Génie autoproclamé bourré d’angoisses existentielles, Kanye West a réalisé certains des meilleurs albums de rap du XXIe siècle. Alors qu’il en sort cinq en l’espace d’un mois, retour sur son parcours d’homme aux mille visages dans notre grande série d’été.
Nous sommes à Los Angeles, Californie, le 23 octobre 2002. Il n’est pas loin de 3 heures du matin. Kanye Omari West, 25 ans, “le” producteur rap du moment, grand artificier du retour de Jay-Z au premier plan avec The Blueprint (sorti en 2001), est au volant d’une Lexus de location. Les yeux embués de fatigue, il se dirige vers le W Hotel de West Beverly Hills pour se reposer d’une grosse session studio passée en compagnie de Beanie Sigel, Peedi Crack et – oui, oui… – ces gros nazes de Black Eyed Peas.
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Dans quelques mois, Kanye, en plus d’être l’inventeur des instrus les plus cool du moment, posera sa voix sur son tout premier titre de rap : il partagera en effet en novembre sous le pseudo de Ray Ray quelques couplets avec le grand Jay-Z sur The Bounce, un des titres de The Blueprint 2 (produit par Timbaland,).
Tout est cool pour Kanye à ce moment-là donc, très très cool même, mais, il l’ignore encore pourtant, un type va brutalement griller une priorité, éclater sa Lexus à toute vitesse (et lui avec), le propulsant tout bonnement vers un abîme qu’il ne peut pourtant pas s’empêcher de juger aujourd’hui, avec le recul (et sans mauvais jeu de mot), comme le plus grand coup d’accélerateur de sa vie et de sa fulgurante carrière.
Il s’en sort sain et sauf, mais avec des câbles d’acier plein la bouche
En octobre 2005, quasiment trois ans après son accident, il déclarera ceci au quotidien USA Today, avec l’humilité qu’on lui connaît : “Cette nuit-là aurait tout simplement pu marquer la fin de ma légende. Mais ce que j’ai gardé de ce truc auquel j’ai survécu, chaque fois que je rentre en studio, c’est que ça peut toujours être ma dernière session.” Emmené aux urgences du Cedars Sinai Hospital dans un état assez critique, Kanye va pourtant s’en sortir, mais à quel prix, écoutez plutôt !
D’abord, le gars West n’a pas d’assurance et chaque jour qu’il passera à l’hôpital va lui coûter une blinde – quasi tout ce que lui a ramené son boulot pour Jay-Z, pour la petite histoire. Ensuite, sa mâchoire est pétée à plusieurs endroits : à moitié défiguré, il va passer des semaines entières à l’hôpital pour y subir plusieurs opérations de reconstruction faciale.
Il finira par s’en sortir sain et sauf, mais avec des câbles d’acier plein la bouche, histoire de tout remettre en place. Pendant six semaines, il ne pourra tout simplement pas ouvrir la bouche et devra se contenter de manger liquide ; quand on sait aujourd’hui à quel point Kanye a la gueule devant les dents, on ne peut s’empêcher d’en sourire.
Devenir le plus grand rappeur de tous les temps
Choqué par son accident, le natif de Chicago ne peut pas s’empêcher d’y voir une certaine lumière. Il est un excellent producteur, OK. Les potes – comme Jay-Z – le laissent poser sous pseudo en studio sur des titres de fin d’album, OK. Mais il en veut plus.
En novembre 2002, la tronche en capilotade, Kanye décide tout simplement de devenir le plus grand rappeur de tous les temps, et il va s’en donner les moyens. Kanye prend alors la direction du studio pour devenir Kanye West et non plus simplement “Ray Ray” (si vous réécoutez le morceau, c’est ainsi que Jay-Z l’appelle avant de lui passer le micro).
Le premier morceau qu’il va enregistrer ? Tout simplement Through the Wire, référence directe aux câbles d’acier qu’il aura portés pendant sa longue convalescence post-crash (et aussi au Through the Fire de Chaka Khan, qu’il a samplé pour l’instru). La rumeur dit même que ce morceau aura été couché sur bande alors que Kanye avait encore des fils plein la bouche (d’ailleurs, quand on écoute le morceau avec attention, on ne peut pas s’empêcher d’y croire tellement sa voix semble retenue et pleine de rage).
