En attendant l’arrivée dans les bacs le 10 février de 100th Window, le quatrième album de Massive Attack, JD Beauvallet l’a écouté pour vous. Impressionnantes impressions.
Ne pas compter, ici, sur les révolutions, les remises en question de l’ordre établi tels que réalisées par deux disques fondamentaux de Massive Attack : Blue Lines en 91 et Mezzanine en 98. Il faudra désormais s’habituer à ce rythme de travail et d’aventure chez Massive Attack : pour chaque albums bouleversant les codes musicaux, on devra donc compter sur une suite presque logique, têtues, acharnée.
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Ainsi, si on pouvait considérer Protection (94) comme l’exploration en profondeur des terres vierges découvertes par Blue Lines, alors 100th Window constitue une conclusion démente, obsessionnelle aux expérimentations de Mezzanine. Si on en retrouve l’ambiance glaciale, déshumanisée et livide, Massive Attack a cette fois-ci creusé la banquise, révélant une ahurissante profondeur de champ.
Le disque parait immobile, mais c’est ici sur le relief souterrain que tout se joue, dans un jeu fascinant sur les strates, la lumière de plus en plus diffuse, les températures. En surface, on se sent en territoire connu, délimité par les icebergs de Mezzanine. Mais sous la glace, ça grouille d’une vie anesthésiée, défoncée par l’obscurité et le froid.
Grand disque narcotique, qui emprunte d’ailleurs régulièrement son vocabulaire à la médecine illégale, 100th Window peut provoquer divagations, somnolence et hébétude. Surtout que les voix, souvent spectrale, neutres et hypnotiques contribuent à anesthésier le système nerveux.
3D, le seul survivant du groupe originel, expliquera d’ailleurs prochainement dans Les Inrocks à quel point la chimie a servi de chef d’orchestre à cette bande-son apocalyptique, qui ne révélera sa beauté complexe qu’aux plus patients : les autres passeront vite sur ces paysage givrés, certains de les avoir déjà arpentés avec Mezzanine. Emportez vos pneus clous : c’est au ralenti que se visite ce paysage envoûtant.
NB ? La rumeur dit que Damon Albarn, le chanteur de Blur associé à 3D dans son engagement anti-guerre en Irak, chante sur au moins un morceau du disque : à vous de le retrouver quand vous aurez l’objet entre les oreilles.
1 ? Future Proof
Seul aux commandes avec son fidèle producteur et archiviste Neil Davidge, 3D chante cette mélopée anxieuse d’une voix blanche et horizontale. Dès ce premier titre narcotique, il est question de produits chimiques et de fantômes : deux constante de ce disque camé et hanté. Comme souvent sur ce disque, le morceau progresse patiemment, lentement, alternant ici un chaos de guitares et d’infra basses en mille-feuilles avec des plages d’électronique épurées, romantiques.
2 ? What Your Sing Souls
Après Tracey Thorn d’Everything But The Girl ou Liz Frazer des Cocteau Twins, une autre voix blanche et pop fait irruption dans ces chansons complexes et inhospitalières. La grosse différence est que, pour la première fois, un texte de Massive Attack se lit, cohérent et explicite, là où les voix de femmes entretenaient jusqu’ici mystère et boule de gomme. ?Don’t be afraid, open your mouth Don’t be ashamed, open your heart?, prévient d’ailleurs Sinead O’Connor dès l’intro de cette chanson dont les rythmiques lancinantes et la mélodie soul vaporeuse rappellent les ballades somptueuses de Blue Lines.
3 ? Everywhen
Le Jamaïcain Horace Andy, la seule voix à avoir illuminé les quatre albums de Massive Attack, reste fidèle au poste : d’une voix asexuée et blanchie, il psalmodie un texte en écriture automatique. Son chant, totalement coupé du reggae, se fait ici à la fois plus soul et plus désincarné : une voix de fantôme. Curtis Mayfield, peut-être. Reposant sur des boucles minimales et obsédantes, le fond sonore est un magma grouillant, dont l’écoute au casque révèle l’insondable profondeur. Les ?You Think You Know?, chantés d’une voix apeurée par un Horace Andy abandonné en terres de plus en plus hostiles et désertiques, provoque à chaque écoute des frissons.
