Avec 30 ans de musique électronique au Rex Club au compteur, Laurent Garnier évoque son lien indéfectible avec le club parisien. Rencontre.
Ouvert en 1973, à la place du dancing Le Rêve qui existait depuis 1932, le Rex Club a d’abord eu une programmation très éclectique, des paillettes du disco aux larsens du rock, le club étant l’un des principaux lieux de concert à Paris dans les années 80. A partir de 1988, le Rex accueille en son (vibrant) sein cette nouvelle musique électronique – la house music – qui fait des ravages en Angleterre depuis un an. Tout démarre avec une soirée baptisée Jungle et organisée par une petite bande de Londoniens extatiques. Rassemblant au début environ 400 personnes, la soirée va s’imposer comme un rendez-vous régulier, de plus en plus prisé. Y participe notamment un certain Laurent Garnier. Ayant démarré sa carrière de DJ à l’Haçienda de Manchester en 1987, sous le pseudo de DJ Pedro, ce dernier va vite devenir l’un des résidents du Rex et l’un des piliers de la nuit parisienne avant d’accéder au statut d’icône de la scène électronique française.
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Toujours implanté sur le boulevard Poissonnière, au cœur de la capitale, le Rex Club fête cette année ses 30 ans de dévouement à la cause électronique en organisant plusieurs soirées spéciales de mars à novembre. Tête d’affiche de la prochaine soirée, jeudi 29 mars, Laurent Garnier nous parle du Rex avec autant d’enthousiasme que de générosité.
Quels sont tes souvenirs des premières soirées électroniques au Rex en 1988 ?
A l’époque, j’étais à l’armée et je n’en pouvais plus… Ça faisait seulement trois ou quatre semaines que j’étais rentré d’Angleterre. On m’avait obligé à quitter un endroit aussi excitant que l’était alors Manchester pour m’enfermer dans une caserne… J’avais vraiment besoin de ma dose de musique et je voulais absolument vivre l’arrivée de la house music à Paris. Je me suis échappé pour aller à une soirée organisée au Rex par les Anglais. J’ai un peu vu la lumière au cours de cette soirée… Ensuite, j’ai rencontré Kevin et Barbara, qui organisaient des soirées à la fois au Rex et au Palace. Assez vite, ils m’ont proposé de faire les ouvertures et fermetures de leurs soirées dans les deux clubs.
Comment étaient l’ambiance et le public dans ces soirées du début ?
C’était super chaud. Il faut bien se rappeler qu’Internet n’existait pas à ce moment-là. On commençait seulement à entendre parler en France de ce qui se passait en Angleterre, cette espèce d’explosion euphorique, mais on n’avait pas autant d’informations qu’on en aurait aujourd’hui. Le public sentait qu’il vivait quelque chose de nouveau, de fondamentalement différent. Ce sont les gays qui ont donné l’impulsion : il y avait environ 70% de gays dans la scène parisienne au début. Le reste, c’étaient des hétéros qui étaient allés en Angleterre ou avaient entendu parler du truc. Un vrai vent de fraîcheur soufflait, l’ambiance était assez euphorique et très conviviale et sympathique. C’est ce qui a vraiment séduit Christian Paulet, directeur du Rex à l’époque. Il faisait encore beaucoup de soirées rock et ça se foutait pas mal sur la gueule durant ces soirées… Christian a vu arriver tout un nouveau public, très joyeux et très amical. C’était vraiment très fraternel d’autant que nous n’étions pas nombreux.
Réalisais-tu qu’une révolution musicale était en train de se produire ?
