La nouvelle génération regarde l’avenir droit dans les yeux et bouscule les schémas musicaux d’un genre en constante évolution. Témoignages de rappeur·euses qui assument leurs distances vis-à-vis de leur patrimoine musical.
Mai 2019. Sur le plateau de Rap Jeu, Koba LaD pose une question. De celles qui ont tout pour effrayer les puristes et agiter les réseaux sociaux : “C’est qui, IAM ?”
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Si l’on peut bien évidemment s’étonner que l’un des plus gros vendeurs de rap à l’heure actuelle ignore l’existence du groupe marseillais, on peut aussi se dire que cette méconnaissance n’a rien de foncièrement problématique.
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“Après tout, ils sont rares ceux qui écoutent autant IAM, NTM ou MC Solaar que Koba LaD, Niska et Jul”, croit savoir Limsa d’Aulnay, qui voit là un écart générationnel trop important pour être comblé : “Je suis né en 1986, et hormis IAM, que j’ai découvert via L’École du micro d’argent, je ne me suis pas plus intéressé que ça aux artistes de cette génération. C’est encore pire pour les plus jeunes : leur demander d’aimer Assassin, c’est me demander de connaître par cœur l’œuvre de Lionel D.”
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Le silence n’est pas un oubli
Le succès de tous·tes ces artistes précurseur·euses, c’est vrai, aurait pu figer le rap dans une esthétique, l’institutionnaliser, le muséifier. C’est tout le contraire qui s’est s’opéré : à l’inverse du rock, de la pop ou même du jazz, où les newcomers semblent sans cesse se référer au passé, musicalement ou en interview, le rap donne l’impression d’être continuellement tourné vers l’avenir, hostile à toute forme de léthargie.
“C’est mieux de connaître ses bases, mais ça ne sert à rien de vouloir entretenir un héritage.” Di-Meh
Di-Meh, qui dit avoir tout écouté, des compilations de DJ Kheops aux premiers MC Solaar, confirme : “C’est dans l’ADN du hip-hop : respecter les anciens et se projeter dans le futur. C’est mieux de connaître ses bases, mais ça ne sert à rien de vouloir entretenir un héritage. Ce qui a été fait, c’était très bien. À nous de faire mieux.”
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Originaire du XVIIIe arrrondissement de Paris, où se perpétue une véritable école du rap depuis près de vingt-cinq ans, Cashmire se veut tout aussi affirmatif : les rappeur·euses n’ont pas à encourager la nostalgie d’une époque qu’ils ou elles n’ont pas connue.
“Quand NTM ou IAM sont arrivés, ils étaient précurseurs. Ils ont amené une esthétique, des idées. On est obligés d’adopter la même posture, même si on aborde parfois sensiblement les mêmes thèmes. Sur Gucci Bae, par exemple, je parle du crack et des seringues que l’on trouve par terre, un peu comme Doc Gynéco le faisait sur Dans ma rue. Il n’y a que la forme qui change.”
Glorification du présent
Cette manière de faire vivre la mémoire tout en privilégiant les sons contemporains, c’est précisément ce qui évite au rap de subir l’embaumement. On pourrait, bien sûr, affirmer qu’il existe de bon·nes élèves : des artistes qui, à l’instar de Dinos, Benjamin Epps, Nekfeu ou Alpha Wann, connaissent l’histoire du genre sur le bout des doigts.
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Cela ne fait pas pour autant des autres, ceux et celles qui n’ont jamais entendu un schéma de rimes de Dany Dan ou la verve du Ministère A.M.E.R., de mauvais·es élèves. Juger leur méconnaissance serait même une insulte à une nouvelle génération turbulente et créative, qui préfère innover plutôt que d’engendrer lassitude ou sensation de rengaine.
“Chaque génération avance avec ses propres références.” Chilla
“Lors de mes premières interviews, je craignais que l’on me pose des questions sur des artistes que je ne connaissais pas. Genre Assassin, dont j’ignore 98 % du travail…”, confesse Chilla, dont les références sont avant tout celles de sa génération : Sniper, Rohff ou Diam’s. “J’ai eu la chance de grandir aux côtés de puristes qui m’ont fait comprendre qu’il fallait connaître les bases, mais chaque génération avance avec ses propres références. Et puis il y a la forme : IAM et Assassin, c’est quand même des textes très longs. Il faut s’accrocher quand tu es habituée à des singles de trois minutes, avec un certain type de production.”
Et Cashmire d’ajouter : “Dans le fond, la réflexion est différente également. Avant, leur ambition était d’utiliser la musique pour affirmer leur existence, il y avait une démarche revendicative. Nous aussi on a des vies de merde, mais l’idée est plutôt de les enrober dans une mélodie séduisante, qui accroche l’oreille.”
Pas de hiérarchie
Tous·tes les artistes rencontré·es ici ne sont évidemment pas d’accord : quand Joysad dit que l’écoute des albums de NTM ou IAM lui a permis d’être “plus apte à comprendre la puissance du rap à textes”, Squidji avoue avoir “saigné” davantage la scène canadienne (notamment PartyNextDoor) que les figures tutélaires du rap français : “Pour moi, qui parle beaucoup d’amour, c’est presque naturel d’aller vers des musiques qui abordent ce thème plutôt que d’écouter du rap cru et parfois contestataire.”
“Il n’y a pas de raison de respecter davantage les anciens que les nouveaux venus.” 404Billy
Il y a aussi 404Billy, pour qui la légitimité d’un·e rappeur·euse n’est en aucun cas liée à une connaissance méticuleuse du genre. “On ne peut pas tous être comme les gars de L’Entourage [collectif de onze rappeurs parisiens formé en 2008], connaître chaque texte de chaque rappeur. Il y a toujours des références au passé, ne serait-ce que dans notre style vestimentaire, mais il n’y a pas de raison de respecter davantage les anciens que les nouveaux venus.”
Un sentiment partagé par Limsa d’Aulnay : “Il n’y a pas de hiérarchie dans la connaissance. En quoi ce serait mieux de connaître l’œuvre d’IAM ou NTM plutôt que celle de Pop Smoke ou d’un drilleur de Chicago ?”
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À en croire Cashmire, il serait même temps de poser la question inverse : savoir si les pionniers et pionnières mettent eux et elles aussi du respect sur le nom des rappeur·euses émergeant·es. Car là où le hip-hop américain pourrait grossièrement être résumé via un arbre généalogique aux branches multiples, l’exercice paraît plus délicat en France, où seuls des rappeurs de la seconde génération (Booba, Mac Tyer, Rim’k) semblent soucieux de coller à leur époque.
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“Il faut dire la vérité : on voit ces pères fondateurs comme des mecs très différents de nous. JoeyStarr fait du théâtre, Oxmo Puccino a une chronique dans une émission de télé, etc. On sent qu’ils n’ont pas spécialement envie non plus de tisser des liens forts avec nous.”
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