Et les paroles donc ! “I really apologize how I sound right now man if it’s unclear at all, man/ They got my mouth wired shut for like I don’t know the doctor said for like six weeks” (“Pardon pour ma voix mec si c’est pas totalement clair/Ils m’ont cousu la bouche pendant je ne sais combien de temps, le docteur a dit quelque chose comme six semaines”).
The College Dropout, un succès monstre
Meilleur producteur du moment, Kanye décide donc tout simplement de se mettre à son propre service et de travailler sur ce qui sera son premier album solo, The College Dropout, qui sortira en 2004 et sera un succès monstre. Pour ce disque, Kanye a utilisé les ingrédients qui font le succès de ses prods en ce début de XXIe siècle.
C’est-à-dire des beats d’une furieuse efficacité, montés sur vérins, et des samples de tout ce que la black music – qu’il connaît mieux que quiconque – recèle de plus cool : A Tribe Called Quest, Marvin Gaye, Aretha Franklin, The Notorious B.I.G., Luther Vandross, Jimmy Castor, 2PAC et même Lauryn Hill dont il pille le sublime Mystery of Iniquity (même si elle refuse d’apparaître, et si sa partie est rechantée par Syleena Johnson sur All Falls down).
“Je sais que la majorité des gens du rap pensent avant tout que je suis un faiseur”
Voilà pour les instrus. Pour ce qui est du rap, Kanye n’est pas le meilleur rappeur du game et il le sait, il n’en fait pas trop et se contente d’un flow assez low profile. Rencontré à Paris en 2007, il déclare aux Inrocks : “Je sais que la majorité des gens du rap pensent avant tout que je suis un faiseur, un producteur, que je rappe un peu différemment, que je n’ai pas le flow dans le sang comme Jay-Z, Jim Jones ou Young Jeezy. Je me bats chaque jour contre ça.”
“Depuis le début, j’essaie de me départir de cette image. Je veux devenir le meilleur rappeur du monde. Tout ça peut paraître un peu prétentieux mais au fond de moi-même, c’est ce que je recherche. Je ne peux pas faire autrement. C’est à la fois assez excitant mais aussi terriblement douloureux, car je ne supporte pas l’échec.”
Meilleure chanson rap et meilleur album rap aux Grammy Awards
Malin, Kanye décide de ne pas se mettre trop en évidence dans ce premier album, dont la vedette visuelle est tenue par un petit ourson sympa qui assure à lui seul le ton un peu preppy de cet album. Entendez : même si Kanye a envie de tout démonter dès le début, il assume tel un petit scarabée plein d’ambition le démarrage paisible d’une trilogie ouverte par The College Dropout qui va – au moins – l’installer de façon durable dans le paysage rap.
Coup gagnant d’ailleurs, bim bam, puisque le disque, sur lequel se sont pressés quelques potes (le fidèle Jay-Z et Jamie Foxx pour les plus connus, Ivy et Twista pour les seconds couteaux), est récompensé par dix nominations aux Grammy 2005, remportant le prix de la meilleure chanson rap (Jesus Walks) et du meilleur album rap. Eh ouais, pas mal pour un semi-débutant, et pas mal pour un type qui deux ans auparavant se nourrissait de compote, la mâchoire prise dans la ferraille du Cedars Sinai Hospital.
Fini Ray Ray, hello Kanye West qui, son premier album à peine achevé, se met déjà au boulot sur un second intitulé Late Registration, sur la pochette duquel on retrouvera le même petit ourson. Envoyés en éclaireurs en mai et août 2005, les singles Diamonds from Sierra Leone et Gold Digger atteignent le top du Billboard, et l’album, qui déboule le 30 août 2005, reçoit cinq étoiles dans Rolling Stone et un 9,5 astronomique sur Pitchfork.
Là encore, Kanye a farfouillé à la lampe frontale dans l’héritage de la musique noire la plus puissante, pour digger du sample toujours plus incroyable. Etta James, Gil Scott-Heron, Otis Redding, Bill Withers, Curtis Mayfield, la classe absolue.
Le chef-d’œuvre Late Registration
Late Registration est un chef-d’œuvre, mais il ne marque pas de vraie rupture avec le “style Kanye” pourtant en train de s’imposer tranquillement. Le vrai coup d’éclat, notre copain West le réalise le 2 septembre 2005, en direct sur NBC. Quelques jours après le drame causé par l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, Kanye, boosté par sa popularité grandissante, est invité à participer à un show de charité en direct.
