Avec le reggae, la Jamaïque est devenue le berceau de techniques et de concepts qui ont influencé l’essentiel des musiques de danse de cette fin de siècle : hip-hop, trip-hop, drum’n’bass et techno. Pour toutes les musiques qui comptent, le reggae prend la succession du blues en s’affirmant comme l’influence fondamentale.
Plus de quinze ans après la mort de Bob Marley, le reggae demeure le meilleur argument publicitaire que possède la Jamaïque. Le surnom adopté par l’équipe de football jamaïcaine, les Reggae Boys, met en évidence le caractère instantané d’une association entre cette petite île des Caraïbes et son produit culturel le plus réputé. Mais, au-delà de l’aspect carte postale souvent exploité rasta, ganja, ragga , s’affirme l’influence déterminante que le reggae exerce sur les musiques populaires de cette fin de siècle. D’abord dans l’esprit, ensuite dans la forme.
L’origine sociologique du blues, tradition musicale d’un peuple n’ayant quitté l’esclavage que pour mieux pénétrer dans l’ère de la ségrégation, aura contribué à faire du rock’n’roll un mode d’expression prisé par les musiciens en rupture. De même, l’éclosion du reggae dans un environnement particulièrement hostile, le ghetto, a donné au rap, puis aux autres formes proches de celui-ci, une légitimité sur laquelle les acteurs de ces cultures ont pu affirmer une identité et établir un ensemble de codes. Le reggae, musique rebelle par excellence, est ainsi venu alimenter le feu couvant dans les zones urbaines les moins favorisées. Par son langage radical, sa symbolique millénariste, le rap rejoint la thématique revendicative et souvent subversive des chansons du répertoire reggae, adoptant aussi le caractère spécifique de certaines traditions orales, notamment celle des griots africains ou du majdoub maghrébin, que la technique du toasting a su moderniser en Jamaïque au début des années 60.
Le reggae est également à l’origine d’un ensemble de pratiques nouvelles qui sont venues bouleverser la conception même de la musique, ainsi que la hiérarchie établie jusqu’alors entre musiciens et techniciens. Le reggae, au fur et à mesure de son évolution, va en effet inverser l’ordre établi. Ceux qui produisent et manipulent vont prendre le pas sur ceux qui jouent et composent : le dub et le toasting, deux des phases essentielles de la nouvelle musique de l’île, vont permettre l’entrée à grande échelle, dans le monde musical contemporain, du sampling, du djaying, du remix, de la musique recyclée et du détournement généralisé.
A l’origine de tout cela : les sound-systems. En Jamaïque, ces disco-mobiles se généralisent à partir de la fin des années 40 dans les ghettos de la capitale, Kingston, mais aussi dans les campagnes les plus reculées. Leur conception est des plus rudimentaires : un tourne-disques, un ampli et des enceintes, les plus grosses et les plus puissantes possibles. Ils sont la plupart du temps « pilotés » par des détaillants en alcool qui voient là un moyen commode de faire fructifier leur petit commerce cette solution se révélant par ailleurs bien plus économique que la location d’un orchestre au grand complet.
Parce qu’ils ont pour la plupart lieu en plein air, ces sound-systems privilégient la restitution des basses fréquences. King Edwards, qui dirigeait dans la seconde moitié des années 50 l’un des plus fameux sound-systems de Kingston, raconte comment à ses débuts il découvrit l’inefficacité de son matériel de sonorisation pourtant ramené des Etats-Unis, parce qu’il n’avait pas assez de basses. A cette époque, le rhythm’n’blues américain est à la mode en Jamaïque. Les propriétaires des sound-systems rivalisent d’ingéniosité pour s’approvisionner en disques américains et s’en garantir l’exclusivité. Tous les coups sont permis : étiquettes décollées, numéros de matrices effacés, titres falsifiés, etc.
Avec l’avènement aux Etats-Unis, à partir du milieu des années 50, d’une « nouvelle » musique, le rock’n’roll, il devient de plus en plus difficile de trouver des disques propres à satisfaire les goûts du public jamaïcain. Les animateurs des principaux sound-systems (Duke Reid, Coxsone, King Edwards, Prince Buster) sont donc contraints de sauter le pas : ils produisent leurs premiers titres, des adaptations de standards du R&B américain interprétés par des artistes locaux. Des reprises qui se différencient des originaux sur un point au moins : la place qu’occupent la basse et la batterie, désormais résolument en avant. Une constante que l’on va retrouver dans toutes les phases d’évolution de la musique jamaïcaine : ska, rocksteady, reggae, reggae dancehall, hardcore. Aujourd’hui, elle constitue toujours l’un des traits communs à l’ensemble des styles de musique de danse actuels : hip-hop, R&B, house, techno, jungle, trip-hop, big beat.
