ailes du phénix et il s’est transformé en pierre.”
Lors d’un dîner, le même personnage se voit servir un oiseau sur un plat d’argent, métaphore de la violence d’un milieu où les femmes sont consommées comme des proies par l’industrie. Dans le même esprit, sur Monster, Kanye offre à Nicki Minaj la possibilité de clamer sa propre “monstruosité”, soit sa capacité à sortir des codes de la féminité en s’autodéterminant, sans préjugés ni contraintes, revendication inscrite de longue date dans les luttes féministes.
La renaissance
Bourré de symboles, de métaphores, de références, de sous-entendus, le clip XXL peut être décortiqué des heures durant, mais le message principal reste la renaissance de Kanye, bien décidé à asseoir sa superpuissance : “L’horloge fait tictac, je compte les heures/Arrête de trébucher, je coupe le courant/En attendant, putain, le monde est à nous”, s’exclame-t-il sur Power.
Le couple Amber Rose-Kanye West ne survit pas à ce délire artistique et annonce sa séparation en juillet 2010, quatre mois avant la sortie de My Beautiful Dark. Rose atterrit quelque temps dans les bras de Reggie Bush, qui sort lui-même d’une relation compliquée avec Kim Kardashian, puis dénonce, des années plus tard, la misogynie d’un Kanye qui l’aurait gardée sous sa coupe.
En 2011, Kanye s’embarque dans une tournée de festivals mastodontes. L’année suivante, My Beautiful Dark remporte le Grammy du meilleur album rap – le tube All of the Lights étant, lui, sacré meilleur morceau rap et meilleure collaboration.
Mais ce n’est pas ce que l’industrie et les médias retiennent : toute l’attention se porte sur le fait que My Beautiful Dark n’a même pas été nommé dans la catégorie reine de meilleur album de l’année. Un nouvel affront pour celui qui se rêve en superman et ne parvient finalement qu’à diviser et s’enfoncer dans la solitude de la célébrité.
Dans son entretien accordé aux Inrocks en 2008, Kanye avait cet éclair: “Avec qui je pourrais sortir au niveau où je suis ? Avec qui je pourrais faire des enfants ? Des fois, je t’assure que je ne vois pas, je me dis que Nike serait une des seules ‘entités’ avec lesquelles je pourrais m’accoupler (rires)… J’ai encore un peu d’humour, tu vois, c’est ça qui me sauve aussi.” My Beautiful Dark ne parle finalement que de transformation et d’intégrité à l’heure de la célébrité, avec en son centre une seule et même question qui ne cessera de tarauder Kanye West : celle de son identité (la suite dans notre prochain numéro).
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