Avec à peine huit millions d’habitants éparpillés sur un territoire grand comme trois fois la France, le Québec réussit l’exploit d’imposer son exception culturelle à l’avant-garde du marché indé international. Exploration du phénomène entre deux piliers événementiels : le Festival International de Jazz de Montréal et le Festival d’été de Québec.
Il y a quelques semaines, à la commissure des mois de juin et juillet, Montréal accueillait la trente-cinquième édition de son Festival international de jazz. Pour rendre grâce à la liberté du genre qu’elle glorifie, la programmation impose chaque année d’agréables détours stylistiques. En invitant des groupes de rock, de rap ou d’electro dans la triple centaine de concerts organisés en douze jours, le festival créé en 1980 évite ainsi le piège de la redite. Une « nécessité » pour Laurent Saulnier, journaliste repenti et programmateur de l’événement depuis quinze ans : « Réussir à réunir 40 000 personnes pour Woodkid, qui n’est pas encore aussi connu qu’en France, c’est une vraie satisfaction. Quand on travaille sur des manifestations de cette ampleur on n’a pas le droit de se répéter. On se doit donc de mélanger les genres si on veut éviter de décevoir le public. » Avec des artistes comme Aretha Franklin, Tony Bennett, Snoop Dogg mais aussi Woodkid ou Thomas Azier, le Festival de Jazz ne cache pas sa volonté de croiser les publics et les populations.
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A Québec, les choses sont beaucoup plus simples. Le pass intégral pour assister aux onze soirées promises par le Festival d’été ne coûte que cinquante euros. La moitié du prix à débourser pour ne rien rater d’un festival français comme Rock en Seine. Arnaud Cordier, le programmateur belge du festival québécois, ne tient pas secret l’origine du financement : « C’est sûr que pour voir The Killers, Lady Gaga, Snoop Dogg, Bryan Adams, The Kills, A$ap Rocky ou Blondie… le prix est plutôt bas ! Notre source première de financement reste le sponsoring. Ici, on appelle ça des ‘commandites’. De gros groupes comme Bell et Hydro-Québec sont très intéressés par l’exposition qu’offre le festival. »
La veille, une marée humaine avait effectivement assiégé les plaines d’Abraham pour assister au plus gros concert de la carrière de Lady Gaga sur l’énorme scène Bell. Toutes les chansons de la performeuse sont objectivement nulles, mais elle est sans doute la seule personne au monde capable d’assurer un spectacle visuel de tous les instants, à l’aise dans son string ficelle devant près de 90 000 personnes. Trois jours plus tôt, la version classieuse de sa personnalité multiple s’était invitée au concert de Tony Bennett à Montréal. En robe blanche immaculée, la chanteuse avait alors donné une réplique sobre et inspirée aux standards du jazz repris par le crooner américain.
En dehors de leurs têtes d’affiches XXL, les deux festivals veillent à promouvoir la scène locale. Pendant que le Festival d’été de Québec programmait le r’n’b moderne de Black Atlass, le Festival international de Jazz de Montréal offrait une exposition rêvée à l’electro épique de Beat Market. Au Québec, depuis le début des années 2000, un nouveau souffle créatif vient chasser les vieux clichés éculés des années 90 et leur assortiment indigeste de comédies musicales flippantes. Et si certaines chanteuses locales semblent toujours aussi déterminées à démontrer l’incroyable capacité vibratoire de leur luette, une grande variété d’artistes incarne une version plus raffinée de l’expression musicale québécoise.
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Arcade Fire, Patrick Watson, A-Trak, Duchess Says, Suuns, Grimes, Mac DeMarco, Half Moon Run, Kaytranada… En un peu plus de dix ans, la seule ville de Montréal a observé l’éclosion artistique de héros en tous genres. Laurent Saulnier analyse un effet de mode qui semble persister : « Montréal est une des villes les moins chères d’Amérique du Nord, c’est une dimension qui joue beaucoup dans le rayonnement de la scène anglophone. Les jeunes n’ont pas besoin d’empiler trois jobs pour payer leurs études, leur loyer et leurs sessions de répétitions. Au début des années 2000 j’avais un peu peur que Montréal se transforme en une deuxième Seattle mais finalement les groupes continuent à sortir depuis bientôt quinze ans ! »
Avec la gentrification du quartier du Mile End, Montréal a inventé son propre Brooklyn. Dans les rues, la jeunesse hipster croise la communauté juive orthodoxe et les barmen attendent la fin du service pour se transformer en acteurs, vidéastes ou musiciens d’après-minuit.
D’abord entraînés par les ambitions fondatrices de Godspeed You! Black Emperor, les rêves de grandeur artistique ont explosé avec l’avènement d’Arcade Fire et la réussite de labels indé comme Constellation ou Arbutus Records. Des espérances décuplées par la proximité tant géographique qu’idiomatique avec New York et le marché américain. Dans la deuxième ville du Canada, le biculturalisme infuse toute la société. Pourtant, les communautés anglophone et francophone ne se croisent que rarement et l’industrie du disque s’organise en fonction des réalités dessinées par ce paradoxe.
» Au milieu des années 70, les majors canadiennes ont arrêté de signer des artistes francophones car ça ne leur rapportait pas assez d’argent, se souvient Laurent Saulnier. Au Québec, l’industrie du disque s’est bâtie grâce à des indépendants et aujourd’hui encore la majorité des artistes enregistre sur des labels indé. » Julien Manaud, un Français expatrié à Montréal, a fondé Lisbon Lux Records il y a un an : « Je manageais Le Couleur, un groupe qui chante en français, et je ne savais pas qui aller voir pour les faire signer. On a donc décidé de monter un label nous-mêmes avec Steven qui joue dans le groupe. L’ep qu’on a sorti a plutôt bien marché, ça nous a permis d’obtenir des subventions fondamentales à notre stade de développement. »
Le statut d’intermittent du spectacle n’existe pas au Québec. Des programmes gouvernementaux comme Musicaction permettent donc d’amortir les coûts de production des artistes et des labels. Les dossiers de candidature sont étudiés au cas par cas et l’admissibilité est strictement réservée aux initiatives francophones. Une restructuration du marché qui a favorisé la percée de groupes amoureux du français comme Monogrenade ou, plus récemment, Peter Peter.
Azzedine Fall
Quelques nouveaux groupes à suivre et à écouter : Ought, Foxtrott, Tonstartssbandht, The Posterz, Beat Market
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