Nous avions l’impression de faire partie d’un tout petit microcosme de happy few, qui ont découvert un truc avant les autres. Il régnait une vraie excitation autour de cette musique, une musique radicalement différente, la première véritable nouvelle musique depuis le surgissement du rock, trente ans avant. A la fin des années 80, si tu avais 20 ou 25 ans, c’était la musique de ta jeunesse. Aujourd’hui, si tu écoutes de la techno au même âge, c’est la musique de la génération de tes parents. Ça faisait déjà un an que ça avait explosé en Angleterre. C’est arrivé assez rapidement en France et aussi en Belgique, qui a vu naître le new beat. Une distinction s’opérait déjà entre plusieurs styles : la house garage de New York, la house de Chicago (plus brute), la techno de Detroit… Il y avait beaucoup de matière à disposition. La plupart des gens qui étaient dedans ont bien eu conscience d’assister à la naissance de quelque chose.
http://www.youtube.com/watch?v=TAvX57LeAZE
Ton lien avec le Rex Club se consolide via les soirées Wake Up que tu lances à partir de mai 1992 et qui vont te permettre d’inviter de nombreux DJs emblématiques, américains notamment. Te voyais-tu alors un peu comme un ambassadeur ou un passeur de cette nouvelle musique ?
A mes yeux et aux yeux d’Eric Morand, avec qui je dirigeais le label Fnac Music Dance Division au début des années 90, il était très important que le Rex s’adapte à cette nouvelle ère, propose des choses différentes, pour rester dans le coup et permettre au mouvement de s’ancrer dans la ville. Pour Eric et pour moi, le Rex était comme un laboratoire, qui nous permettait de tester la musique des artistes du label en ayant un feedback direct du public sur le dancefloor. Nous parlions souvent de la situation avec Christian Paulet. Prenant la mesure de ce qu’il se passait, Christian s’est lancé et il a décidé de modifier petit à petit la ligne artistique du club puis de changer le soundsystem. C’est vraiment lui qui a su prendre cette orientation décisive, en nous faisant confiance. Avec les autres acteurs du mouvement, nous avons tous tâché d’aller dans la même direction, ce qui a vraiment permis de faire avancer les choses. Personnellement, je ne me suis jamais vu comme un ambassadeur ou un leader mais je n’ai jamais dévié de ma ligne et, trente ans après, je suis encore là pour défendre cette musique.
A partir de 1995, le Rex Club se consacre exclusivement à la musique électronique – une mutation symbolique, signe d’une évolution, et d’un élargissement, du public. Un peu après, en 1998, tu reçois la première Victoire de la musique électronique. As-tu vécu tout cela précisément comme une forme de victoire ?
Il faut bien se rappeler qu’il y a eu des réactions très violentes au début, notamment dans le milieu du rock. On pouvait entendre des choses comme « C’est pas de la musique » ou « C’est de la musique de pédés ». Il y a eu une vraie bataille entre le rock, qui était très installé en France, et la techno, qui déboulait d’un coup et rendait le reste un peu poussiéreux. Cette guéguerre de chapelles n’existe plus aujourd’hui et, avec le recul, elle paraît un peu idiote ou drôle mais elle était très sérieuse et virulente sur le moment. Aujourd’hui, tous les combats, ou presque, sont gagnés par rapport à cette musique mais il a vraiment fallu se battre pour obtenir une reconnaissance et, bien sûr, la Victoire de la musique a été l’un des jalons sur la voie de cette reconnaissance. La première Techno Parade a aussi représenté un moment très fort. A l’époque, organiser des soirées était devenu quasiment impossible. Des régions entières étaient complètement sclérosées. Dans la région Rhône-Alpes, par exemple, c’était très violent : une fois, je me suis fait mettre en joue par des flics en passant la douane parce qu’ils savaient que j’allais à une rave… Nous avons aussi eu des alliés de taille, à commencer par Jack Lang, qui nous a beaucoup aidé.
Depuis tes débuts à l’Haçienda, tu as joué dans une multitude de clubs à travers le monde. Qu’est-ce qui rend le Rex Club unique à tes yeux ?
Le Rex a su évoluer avec son temps, se transformer. Je pense que le club a un tel rayonnement dans le monde aujourd’hui parce qu’il a suivi un cheminement totalement cohérent et construit une vraie identité, contre vents et marées. Il est très difficile d’expliquer le succès d’un club. Je connais plein de clubs qui devraient ou qui auraient dû marcher mais qui ne marchent pourtant pas ou pas vraiment. Plusieurs facteurs peuvent expliquer qu’un club perdure. C’est une question d’alchimie entre l’infrastructure, l’équipe, la vision, l’énergie, l’époque… Quand on est au Rex, on a l’impression d’être hors du temps et ça, c’est très important dans un club. L’infrastructure du lieu est parfaitement pensée à ce niveau-là. En tant que DJ, j’aime beaucoup le côté petit, intime, du Rex avec le plafond bas. Par ailleurs, le soundsystem est excellent et les éclairages sont très bien faits. Tout cela, porté par une super équipe, fait que le Rex est un lieu magique.