4 ? Special Cases
Le texte le plus faible de Sinead O’Connor sur cet album, où elle chante comme jamais : d’une sobriété et d’une retenue à des années lumières de ses litanies habituelles. Derrière, ça ne rigole pas : beat martial, mélodie glaciale, échos sépulcraux : on se croirait sur le Closer de Joy Division. Le travail sonore, tout en épaisseur, sons concrets et textures défigurées de Neil Davidge et 3D, évoque ici les expérimentations du producteur Martin Hannett dans les années 80. Gros coup de grisou.
5 ? Butterfly Caught
La voix fragile de 3D, interdite de chant alors que le groupe était encore un trio (?Les autres m’auraient trop vanné?), s’invente ici un espace douillet. Car la musique doit fatalement s’adapter à la lenteur, la modicité de ce chant : ce sera donc une lente et longue mélopée orientalisante, bombardée de beats fiévreux, qui portera ce chant malade. Pour vous donner un ordre d’idée : à côté de cette voix frêle, même celle de Barney (New Order) évoque le Bel Canto Le timbre parfait, angoissé et parano, pour cette chanson qui n’en finit pas de d’évoluer et de s’évaporer, façon Boléro, la tête contre les murs. La chanson de 100th Window qu’aurait pu chanter Björk.
6 ? A Prayer For England
Ouh là, Sinead donne dans le mystique, le religieux, gla gla gla La voix, mixée en avant comme jamais chez Massive Attack depuis Blue Lines, réussit pourtant à réchauffer cette banquise. Il y a six mois, quand nous avions téléphoné à 3D alors en studio, au beau milieu du chantier de 100th Window, il prévoyait que cet album se situerait entre Blue Lines et Mezzanine. Cette chanson lui donne raison, empruntant au premier son évidence mélodique et au second sa puissance sonique de tremblement de terre, sa noirceur opaque. Et pourtant, le morceau déçoit : trop Massive Attack, trop prévisible, il pourrait même être signée d’un des milliers du groupe qui ont tenté de suivre les Bristoliens depuis dix ans.
7 ? Small Time Shot Away
La merveille absolue de l’album, réduite à huit minutes à partir d’une version d’une vingtaine qui, de l’aveu même de 3D, pouvait rendre dingue. Des variations minimes mais particulièrement vicieuses provoquent ici une jouissive montée en intensité. La ligne de basse est le fruit d’un hasard dont Massive Attack a le secret : le groupe végétait depuis des jours sur ce morceau, construit sur des nappes de synthé.
Frustré, 3D s’amusait à enregistrer un mix-CD, mélangeant allégrement Mos Def, Kraftwerk, Bauhaus et Public Image. C’est alors que, dans le studio voisin, le producteur du disque, Neil Davidge, entendit la ligne de basse parfaite pour cette chanson casse-tête. 3D était en train de passer Bela Lugosi’s Dead de Bauhaus. Modifiée, adaptée (comme, une autre fois, en 2002 chez Terranova), cette légendaire ligne de basse permettait à Massive Attack de terminer sa chanson ! La voix de 3D, recroquevillée sur elle-même, est parfaite pour ce monument de soul futuriste.
8 ? Name Taken
On avait laissé Horace Andy, un rien effrayé, sur une mélodie aride et menaçante. La température n’a guère remonté entre-temps, mais cette electronica l’accueille avec tendresse et humanité. Rarement contraste n’aura pourtant été aussi saisissant entre la moiteur et la sensualité d’un chant et la froideur des musiques l’accompagnant. Si Horace Andy chante ici un reggae, alors la Jamaïque a dérivé jusqu’à l’Antarctique.
9 ? Antistar
Encore une construction patiente, mathématique et orientalisante autour de la voix de 3D. Huit minutes d’escalade, pendant laquelle s’abattent des petits orages électriques dont le morceau sort passablement cramé, défiguré. Comme de tradition chez Massive Attack, un générique de fin dont on ressort ébranlé et, dans le cas de cet album, la tête et les sens dévissés. ?Peux-tu lécher mes blessures/Anesthésier la douleur/Comme la cortisone?, chante 3D : exactement ce que tente cet album, bientôt vendu en pharmacie, sur ordonnance.
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