Ce 15 novembre, une rencontre improbable entre Senghor, Alfred de Musset, Al Pacino, un quatuor à cordes et les rappeurs S.Pri Noir et Sadek a eu lieu. On vous raconte.
« C’est génial de pouvoir dire des insultes avec un quatuor de violons derrière ! » Ce 15 novembre à l’Institut du Monde Arabe (IMA), Sadek ne boude pas son plaisir. Manteau beige, écharpe bouffante, lunettes translucides, l’élégant rappeur de Neuilly-Plaisance (Seine-Saint-Denis) résume bien l’étrange alchimie qui règne ce soir-là dans la salle. A l’invitation de la Maison de la Poésie, le pianiste Issam Krimi a réunit les rappeurs S.Pri Noir et Sadek avec un quatuor à cordes de l’orchestre de l’Opéra de Paris, et le DJ Dtweezer – « le premier chef d’orchestre avec un ordinateur ! », vanne Sadek, d’humeur badine – dans le cadre d’une création baptisée PROSES – « Le rap est une littérature« , et du festival Paris En Toutes Lettres.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
"Le rap est une littérature" –@Sadekniuum avec Issam Krimi, @DTWEEZER et un Quatuor à cordes 🙏 pic.twitter.com/naj2a7klXx
— Mathieu Dejean (@Mathieu2jean) November 15, 2017
« Vulgaire, Violent, et Ravi d’être là »
Qui peut encore douter de ça ? Le séminaire « La Plume et le bitume », consacré au rap à l’École Normale supérieure consacre également ce statut gagné après de longues années de mépris. Dans la pénombre et l’ambiance mi-feutrée mi-canaille de l’IMA, on ne sait plus si les textes prononcés par S.Pri Noir et Sadek sont d’eux, ou des poètes qu’ils ont choisis, et qui les inspirent. Ainsi quand les deux derniers vers du poème Tristesse d’Alfred de Musset s’échappent de la voix de Sadek, on découvre que l’art de la punchline date en fait du XIXe siècle (au moins) : « Le seul bien qui me reste au monde / Est d’avoir quelquefois pleuré. » Celles de Sadek sont parfois moins châtiées, mais regorgent d’humour et charrient avec elles le monde contemporain, comme dans Petit Prince (tient, encore de la littérature), morceau parfaitement repris et adapté avec l’orchestre : « Me sauver, en vrai t’as autant de chance que de faire un brushing à un chauve ».
« Vulgaire, Violent, et Ravi d’être là » – c’est le titre de son dernier album – Sadek l’est assurément face au public hétéroclite de l’IMA, tout aussi ravi d’entendre la crème de ses morceaux – comme Loin (de l’album précédent, Nique le Casino), Bender ou encore Cartier panthère – et de voir les frontières entre les genres s’effondrer. Le rappeur, qui a partagé l’affiche d’un film avec Gérard Depardieu en 2016, dévoile au passage un pan de son univers, influencé par le cinéma, en récitant une réplique culte et sombre d’Al Pacino dans L’Associé du diable (adapté du roman éponyme d’Andrew Neiderman) : « On bâtit des égos de la taille des cathédrales. […] Pendant qu’on s’étripe pour un marché ou un autre, qui s’intéresse à la planète ? L’air vicié, l’eau souillée, même le miel des abeilles prend le goût des pluies radioactives, et ça n’arrête jamais. »
« Il faut profiter de cette période »
S.Pri Noir a pour sa part pris le public aux tripes, tant par ses propres textes conscients et parsemés de punchlines bien senties (« Tu me parles de politique / Je te parle de flics qui tuent dans nos cités / […] Pendant que l’hémicycle bois a ta santé / T’es là tu stagnes / Enrichis leurs stats / Et tu recules au lieu d’avancer », dans Paramètres), que par sa lecture de Femme noire, de Senghor : « Femme nue, femme noire / Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Éternel / Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie. »
Les cordes, le piano d’Issam Krimi et les beats de DJ Dtweezer (qui a récemment sorti Hooligan, avec Hamza) se sont entrelacés dans une étreinte aussi rare que précieuse à écouter, et qui n’a pas pour autant trahi le hip-hop. C’était la volonté d’Issam Krimi, compositeur et musicien de jazz passé par le conservatoire, qui est né à Aubervilliers a grandi à Stains : « Le hip-hop, c’est la musique de mon enfance, et en même temps à cette période j’étais au conservatoire, donc c’est comme un retour aux sources, nous explique-t-il en fin de concert. C’est pour ça que je ne voulais surtout pas édulcorer le hip-hop, poursuit-il. Il y a une grande tradition française qui veut que le hip-hop soit accepté que quand il n’en est plus. Mais ça n’a plus de valeur aujourd’hui. Il suffit de voir les derniers albums qui sont sortis : Cyborg de Nekfeu, Ipséité de Damso, et La Fête est finie d’Orelsan. Hip-hop et musique populaire ne sont plus incompatibles. Il faut profiter de cette période, pour faire des choses comme ça, qui redonnent de l’épaisseur. » Pari réussi.
{"type":"Banniere-Basse"}