Parmi tous les moments forts que tu as pu vivre au Rex, quels sont ceux qui te restent particulièrement en mémoire ?
Il y en a tellement… C’est un club dans lequel je me suis très vite senti bien. Maintenant, je le vois un peu comme ma maison. Je me suis tout de suite bien entendu avec Christian Paulet, qui est devenu mon ami et qui est également mon tourneur depuis de nombreuses années. Il a un mélange de rigueur et de folie que Fabrice Gadeau (directeur du Rex depuis 2005, NDR) a aussi. Ce que j’apprécie par-dessus tout au Rex, c’est la liberté d’expression qui m’y est offerte : j’ai vraiment pu y faire tout ce que j’ai eu envie de faire. Dans les soirées mémorables, je retiens notamment la soirée pour les 15 ans du club – une soirée fantastique, pendant laquelle j’ai joué 12 heures d’affilée. A la fin, les gens étaient hystériques et ne voulaient pas partir.
Quels sont les morceaux qui, selon toi, captent le mieux l’esprit du club ?
Par exemple, Amazon d’Underground Resistance, Don’t You Want It de Davina ou Acperience 1 d’Hardfloor. Il y aussi Acid Eiffel (morceau épique de Choice, trio formé par Laurent Garnier avec Shazz et Ludovic Navarre, qui a sorti deux EP en 1993 – NDR). Le soir où nous avons fini le morceau, nous sommes venus le jouer au Rex vers 4h du matin en le passant du début à la fin, sachant que le morceau dure près de 15 minutes. A la fin du morceau, j’ai laissé un blanc et tout le monde a applaudi. Pour moi, ça reste un moment très fort et ce morceau est indissociable du Rex.
Porcherie de Bérurier Noir est un autre morceau très important de mon histoire avec le Rex : longtemps, j’ai fini mes sets avec ce morceau, en particulier en période d’élections, pour bien faire passer le message…
Tu es connu pour être un spécialiste des mixes de plusieurs heures, au Rex ou ailleurs. Qu’est-ce qui te plaît tant dans ces longs marathons ?
Le fait de pouvoir développer une narration, d’avoir du temps. Le temps est un vrai luxe. Nous vivons dans un monde où tout va de plus en plus vite. Ce qui manque peut-être le plus à la nouvelle génération, c’est le fait de savoir s’arrêter et prendre du temps. D’après moi, on ne peut pas juger un DJ en 20 ou 30 minutes. La longue durée permet d’installer une vraie relation avec le public, d’aller plus loin, de pouvoir jouer des choses très différentes et prendre des risques. Je fais ce métier d’abord pour le plaisir et, pour moi, le plaisir à jouer implique d’avoir du temps. J’accepte très rarement de faire des sets de moins de trois heures car je trouve ce format trop frustrant. Cette question du temps est au cœur de l’expérience de la nuit : ce qui importe quand on sort en club, c’est de se laisser le temps pour s’abandonner et partir en voyage avec le DJ.
Tu as été nommé Chevalier de la Légion d’honneur en septembre dernier. Que représente cette consécration officielle ?
Ça me touche, ça me fait vraiment plaisir. Si je repense à tout le chemin parcouru, aux batailles dont nous parlions tout à l’heure, je me dis que ça valait le coup de m’accrocher et de croire à mes rêves. Là encore, c’est une certaine victoire, une forme de reconnaissance. Ça prouve que les mentalités peuvent changer.
Propos recueillis par Jérôme Provençal
Soirée spéciale 30 ans avec Laurent Garnier + Scan X live + guests surprise, jeudi 29 mars au Rex Club.
rexclub.com
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