La place prépondérante accordée à la basse et à la batterie n’est pas la seule innovation à mettre au crédit des sound-systems. Dès le début des années 50 s’engage une bataille acharnée, au cours de laquelle les opérateurs tentent d’exercer leur suprématie sur les dance halls l’équivalent pour les ghettos de Kingston, en plein air et avec des moyens de fortune, de nos dancings et de nos boîtes de nuit. Le plus sûr moyen d’y parvenir est d’acquérir des nouveautés avant la concurrence.
A la tête d’un sound-system baptisé Supreme Ruler Of Sound, un dénommé Ruddy Redwood parvient ainsi à faire son trou à Spanish Town, ancienne capitale de la Jamaïque, en grande partie grâce à ses accointances avec un certain Duke Reid : celui-ci l’approvisionne en dubplates, ces disques gravés sur acétate en un unique exemplaire, destinés à l’usage spécifique des sound-systems. Duke Reid est un homme puissant, un caïd. Ancien policier reconverti dans le commerce d’alcool, il a une réputation de dur à cuire n’hésitant pas à employer la manière forte pour décourager ses rivaux. Mais sa réputation est surtout celle d’un producteur, alors au sommet de son art.
Un jour de 1967, alors que Ruddy est venu comme à l’habitude se fournir en dubplates chez le Duke, l’employé chargé de graver le disque oublie malencontreusement d’appuyer sur le bouton qui commande la piste sur laquelle sont enregistrées les voix. Il grave donc, sans le vouloir, une version instrumentale d’On the beach, un tube des Paragons, et la donne ainsi amputée à Ruddy. D’une simple erreur naît le remix. Et lorsque Ruddy joue ce dubplate pour la première fois, la réaction du public est immédiate : il reprend en choeur les paroles du morceau. Ruddy réclame donc d’autres instrumentaux à Duke Reid. Très vite, ce dernier comprenant l’intérêt naissant pour ce genre publie à son tour des versions instrumentales de succès inscrits au catalogue de son propre label, Treasure Isle. D’autres producteurs l’imitent.
Dès 1970, ces remixes (ou versions, suivant la terminologie alors en cours) occupent les faces B de la totalité des 45t publiés sur l’île. Il faut attendre le milieu des années 70 et la sortie du premier maxi 45t comportant une version allongée destinée aux clubs, Ten percent par Double Exposure, pour que cette découverte trouve une application dans un autre registre : le disco. Aujourd’hui, alors que la grande majorité des titres exploités sous format single connaissent tôt ou tard les fortunes du remix, on peut apprécier toute la portée de l’incident.
La révolution qu’est la naissance du remix va en entraîner d’autres, plus importantes encore : l’ère des DJ’s (disc-jockeys) et des MC’s (masters of ceremony, maîtres de cérémonie). Le premier d’entre eux s’appelle Count Machouki. Au début des années 50, il officie comme « sélecteur » auprès de Tom The Great Sebastian (il fait le choix parmi les disques), avant d’être enrôlé par Coxsone. C’est avec ce dernier qu’il ose ses premières interventions au micro. S’inspirant des DJ’s entendus sur les radios américaines, Count Machouki lance chaque morceau par une courte mais flamboyante introduction de son cru. Sa première intervention donnait ceci :« If you dig my jive/You’re cool and very much alive/Everybody all round the town/Machouki’s the reason why I shake it down/When it comes to jive/You can’t whip him with no stick » (« Si vous goûtez ma tchatche/Vous serez cool et plein de vie/Tout le monde en ville le dit/C’est à cause de Machouki que je bouge mon cul/Car en matière de tchatche/ Personne ne lui arrive à la cheville »).
Au cours de la décennie suivante, Machouki et quelques autres (King Stitt, Sir Lord Comic) ne fréquentent les studios qu’épisodiquement. Les choses changent avec l’arrivée des versions. Elles permettent en effet à de nombreux sound-systems de disposer d’une quantité inépuisable d’instrumentaux sur lesquels les DJ’s peuvent délirer jusqu’à en perdre haleine on appelle ça toaster : la technique du verbe en liberté initiée par Count Machouki, mais exploitée sur l’intégralité du morceau.