Il est aux côtés de Mike Myers qui invite ses concitoyens à donner de l’argent pour aider les victimes, lorsqu’il prend soudain la parole et se lance dans une diatribe contre le traitement que l’Amérique réserve aux Noirs, qu’il conclut par : “George Bush doesn’t care about black people.” Panique en régie, envoyez la pub.
En quelques secondes, le Kanye se débarrasse de son image preppy et de son petit ourson. Pendant les jours qui suivent, l’Amérique ne parle que de lui, ce jeune rappeur qui s’est payé Bush en direct. Kanye est un type engagé, ce n’est plus simplement un bidouilleur de génie. Il gagne le respect de la communauté noire, de l’Amérique démocrate.
La découverte d’une’Europe blindée de jeunes talents electro
Malheureusement, en 2006, alors qu’il remporte pour la deuxième année consécutive les Grammy de la meilleure chanson rap (pour Diamonds from Sierra Leone) et du meilleur album rap, Kanye, gagné par la melonite, s’offre une seconde intervention télévisée bien moins glorieuse. Nous sommes à Copenhague, au mois de novembre et Justice lui souffle le titre de la meilleure vidéo pour We Are Your Friends aux European MTV Awards.
Kanye grimpe sur la scène pour se plaindre de la victoire de ce clip à deux balles, alors que selon lui celui qui accompagne son titre Touch the Sky est beaucoup mieux. Gêne absolue, et mondiale. Quelques mois plus tard, il se confie aux Inrocks : “Cette histoire m’a fait beaucoup de mal, vraiment. Je n’ai pas osé sortir de chez moi pendant plusieurs semaines, j’avais tellement honte.”
Kanye en profite pour écouter le son des petites frappes qui lui ont piqué son award, et il découvre alors que l’Europe est blindée de jeunes talents electro chez qui il va aller faire son marché – il faut dire qu’il a bien usé le catalogue soul.
Juin 2007, il est de retour. On le croise à Paris, au Studio de la Grande Armée, où il est venu en personne présenter son troisième album, Graduation, sur la pochette duquel on retrouve le fameux petit ourson, mais qui semble cette fois propulsé vers l’espace. Un symbole ? Toujours est-il que notre Kanye débarque micro à la main pour vendre sa sauce aux journalistes parisiens rassemblés dans une salle, en mode méga reusta.
Daft Punk et Justice
Il lance lui-même l’écoute du disque. En réalité, c’est sublime. Juste parfois Kanye baisse la voix et nous fait les lyrics en direct. Votre serviteur, assis au fond de la salle, ricane en compagnie du noble Olivier Cachin. Kanye éteint la musique, furieux.
“Les gars, ça vous fait marrer. Imaginez que vous êtes en 1971 et que Marvin Gaye en personne, de passage à Paris, vous fait écouter What’s Going on? Vous auriez ri ?” Les journalistes disent “non bien sûr désolé Kanye” et l’écoute se termine.
L’interview en tête à tête qui suivra sera beaucoup plus apaisée. Revenant sur l’incident de Copenhague, Kanye nous explique qu’il a depuis écouté la musique de Justice et qu’il est devenu fan : “Leur son est dément, tout cela est d’une telle intelligence, je pense que c’est un de mes groupes préférés du moment.”
On enchaîne sur Daft Punk, invité en featuring sur le hit du disque, Stronger, plus que samplé sur le titre des deux Parisiens Harder, Better, Faster, Stronger. Réponse de Kanye West : “Ah, Daft Punk, je suis fan depuis leur premier album. Leur idée du casque, c’est du génie pur que je leur envie tous les jours. Ces types sont des génies, on ne peut être qu’admiratif.”
Et quand on lui demande comment s’est passée la rencontre pour le clip de Stronger, dans lequel le duo fait une apparition, Kanye fait une moue bizarre. “Là je suis désolé, je ne peux pas répondre à cette question.” On comprend vite que les Daft ont balancé les casques et les combis via UPS pour le tournage, et que Kanye a sans doute été blessé quelque part.
Nous sommes en 2007, et Kanye West, devant nous, entame un combat contre la chose qui n’aura de cesse de le faire chuter et rechuter devant le monde entier, encore et encore : son ego (lire l’épisode 1 ici).
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