En 1970, John Holt, le chanteur des Paragons, parle à Duke Reid d’un jeune DJ qu’il a vu toaster lors d’un sound-system. Son nom : U Roy. Duke Reid le convoque pour enregistrer Wake the town et Rule the nation, basés sur la rythmique de deux succès de rocksteady, Girl I’ve got a date d’Alton Ellis et You don’t care des Techniques. La fusion entre la rythmique des morceaux produits par Duke Reid et la gouaille naturelle de U Roy se révèle infaillible : ces deux titres occupent aussitôt les premières places des charts de l’île. Ils n’en seront délogés quelques semaines plus tard que par Wear you to the ball, produit par la même équipe : U Roy devient le premier artiste jamaïcain à réaliser ainsi le grand chelem en inscrivant trois chansons aux trois premières places des hit-parades jamaïcains. Ils y resteront six semaines. Dès lors, U Roy devient The Originator, le créateur : à défaut d’être le premier à pratiquer le toasting ou talk over (littéralement, « parler dessus »), U Roy est en effet celui qui, par son rayonnement et l’exemple qu’il va donner, renverse la hiérarchie en imposant définitivement le DJ sur le devant de la scène. Après lui, plus rien ne sera comme avant.
En 1973, Clive Campbell, un jeune Jamaïcain débarqué six ans plus tôt aux Etats-Unis, organise ses premières soirées dans le Bronx sous le nom de Kool DJ Herc. Ces soirées ont d’abord lieu dans les parties communes de son immeuble, mais bientôt Herc, n’y tenant plus, trimballe son équipement (platines, micros, sono) à l’arrière de son camion, comme au pays. Seule différence, il ne joue pas de reggae mais du funk, du disco et, plus généralement, tout disque qui comporte un break funky propre à chauffer l’auditoire.
Kool DJ Herc a un truc, imparable : il cut ses disques, c’est-à-dire qu’il coupe net en passant d’un disque à l’autre tout en respectant la continuité rythmique. Avec ses deux platines, il peut répéter à l’envi une séquence d’un morceau (les huit mesures d’un break de batterie par exemple) pour la plus grande félicité des danseurs, qui trouvent là prétexte à approfondir la transe. Le hip-hop est né. Comme les DJ’s de son île natale, Herc parle sur les disques dans un mélange de patois jamaïcain et d’argot du Bronx. Sa technique aux platines se perfectionnant, mais requérant toujours plus d’attention et de concentration, Herc fait alors appel à un ami pour le remplacer au micro : Coke La Rock devient donc le premier MC au sens hip-hop du terme. Il est l’auteur de cette ligne désormais célèbre, « You rock and you don’t stop », entendue sur des centaines de disques de rap.
La boucle est bouclée. Durant les années 50, Count Machouki s’était inspiré des DJ’s des radios américaines et du jive de Harlem. Vingt ans plus tard, Kool DJ Herc et Coke La Rock lui retournent la politesse. Les deux autres pères fondateurs de la culture hip-hop, Afrika Bambaataa, le fondateur de la Zulu nation, et Grandmaster Flash, le créateur de The Message, sont d’ailleurs, tout comme Kool DJ Herc, d’ascendance jamaïcaine.
Au fil des années, les connexions entre hip-hop et reggae ne feront que s’affirmer. C’est un jeune MC du Bronx, KRS One, qui se fait connaître avec un titre, The Bridge is over, s’inspirant largement d’un succès du toaster jamaïcain Super Cat, Boops. Tout au long de sa longue carrière, KRS One multiplie les collaborations avec les plus grands noms de la musique jamaïcaine, de Sly & Robbie à Shabba Ranks. Il devient ainsi le père spirituel des Native Tongues, DJ Red Alert, qui mélangent allégrement hip-hop et reggae dancehall dans leur émission quotidienne sur les ondes de la radio new-yorkaise Kiss FM. Plus tard, c’est un trio de rappers au débit ultrarapide, les Fu-Schnickens, qui décroche son plus gros succès avec une reprise du Jamaïcain Tenor Saw, Ring the alarm. Ce sont les Fugees qui chantent Marley et signent un duo époustouflant avec Bounty Killer, l’un des toasters les plus populaires en ce moment sur l’île. C’est le même Bounty Killer qui, pour son dernier album en date, My Xperience, multiplie les titres croisés avec le gratin du rap new-yorkais.
En Jamaïque, quelques esprits aventureux comprennent dès le début des années 70 tout le parti à tirer des techniques naissantes de remix. Le plus brillant d’entre eux est sans conteste Osbourne Ruddock, alias King Tubby. Il a travaillé comme technicien chez Duke Reid, chargé entre autres tâches de graver les dubplates. Mais c’est avec son sound-system baptisé Tubby’s Home Town Hi Fi qu’il accède à la gloire. Une raison à cela : le DJ en titre n’est autre que le grand U Roy. Très bricoleur, Tubby est le premier à doter son sound-system de tweeters séparés pour les aigus, ainsi que d’une fonction reverb. Et lorsqu’en 1972 il hérite d’une table de mixage et d’un magnétophone 4-pistes, il peut enfin donner libre cours à son penchant effréné pour l’expérimentation sonore. Comprenant avant tout le monde qu’on peut réduire la musique à son noyau essentiel, basse-batterie, sans pour autant cesser de faire danser les foules, Tubby commence à déconstruire méticuleusement les morceaux mis à sa disposition par les producteurs tels que Bunny Lee, Lee Perry, Glenn Brown ou Carlton Patterson, afin de les reconstruire à sa façon. A cette époque, Tubby n’est pas encore producteur mais ingénieur du son, simple technicien on verra que la nuance a son importance. Au départ, il se contente de faire entrer et sortir les différentes parties qui composent ces morceaux basse, batterie, guitare, piano, voix. Très vite les choses se compliquent, avec l’ajout d’effets et de bruits divers : écho, phaser, réverbération, bandes passées à l’envers, ralenties, ou encore bruits de klaxon, de sonneries de téléphone et autres sources sonores susceptibles de surprendre et de retenir l’attention de l’auditeur.
Ces titres que l’on appelle dubs (du verbe « to dub », copier) apparaissent tout d’abord en face B des 45t, en lieu et place des versions. Dans la plupart des cas, leurs auteurs ne sont pas crédités. Il faut attendre 1973 pour que soient édités à des tirages confidentiels les premiers albums dub (Blackboard jungle dub, Aquarius dub et Java Java Java Java) et l’année suivante pour que le nom de ces savants du son soit enfin mentionné. Très vite, la notoriété gagne certains d’entre eux et des albums leur sont entièrement consacrés : King Tubby’s prophecy of dub, King Tubby meets Rockers uptown, Rockers meets King Tubby ina firehouse. Pour la première fois, la vedette n’est pas le musicien, ni même le producteur, mais l’ingénieur du son.
Tubby est le premier d’une dynastie d’inventeurs sonores. Errol Thompson, l’ingénieur du son des studios Randy’s, mène en parallèle ses propres expérimentations. Herman Chin Loy également. Prince Philipp Smart, Prince Jammy ou Scientist, tous trois formés par Tubby, vont également se montrer dignes des enseignements dispensés par le maître. Après avoir fait appel à Tubby pour réaliser ses premiers dubs, Lee Perry va voler de ses propres ailes, créant un style volontiers baroque voire extravagant, unique et reconnaissable entre tous. D’autres encore, producteurs ou hommes de l’ombre, vont apporter leur pierre à l’édification de la cathédrale dub, mais aucun n’aura l’impact ni le rayonnement de Tubby. L’époque où l’engouement des Jamaïcains pour le dub est le plus fort correspond à la meilleure période de Tubby.
Et lorsque, au début des années 80, le roi quitte la partie, l’âge d’or du dub vit ses dernières heures en Jamaïque seulement.
A travers le monde, les créateurs sonores se réclamant de l’approche du roi du dub ne cessent d’apparaître. Jah Shaka en premier lieu, qui parcourt sans faiblir l’Angleterre avec son sound-system et convertit sans cesse de nouveaux adeptes. Adrian Sherwood, du label On-U Sound, ouvre de nouveaux horizons au dub en le brassant avec d’autres traditions musicales telles que rock, funk, musiques industrielles ou improvisées. Mad Professor emmène plus loin encore le dub sur le terrain des musiques électroniques. Bill Laswell enfin, depuis son studio de Brooklyn, esquisse des rapprochements entre ambient et dub. Bien d’autres concepteurs, dans le sillage des précurseurs jamaïcains, élargissent le champ du dub et lui confèrent cette dimension particulière de musique la plus enracinée et la plus « spatiale » du moment.
Comme le blues, le dub est donc devenu un terme générique aux contours un peu flous, connaissant une existence autonome hors de son contexte d’origine. L’influence des DJ’s jamaïcains ne se limite pas au hip-hop. Le MC est bien sûr l’une des composantes essentielles de la jungle mais, au-delà, il n’est pas aujourd’hui de style qui soit totalement soustrait à l’influence jamaïcaine : house, techno, speed garage, trip-hop, jusqu’à l’euro-dance. Les dubplates sont aujourd’hui l’un des traits communs aux nombreux styles qui composent la culture DJ. Entre sound-systems et raves, le principe de fonctionnement est le même, seule la musique change. Aujourd’hui, lorsqu’on demande à quelqu’un comme Jazzie B la nature exacte de son groupe Soul II Soul, il répond « Techniquement, c’est d’abord et avant tout un sound-system. » Et Roni Size, Massive Attack ou beaucoup d’autres, avec des pratiques musicales fort différentes, pourraient répondre de même : leurs racines se nourrissent au plus profond de la culture des sound-systems.
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Vincent Tarrière
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